Philippe Claudel De quelques amoureux des livres que la littérature fascinait,
Philippe Claudel De quelques amoureux des livres que la littérature fascinait, qui aspiraient à devenir écrivain mais en furent empêchés par diverses raisons qui tenaient aux circonstances, au siècle de leur naissance, à leur caractère, faiblesse, orgueil, lâcheté, mollesse, bravoure, ou bien encore au hasard qui de la vie fait son jouet et entre les mains duquel nous ne sommes que de menues créatures, vulnérables et chagrines. Finitude, 2015. Il y eut ainsi, depuis des siècles, vivant dans une opaque et insoupçonnable solitude, des créatures qui pensaient que ce qui sourdait de leur cerveau et se traduisait en un assemblage de mots pouvait à l’humanité servir. La consoler, l’émouvoir, l’éclairer. On pardonna beaucoup au péché d’orgueil qui animait ces êtres. On les écouta souvent. On les célébra parfois. On donna à des avenues leurs noms. On sculpta dans le marbre et le bronze leur visage et leurs mains. On les coucha dans de grands dictionnaires, des encyclopédies. Il fallait bien voir leurs efforts se prolonger d’un écho. Mais au vrai, ils ne servirent à rien qu’à distraire les mortels de leur temps. Et leurs livres sont comme des mues tombées dans les siècles aveugles et sourds. Car rien jamais ne change l’homme. Rien ne remodèle la pâte dont il est fait, pour une fois et pour toujours. L’Histoire n’existe pas. Le T emps n’est qu’une illusion qui est l’autre nom de l’espoir. Car il en faut bien un. Sinon quoi ? Mais comment dire cela à l’enfant quand il s’avance dans l’âge de comprendre. Nous sommes les dépositaires de l’éternel mensonge. Nous le prolongeons. Le monde est une brume de chaleur qui s’élève dans le cœur d’un été qui n’est pas un été, mais le rêve de ce que pourrait être un été, s’il existait, s’il existait vraiment, ailleurs que dans les livres qui sont les matières fragiles de nos mémoires. C’est cela qu’avait tenté de cerner Virgile Maubert (1962-2006), dans son roman Le cercle, autour duquel il avait tant tourné et tourné qu’il n’était jamais parvenu à traduire ce qui mordait chaque nuit son sommeil et ses rêves, son couple et ses heures, et le roman, à sa mort, n’était qu’un entassement de feuilles noircies d’une écriture penchée, comme soufflée par le vent d’une tempête marine, que sa femme trouva dans un tiroir de son bureau, tandis que le corps de Virgile – on était quelque trente-sept minutes après sa mort – se balançait encore au crochet du lustre du salon éclairé par six ampoules basse tension qui donnaient à son teint des lueurs froides et un peu vertes. Mais Virgile Maubert, mort avant même d’être Virgile Maubert car ce n’était là qu’un pseudonyme qu’il s’était choisi, et qu’il traîna dans l’intimité familiale comme une vieille pantoufle de soie perdant d’année en année son satiné reflet, sa femme le moquant lorsqu’elle le voyait écrire – oh que nos proches, ceux que nous aimons du plus profond de notre cœur, peuvent parfois être le miel qui nous contente et l’acide qui nous ronge ! – lui disait, « Arrête de faire ton Virgile, viens plutôt m’aider à laver la vaisselle, Benoît ! » car l’écrivain, même si toutes les légendes veulent nous faire croire le contraire est une créature coincée dans son siècle, qui possède une âme mais aussi un estomac, des intestins et un rectum, et Virgile Maubert dont nous tairons le nom véritable, disons que c’était un homme avec un nom d’homme véritable et cela est bien suffisant, avait désiré plus que tout durant son petit passage sur terre rejoindre la communauté des littérateurs. Il n’y était pas parvenu. Il n’était pas le seul, ni le premier. * & il y eut celui à Sparte qui couvrit le temple d’Athéna de formules heureuses, qui célébraient la peau des jeunes filles, le sourire de sa mère, le ventre des chevreaux et l’odeur du thym, gravées à même la pierre blonde de la pointe d’un clou de fer, et qu’on arrêta un matin sans motif clair, peu avant le lever du soleil, et qu’on enferma dans l’ombre indifférente d’une prison, et on ne sut jamais ce qu’il devint là-bas, mais pour qui sait chercher parmi les ruines des hautes civilisations, on peut lire encore parmi les éboulis de sites livrés aux vents, aux siècles et aux pluies douces, quelques échos de ses mots, ses mots qui regardent le grand ciel des nuits et des jours à travers la finesse souriante de leurs sillons. * & il y eut aussi celui qui habitait une maison dont il avait entièrement tapissé les murs de pages arrachées aux plus mauvais romans qu’il avait été contraint de lire et qui, vivant dans la compagnie constante de phrases affligeantes – chambre à coucher, cuisine, salle de bain, w.-c., penderie, bureau, cave – écrivait des romans de haute tenue mais qui ne trouvèrent hélas pas de lecteurs. * & celui à qui soudain de l’encre se mit à sourdre des doigts tandis qu’il suait sang et eau devant une page blanche et qui, ne pouvant plus écrire une seule ligne qui n’était pas immédiatement noyée sous le flot d’encre, termina sa vie comme attraction dans un cirque itinérant de Moravie. * & cet homme, Mounir Beyoglu, vivant près d’Izmir qui, dès le matin, se réveillait avec un roman en tête, et puis laissait monter en lui le désir d’écriture, pendant son petit-déjeuner, ensuite durant son rasage, commençant mentalement le premier chapitre sous la douche, et se recouchait dans la tiédeur du lit qui lui servait de couveuse, opérant ainsi une sorte de fermentation du texte, son ordinateur portable tout à côté de lui, comme un autre corps, un animal de compagnie, un esclave attendant les ordres, laissant aller son regard par la fenêtre derrière laquelle on voyait la cime de quelques cyprès se balancer sous le vent, et il était déjà plus de neuf heures, aucune ligne n’était encore écrite, alors la morosité le gagnait peu à peu, sous l’effet du temps qui se perdait, de la lumière du jour qui envahissait progressivement la chambre la rendant plus dessinée et moins douillette et, sentant soudain le désir d’écriture et le sujet de son roman lui échapper, finissait par s’adonner à une mélancolique masturbation entre ses draps qui n’aboutissait à rien d’autre qu’un éjaculat mesuré, blanchâtre, accompagné d’un soupir triste. * & cet autre, qui sentait qu’il avait un grand roman en lui, un roman qu’il écrirait avec ses tripes, mais au fur et à mesure qu’il cogitait ce roman, qu’il en parlait autour de lui, qu’il en échafaudait le plan minutieux, il fut pris de douleurs de plus en plus vives à l’abdomen, douleurs devenues si insupportables qu’il fallut l’opérer au bout de quelques mois et le chirurgien incrédule trouva dans son estomac un livre de mille pages, malheureusement rendu illisible par les sucs gastriques qui avaient entièrement dissous les caractères imprimés. * & cet autre encore qui chaque mois commençait un nouveau livre, dont il cessait l’écriture au bout de quelques jours, comme on abandonne une conquête avec laquelle on a fait deux ou trois fois l’amour, et dont on se rend compte en définitive qu’elle n’est pas notre genre. * & ce poète écossais, au faible auditoire national, qui était parvenu à se faire inviter dans un congrès en Islande, Nouvelles voix/voies européennes, et que l’on retrouva ensanglanté et en larmes auprès des corps de ses confrères irlandais et serbe, plus chanceux que lui quant à la réception de leurs recueils dans leur pays respectif, dont il avait fracassé le crâne comme une noix et ouvert le tronc en deux, du pubis à la gorge, fouillant à pleines mains leurs cervelles et leurs entrailles pour tenter de comprendre, ainsi qu’il l’expliqua aux policiers de Reykjavik, « comment ils étaient faits ». Et s’il pleurait, ce n’était pas parce qu’il regrettait son geste, mais parce qu’il ne lui avait pas permis d’en savoir davantage. * & ce timide Japonais, Norio Sahanori, qui fut surpris à dévorer des livres dans une librairie du quartier nord d’Hokishoka, s’excusant d’avoir englouti le recueil d’haïkus de Funshi en trois bouchées, prétextant « une petite faim subite ». * & celui qui se retint d’écrire pendant près d’un an, se laissant peu à peu remplir par son texte, repoussant jour après jour sa capacité de rétention afin que le volume soit d’une taille démesurée, comme on se retient de respirer le plus longtemps possible après avoir empli d’air ses poumons jusqu’à les faire exploser, et qui, le jour où il se décida à poser la première phrase sur le papier eut la déconvenue de sentir qu’il se vidait en un instant dans un bruit de chasse d’eau, et ne put retenir les dizaines de milliers de mots qui s’échappèrent de lui comme un torrent de rinçures. * & cet homme de 48 ans, Leonord W. P . Rosemond, grainetier, qui se présenta au commissariat de Glasgow le 4 septembre 1976 et accusa Marcel Proust de plagiat, prétendant être le seul uploads/Litterature/ claudel-philippe-de-quelques-amoureux-des-livres.pdf
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- Publié le Oct 15, 2021
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