RUPTURE ET CONTINUITÉ DANS L'ITINÉRAIRE INTELLECTUEL ET POLITIQUE DE ROGER CAIL

RUPTURE ET CONTINUITÉ DANS L'ITINÉRAIRE INTELLECTUEL ET POLITIQUE DE ROGER CAILLOIS Jean-Michel Heimonet Armand Colin | « Littérature » 2013/2 n°170 | pages 33 à 48 ISSN 0047-4800 ISBN 9782200928551 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-litterature-2013-2-page-33.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin. © Armand Colin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Comme Francis Bacon affirma qu’il fallait faire pour la nature. » (Le Fleuve Alphée) Peu d’auteurs ont vécu plus intensément le dualisme inhérent à l’esprit humain que Roger Caillois, écartelé entre la volonté de soumettre le monde à son idéal et le désir de s’oublier, se perdre, au sein de l’unité cosmique d’où nous provenons et qui, impassible, guette notre retour. Le caractère unique de son expérience ne s’arrête cependant pas là ; il vient avant tout d’avoir été capable de dialectiser, et finalement réconcilier, les pôles antagonistes de la connaissance : la passion et la raison, l’imaginaire du mythe et la rigueur de la conscience, dans une même exigence de totalité. Le classicisme de Caillois académicien dissimule souvent au lecteur l’autre aspect de son œuvre, celui-là plus sombre et tumultueux. L’analyse qui suit s’efforce d’indiquer la continuité entre ces deux aspects à première vue incompatibles, suivre le fil ténu qui lie ensemble le projet faustien de refonder l’homme et la société formé avant la guerre à l’apaisement final dans L’Écriture des Pierres et les courants du Fleuve Alphée. LE MYTHE, LE SACRÉ, LE POUVOIR ET L ’INDIVIDU Commençons par un point de méthode. Cette continuité reste invisible à qui ne tient pas compte du cadre historique où elle se déroule durant les années 1930, au moment où l’Europe vit dans l’attente d’une guerre rendue inévitable par la rivalité des idéologies fasciste et communiste. Trente ans plus tard, Caillois revient sur cette époque dans Approches de l’Imaginaire (1974). La seconde partie du recueil, intitulée « Paradoxe d’une sociologie active », couvre la période qui va de la rupture avec André Breton et le surréalisme vers la fin de l’année 1934 à la fondation rticle on line rticle on line 33 LITTÉRATURE N° 170 – JUIN 2013 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.1.119.8 - 16/03/2020 03:11 - © Armand Colin Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.1.119.8 - 16/03/2020 03:11 - © Armand Colin ROGER CAILLOIS du Collège de Sociologie en compagnie de Georges Bataille et Michel Leiris en novembre 1937. Comme beaucoup de jeunes intellectuels de sa génération, Caillois est face à un dilemme qu’on peut sommairement formuler ainsi : comment transcender l’apathie politique des démocraties bourgeoises en Europe tout en évitant de se rallier à l’une ou l’autre des deux grandes religions séculières et à leurs chefs-dieux Staline et Hitler ; comment frayer une sorte de troisième voie qui ouvrirait l’accès vers une totalité sociale organique forgée non par la force brute mais par l’affinité de ses membres ? Pour Caillois, cette quête d’une totalité sans totalitarisme se mène sur plusieurs plans : deux livres majeurs, Le Mythe et l’Homme et L’Homme et le Sacré, une série d’articles résultant de sa participation à diverses revues éphémères, telles qu’Inquisitions, dont l’initiative lui revient, et la revue Acéphale, dirigée par Bataille, enfin les textes associés au Collège de sociologie, en particulier le très polémique « Vent d’hiver » auquel il sera fait plus d’une fois référence. Oscillant entre la science, ethnographie et biologie, et les exhortations guerrières, tous ces textes s’organisent autour de quatre thèmes communs : les thèmes du mythe, du sacré, du pouvoir et de l’individu. Le thème du mythe est développé principalement dans Le Mythe et l’homme, première œuvre de Caillois publiée en 1938. À l’instar de l’« entreprise unitaire idéale1 » esquissée à la fin du livre, le mythe constitue à la fois le principe et le milieu natifs de la communauté. Son espace est en effet défini par les représentations issues d’un inconscient et d’un imaginaire collectifs qui se transmettent au cours du temps à travers les générations. Moyennant quoi la première fonction sociale du mythe consiste à rapprocher et unir les hommes à un niveau pré-rationnel favorisant l’action entreprise ensemble. Adepte de Bergson et du vitalisme, Caillois pose l’équivalence de l’imagination chez l’homme et de l’acte chez l’insecte : « D’un côté, instinct réel, de l’autre, instinct virtuel, dit M. Bergson pour différencier la condition de l’insecte agissant et celle de l’homme mythologisant2 ». La différence primordiale entre l’être humain et l’insecte étant que, chez le premier, la « fonction fabulatrice » intervient comme un substitut pour le passage à l’acte, « les images fantastiques surgissent à la place de l’acte déclenché »3. Le domaine du sacré correspond au système des règles et des interdits qui maintiennent l’équilibre à l’intérieur d’un groupe. Comme le mythe, le sacré se manifeste à un niveau pré-rationnel, en provoquant un choc suivi d’une réaction affective intense qui pousse l’individu à rompre les balises de l’ordre normal. Dans ce dispositif, la fête, dont Caillois fera la théorie 1. Roger Caillois, « Pour une activité unitaire de l’esprit », Le Mythe et l’homme [1938], Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essais », 1987, p. 187. 2. Roger Caillois, « La mante religieuse » [1934 ; 1937], ibid., p. 72. 3. Ibid., p. 71. 34 LITTÉRATURE N° 170 – JUIN 2013 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.1.119.8 - 16/03/2020 03:11 - © Armand Colin Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.1.119.8 - 16/03/2020 03:11 - © Armand Colin RUPTURE ET CONTINUITÉ DANS L ’ITINÉRAIRE INTELLECTUEL au Collège, joue le rôle de soupape de sûreté ; elle permet, à date fixe et sous le contrôle de l’autorité, de lâcher la bonde en libérant l’excès des forces collectives qui sans cela risqueraient de faire imploser la structure sociale. Caillois salue Durkheim pour avoir été le premier à reconnaître dans l’économie de la fête l’élément distinctif de deux espaces sociaux radicalement séparés, le sacré et le profane : l’opposition d’une « explosion intermittente à une éternelle continuité, une frénésie exaltante à la répétition quotidienne des mêmes préoccupations matérielles, le souffle puissant de l’effervescence commune aux calmes travaux où chacun s’affaire à l’écart, la concentration de la société à sa dispersion4 ». De façon générale le pouvoir représente l’objectivation politique du sacré. Incarné dans la personne d’un être unique que ses particularités physiques et mentales distinguent de tous les autres, il peut se comparer à la force spirituelle, Mana, qui appartient au magicien dans l’anthropologie de Mauss. Tel que le décrit Caillois, le pouvoir relève ainsi d’un donné immédiat propre à la constitution existentielle d’un être, « une force de la nature contre quoi il est dénué de sens de récriminer5 ». Comme le mythe et comme le sacré, la première fonction du pouvoir est de dynamiser et de souder le corps social. Fort de ses qualités spéciales, le chef agit à la manière d’un aimant, occupant au sommet de la société la position d’un pôle central autour duquel gravitent et s’agrègent les particules individuelles. Enfin l’individu. Le mot retrouve ici son sens étymologique : indivi- duus, individere, l’être unique qui ne se laisse ni mesurer ni réduire à aucun autre. Pour les mêmes raisons que le chef, l’individu participe à la mou- vance du sacré. Son unicité relève en effet d’une propension à transgresser les normes dont dépendent la régularité et la stabilité de la vie profane. Sur le plan de la dynamique sociale, l’individu intervient ainsi comme agent de changement et de renouvellement, incitant ses semblables à quitter la routine confortable pour relancer l’histoire. Concernant les vertus de l’indi- vidu, Caillois cite volontiers cette phrase de Nietzsche dans La Volonté de Puissance : La dissolution des mœurs de la société est un état dans lequel apparaît l’ovule nouveau, ou les ovules nouveaux – des ovules (individus) qui contiennent le germe de sociétés et d’unités nouvelles. L’apparition des individus est le signe que la société est devenue apte à se reproduire6. 4. Roger Caillois, L’Homme et le Sacré [1939], uploads/Litterature/ caillois-heimonet-x27-l-x27-itineraire-intellectuel-et-politique-de-caillois-x27 1 .pdf

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