LA 43 (1993) 223-242 DE L’ÉGLISE DE LA CIRCONCISION À L’ÉGLISE DE LA GENTILITÉ

LA 43 (1993) 223-242 DE L’ÉGLISE DE LA CIRCONCISION À L’ÉGLISE DE LA GENTILITÉ Sur une nouvelle voie hors de l’impasse* C. Dauphin Au Père E. Testa, ofm Présents à Capharnaum et à Nazareth en Galilée, à Farj et à Er-Ramtha- niyye en Gaulanitide au IVème siècle, les Judéo-Chrétiens sont totalement absents de la carte de la Palestine au Vème siècle1. De quelle façon furent- ils éliminés si radicalement en un siècle? Il est malaisé de suivre à la trace les destinées du judéo-christianisme palestinien depuis la première communauté chrétienne de Jérusalem recru- tée parmi les Juifs groupés autour des Douze puis sous l’autorité de Jacques “frère du Seigneur”, et demeurée fidèle aux exigences rituelles du judaïsme ancestral, jusqu’à la mention par St Jérôme des Ebionites et des Nazaréens dans sa Lettre 112 adressée en 404 à St Augustin: “Que dirais-je des Ebionites, qui feignent d’être chrétiens? Jusqu’aujourd’hui, dans toutes les synagogues de l’Orient, il y a chez les Juifs une secte... qui est jusqu’ici condamnée par les Pharisiens; on les appelle vulgairement Nazaréens; ils croient au Christ, fils de Dieu, né de la Vierge Marie, et ils disent que c’est celui qui, sous Ponce Pilate a souffert et est ressuscité; en lui nous aussi nous croyons; mais tandis qu’ils veulent tout ensemble être Juifs et chré- * Cet article a fait l’objet d’une conférence solennelle en l’honneur du 70e anniversaire du Père E. Testa, OFM, sous l’égide de la Custodie de Terre Sainte et du Studium Biblicum Franciscanum de Jérusalem, le 28 novembre 1993 à Notre-Dame Center de Jérusalem. 1. La présence judéo-chrétienne à Capharnaum et à Nazareth a été traitée par V. Corbo, The House of St. Peter at Capharnaum, SBF Collectio Minor No. 5, Franciscan Printing Press, Jerusalem, 1969 (abréviation, Corbo, The House of St. Peter); E. Testa, Nazaret giudeo- cristiana, Franciscan Printing Press, Gerusalemme, 1969 (abréviation, Testa, Nazaret); I. Mancini, L’Archéologie judéo-chrétienne, Notices historiques, SBF Collectio minor n. 10, Franciscan Printing Press, Jerusalem, 1977 (abréviation, Mancini, L’Archéologie judéo- chrétienne), 53-61 (Nazareth) et 78-81 (Capharnaum); et J. Briand, L’Eglise Judéo- Chrétienne de Nazareth, 3e édition, Franciscan Printing Press, Jerusalem, 1979 (abréviation, Briand, L’Eglise Judéo-Chrétienne). Sur les Judéo-Chrétiens à Farj et Er-Ramthaniyye au Golan oriental, C. Dauphin, “Farj en Gaulanitide: refuge judéo-chrétien?”, Proche-Orient Chrétien (abréviation POC) XXXIV (1984), 233-245 (abréviation, Dauphin, “Farj en Gaulanitide”), et C. Dauphin, “Encore des judéo-chrétiens au Golan?”, in F. Manns et E. Alliata, eds, Early Christianity in Context. Monuments and Documents. Essays in Honour of E. Testa, OFM, SBF Collectio Maior 38, Franciscan Printing Press, Jerusalem, 1993, 69- 84 (abréviation, Dauphin, “Encore des judéo-chrétiens?”). C. DAUPHIN 224 tiens, ils ne sont ni Juifs ni chrétiens”2. L’histoire de ces marginaux au deuxième degré (car quoique juifs et chrétiens ils furent ostracisés par les deux communautés) abonde en ruptures, scissions et fusions dont les mo- dalités exactes nous échappent. Qui étaient ces marginaux? Les “Nazaréens” Après le martyr de Jacques en 62 et peu avant la révolte juive de 66, la communauté judéo-chrétienne ou “Nazaréenne” de Jérusalem reçut par ré- vélation l’ordre de quitter Jérusalem3. Elle chercha refuge à Pella en Décapole4. Or, la communauté était déjà divisée par des conflits de person- nes et de doctrines. Siméon succéda à Jacques comme évêque et chef “parce qu’il était cousin du Seigneur”5, ce qui suscita une protestation d’un 2. Ep. 112: 13: “Quid dicam de Hebionitis, qui Christianos esse se simulant? Usque hodie per totas Orientis synagogas inter Judaeos haeresis est, quae... a Pharisaeis huc usque dam- natur: quos vulgo Nazaraeos nuncupant, qui credunt in Christum Filium Dei, natum de Maria virgine, et eum dicunt esse, qui sub Pontio Pilato passus est, et resurrexit, in quem et nos credimus: sed dum volunt et Judaei esse et Christiani, nec Judaei sunt, nec Christiani” (J. Labourt, éd., Saint Jérôme Lettres, T. VI, Collection Budé, Les Belles Lettres, Paris, 1958, 31-32). 3. Sur la communauté judéo-chrétienne ou “nazaréenne” de Jérusalem, R.A. Pritz, Nazarene Jewish Christianity From the End of the New Testament Period Until Its Disappearance in the Fourth Century, Magnes Press - E.J. Brill, Jerusalem - Leiden, 1988 (abréviation, Pritz, Nazarene Jewish Christianity), 13, 34 et 108. J.M. Magnin (“Notes sur l’Ebionisme”, POC XXIII [1973], 265) avance l’hypothèse que les “tout premiers chrétiens, ceux de la toute première communauté de Jérusalem, ceux que leurs adversaires appelaient Nazaréens, ont très bien pu se donner à eux-mêmes le nom d’Ebionites, membres de ‘l’Eglise des Pauvres’. Il serait téméraire de se montrer plus affirmatif”. 4. Cette migration décrite par Eusèbe (Historia Ecclesiastica III, v, 3; G. Bardy, éd., Eusèbe de Césarée. Histoire Ecclésiastique Livres I-IV [abréviation, Bardy, éd., Eusèbe. Hist. Eccl.], Sources Chrétiennes [abréviation, SC], Les Editions du Cerf, Paris, 1952, 102-103) et Epiphane (Adversus Haereses I. 2 - Haeres. XXIX, 7; J.-P. Migne, Patrologia Cursus Completus, Patrologiae Graecae, Paris, 1844-1866 [abréviation PG] 41, cols 401-404; K. Holl, éd., Epiphanius [Ancoratus und Panarion] Haer. 1-33, Die griechischen christlichen Schriftsteller der ersten drei Jahrhunderte [abréviation GCS], J.-C. Hinrich’s, Leipzig, I.1, 1915 [abréviation, Holl, éd., Panarion I.1], 329-330) a été mise en doute, notamment par S.G. Brandon (The Fall of Jerusalem and the Christian Church, SPCK, London, 1951). M. Simon (“La Migration à Pella. Légende ou Réalité”, Recherches de Sciences Religieuses 60 [1972], 37-54) et Pritz (Nazarene Jewish Christianity, 122-127) rejettent ses arguments d’une façon convaincante et concluent à l’historicité de cet exode. 5. Eusèbe, Hist. Eccl. IV, xxii, 4: (Bardy, éd., Eusèbe. Hist. Eccl., 200). DE L’ÉGLISE DE LA CIRCONCISION À L’ÉGLISE DE LA GENTILITÉ 225 certain Théboutis qui visait l’épiscopat. Ce Théboutis se rattachait peut-être aux judaïsants intransigeants pour qui il n’y avait pas de salut hors de la Loi (Ac 15: 5), Jésus étant le “vrai prophète” annoncé par Moïse (Dt 18: 15) qui restaurerait la Loi dans toute sa pureté6. A Pella, la communauté judéo-chrétienne déjà éclatée se trouva en rapport avec des dissidents du judaïsme officiel de Jérusalem - Esséniens, Baptistes, Héllénistes, Nasaréens7 - qui avaient fait de la Pérée - la Transjordanie de nos jours - leur terre d’élection8. De ce contact entre le judéo-christianisme dit “ortho- doxe” et les sectes hétérodoxes du judaïsme naquit une multitude de groupuscules qu’il est impossible de chiffrer9. Aux Nazaréens “orthodoxes” qui observaient la loi mosaïque, en particulier la circoncision et le sabbat, mais proclamaient un seul Dieu et son Fils Jésus Christ également Dieu10 faisaient pendant les Ebionites11. Les Ebionites L’hérésie ébionite était selon Epiphane un “monstre polymorphe”, “l’hydre à plusieurs têtes de la fable”12. Le Père Magnin des Pères Blancs de Ste 6. J.M. Magnin, “Notes sur l’Ebionisme”, POC XXIV (1974), 228-230. 7. La secte pré-chrétienne des Nasaraioi est la dix-huitième hérésie d’Epiphane (Pritz, Nazarene Jewish Christianity, 45-47). Ces Nasaraioi ne doivent pas être confondus avec les Nazaraioi judéo-chrétiens. 8. M. Simon, Les Sectes juives au temps de Jésus, Paris, 1960. 9. M. Simon, “Problèmes du judéo-christianisme”, Aspects du judéo-christianisme, Col- loque de Strasbourg, 23-25 avril 1965, Presses Universitaires de France, Paris, 1965, 14. 10. J.M. Magnin, “Notes sur l’Ebionisme”, POC XXV (1975), 245-273, et POC XXVI (1976), 293-307; Pritz, Nazarene Jewish Christianity, 108-110. 11. Pritz (Nazarene Jewish Christianity, 38-39) appelle l’Ebionisme “the grandchild of the first church”. La secte ébionite serait née à partir d’un schisme de la communauté naza- réenne concernant un problème christologique ou une rivalité de direction. Cette hypothèse expliquerait que les Nazaréens comme les Ebionites se trouvaient à Bérée en Coelé-Syrie, dans la région de Pella en Décapole et à Kokba dans le Bashan (Epiphane, Adv. Haeres. I. 2 - Haeres. XXIX, 7: 7; PG 41, col. 401; Holl, éd., Panarion I.1, 330). Pour sa part, M. Simon (“Réflexions sur le judéo-christianisme”, in J. Neusner, éd., Christianity, Judaism and Other Greco-Roman Cults. Studies for Morton Smith at Sixty, Part II, Early Christian- ity, E.J. Brill, Leiden, 1975 [abréviation, Simon, “Réflexions sur le judéo-christianisme”], 69) considère que les Ebionites des Pseudo-Clémentines procédèrent d’un noyau juif pré- chrétien et dissident, ultérieurement christianisé peut-être en Transjordanie au contact des Judéo-Chrétiens partis de Jérusalem peu de temps avant la première guerre juive. Sur les Pseudo-Clémentines, infra, n. 22. 12. Epiphane, Adv. Haeres. I. 2 - Haeres. XXX, 1: 1: ’(PG 41, 405; Holl, éd., Panarion I.1., 333). C. DAUPHIN 226 Anne de Jérusalem distingue les “Ebionites proprement dits”, “purs” ou “pharisaïques”, des “Ebionites esséniens”13. Les deux groupes observaient scrupuleusement les prescriptions mosaïques (sabbat, circoncision, obser- vation des mois, purifications), se tournaient pour prier dans la direction de Jérusalem et rejetaient St Paul, apostat de la Loi. Pour les “purs” que Magnin reconnaît dans les Ebionites décrits par Origène et Eusèbe14, Jésus n’était qu’un prophète venu confirmer ou restaurer la Loi mosaïque15. Origène écrit: “[Les Ebionites] vivent selon les moeurs des Juifs et préten- dent être justifiés par la Loi. Ils disent que c’est en pratiquant la Loi que Jésus a été justifié. C’est pourquoi il a été appelé Christ de Dieu et Jésus, puisque personne d’autre n’a accompli parfaitement la Loi. Car si quelque autre avait observé les prescriptions de la Loi, il serait le Christ. En agis- uploads/Litterature/ c-dauphin-de-l-x27-eglise-de-la-circoncision-a-l-x27-eglise-de-la-gentilite.pdf

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