L’invention d’un art Cinéma narratif et culture littéraire de masse: une médiat
L’invention d’un art Cinéma narratif et culture littéraire de masse: une médiation fondatrice (1908-1928) Alain CAROU Journaux, fascicules, revues, livres: la fiction romanesque se diffuse massi- vement sur tous les supports à la Belle Époque. La presse quotidienne, toute- puissante, atteint neuf millions d’exemplaires en 1910: autant de lecteurs potentiels pour les feuilletons. Le théâtre redouble les succès du roman. Il joue un rôle clé dans la popu- larité persistante, à un demi-siècle de distance, d’Alexandre Dumas, de Paul Féval, d’Adolphe Dennery. Considérés comme de véritables «industriels» de la littérature, un Jules Mary, un Pierre Decourcelle organisent la circulation de leurs sujets de fiction d’un média à l’autre1. Ce trop rapide tableau n’est là que pour rappeler un aspect du contexte cul- turel dans lequel le cinéma accède au statut de loisir de masse au cours des années 1910-1920. C’est pour l’avoir méconnu que l’histoire du cinéma a généralement eu tendance à traiter le film «littéraire» français des années 1908-1914 comme la traduction d’un «embourgeoisement»: à travers ce courant, a-t-on pu lire, l’in- dustrie aurait voulu renier ses origines populaires et, corollaire esthétique, se serait enfermée dans un académisme théâtral et stérile2. Il y avait, dès lors, quelque logique à ce que la publication de récits imprimés associés aux films, à partir de 1915, fût interprétée comme un phénomène purement importé des États-Unis, et à ce que sa vogue immense en France passât pour un accès de fièvre soudain. Comme cela a été noté par Jean-François Sirinelli, la méconnaissance de l’«âge du papier», cette première période de la culture de masse en France, a partie liée avec la primauté sans partage prêtée à l’influence culturelle américaine au XXe siècle3. 1. Sur le roman populaire à la Belle Époque: Anne-Marie THIESSE, Le roman du quotidien, Paris, Éd. du Chemin Vert, 1984, rééd. Seuil, 2000; sur la naissance du «capitalisme d’édition»: Jean-Yves MOLLIER, L ’argent et les lettres, Paris, Fayard, 1988. 2. L’opposition schématique entre les triades bourgeoisie/littérature/culture universaliste et classes populaires/oralité/cultures locales est au fondement, par exemple, de l’ouvrage de Germain LACASSE, Les bonimenteurs de vues animées, Québec, Nota Bene, 2000. 3. Jean-François SIRINELLI, introduction de La culture de masse en France de la Belle Époque à aujourd’hui, Paris, Fayard, 2002, p. 23. L’expression «âge du papier» est due à Félix Vallotton. REVUE D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE 51-4, octobre-décembre 2004. À ce premier cloisonnement s’ajoute la coupure traditionnellement placée en 1915 entre le «cinéma primitif» et le «cinéma institutionnel» ou «clas- sique». La temporalité d’une histoire des pratiques culturelles est nécessaire- ment moins segmentée, plus ductile. L’émergence du cinéma comme spectacle de masse se joue en réalité dans une dialectique entre conservatisme et innovation, force des conventions culturelles et initiative économique, résur- gences d’archaïsmes et révolution – le plus souvent silencieuse – des pratiques. Le nouveau ne chasse pas l’ancien, mais prend plutôt appui sur lui. Des adap- tations cinématographiques d’œuvres littéraires à la mise en texte des films, nous assistons en fait à un processus d’acculturation et de contamination réci- proque qui s’étale sur deux décennies. LES ADAPTATIONS, DE LA TRADITION AUX NOUVEAUTÉS Film d’Art et SCAGL: culture de la distinction contre culture de masse? Au printemps 1908, au plus fort de la croissance de l’activité cinémato- graphique en France, deux nouvelles sociétés voient le jour avec un propos globalement identique: faire appel à des écrivains pour écrire le scénario des films et les rémunérer pour l’adaptation de leurs œuvres littéraires4. Dans l’ordre de fondation arrive d’abord le Film d’Art, soutenu par une copieuse campagne de presse. La direction littéraire de cette société revient à l’académi- cien Henri Lavedan, qui lui attire les services de prestigieux confrères, tels Jules Lemaitre, Alfred Capus, Edmond Rostand. Le Film d’Art joue sur la fibre du théâtre d’éducation populaire: le cinéma, grâce à lui, va diffuser par- tout les valeurs consacrées des scènes parisiennes. Ce propos, qui n’est pas en soi absolument nouveau5, se double d’un recours appuyé à tous les registres de la légitimation culturelle et (donc) sociale. Les sujets de films sont emprun- tés aux genres nobles de la peinture académique; une soirée est organisée pour le lancement des premiers films avec la participation de quelques hautes figures du T out-Paris. Le Film d’Art joue sur le désir d’imitation des pratiques culturelles des élites et la traduction de cette politique dans son rapport à la lit- térature est très nette: alors qu’elle a acquis les droits de répertoires potentiel- lement aussi rentables que celui de Dumas père6, tout se passe comme si cette société se retenait par un pieux respect (réel ou simplement affiché, peu importe) de transposer les mots du roman ou les dialogues du théâtre sous une 4. Sur le contexte économico-judiciaire et les modalités de la formation de ces sociétés, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage Le cinéma français et les écrivains: histoire d’une rencontre (1906-1914), Paris, AFRHC/École des Chartes, 2002. 5. Edmond Benoit-Lévy a produit à ses frais la mise à l’écran d’une pantomime à l’été 1907, pour défendre la justesse de ses vues sur l’avenir du cinéma comme instrument de diffusion du «bon» théâtre auprès du plus grand nombre. 6. Archives Calmann-Lévy, dossier «Alexandre Dumas. Affaires cinématographiques» (ci-après désignées «Archives Calmann-Lévy»). 22 REVUE D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE forme muette et attendait l’arrivée du film parlant, promis à ce moment à un brillant avenir à brève échéance7. La Société cinématographique des auteurs et gens de lettres (SCAGL), fondée par l’auteur populaire à grand succès Pierre Decourcelle et l’adminis- trateur de théâtres Eugène Gugenheim, se prétend pour sa part l’équivalent cinématographique des sociétés de perception de droits (Société des auteurs, Société des gens de lettres)8. Elle n’entend pas faire de tri entre haute et basse littérature, ni entre littérature adaptable ou non. Elle transpose d’abord sans hésitation L ’Arlésienne de Daudet, pour partie en studio et pour partie en décors naturels, et n’hésite pas à mettre en scène les épisodes, simplement racontés dans la pièce, où apparaît la célèbre invisible9. Suit une adaptation du Boucher de Meudon, drame sanglant tiré par Jules Mary de l’un de ses romans. Quoique les premiers sujets qu’elle met en scène démarquent souvent de près ceux du Film d’Art, la SCAGL diverge de sa concurrente par son inscription dans le jeu des pratiques culturelles de masse, marquées par la circulation et le recyclage des mêmes fictions entre édition, théâtre et désormais cinéma. Les productions des débuts de la SCAGL, comme celles du Film d’Art, se rattachent encore par quelques traits stylistiques à l’esthétique du choc carac- téristique du «cinéma des attractions»10: l’évocation d’actes violents, une mor- bidité latente, l’affleurement d’une sensualité crue. Bientôt, pourtant, les protestations et le souci d’attirer le public familial orientent les sociétés de cinéma vers des récits plus policés. Au tout début de 1909, la SCAGL présente au public le premier film d’une longue série d’adaptations du répertoire dra- matique populaire « classique » : Les deux orphelines d’Adolphe Dennery (1874), archétype du mélodrame depuis sa création à la Porte Saint-Martin. Suivra en 1910 Paillasse (1845), du même auteur – par ailleurs grand-oncle de Pierre Decourcelle. Ce dernier accorde en avril de la même année un entre- tien, dont le chapeau résume assez bien l’écart entre la démarche de la SCAGL et celle du Film d’Art, «qui eut le grand tort de vouloir aristocratiser [sic] une industrie d’essence démocratique»11. La SCAGL ignore les instances 7. À moins (ce qui n’est pas incompatible) qu’elle ne mise tout sur la publicité garantie, à la Belle Époque, pour les faits piquants touchant à la vie des écrivains contemporains, indépendamment de toute préoccupation littéraire. 8. Prétention abusive au demeurant, puisqu’il s’agit d’une société à capitaux privés, cf. Jean- Jacques MEUSY, «Aux origines de la SCAGL: le “bluff” de Pierre Decourcelle et Eugène Gugenheim», 1895, n° 18, 1996, p. 6-16. 9. La pièce de Daudet, représentée au Vaudeville en 1872 avec la musique de Bizet, a connu la gloire à partir de sa reprise à l’Odéon en 1885. Ce théâtre lui consacre encore une trentaine de repré- sentations par an en 1907. À Montpellier, c’est l’une des trois pièces les plus jouées entre 1890 et 1908 (Roland ANDRÉANI, «Le répertoire dramatique du théâtre de Montpellier de 1890 à 1911», dans Théâtre et spectacles hier et aujourd’hui, époque moderne et contemporaine, Paris, Éd. du CTHS, 1990, p. 235-243). 10. Cette notion fondamentale, désormais d’usage courant pour désigner le cinéma des années 1900, est due à T om Gunning et André Gaudreault; cf. pour une introduction T om GUNNING, «Cinéma des attractions et modernité», Cinémathèque, n° 3, 1994, p. 129-139. 11. Édouard LEPAGE, «La vie en images», L ’intransigeant, 12 avril 1910; cf. aussi le discours de Pierre Decourcelle au congrès de Bruxelles, Ciné-journal, 17 septembre 1910. CINÉMA NARRATIF ET CULTURE LITTÉRAIRE DE MASSE 23 de légitimation officielles et n’entend offrir aux spectateurs que la littérature qu’ils ont eux-mêmes consacrée en librairie et au théâtre. Dès 1909, la stratégie de la SCAGL attire des émules, telle l’Association cinématographique des auteurs dramatiques (ACAD) associée à la uploads/Litterature/ cinema-narratif-et-culture-litteraire-de-masse-une-mediation-fondatrice-1908-1928 1 .pdf
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