COnTEXTES Revue de sociologie de la littérature n°6 | septembre 2009 : Qui a lu

COnTEXTES Revue de sociologie de la littérature n°6 | septembre 2009 : Qui a lu boira De l’alcool à l’écriture, et vice versa GENEVIÈVE BOUCHER ET PASCAL BRISSETTE Entrées d'index Mots-clés : Alcool Texte intégral Quoique ay ant beaucoup lu, j’ai bu dav antage. J’ai écrit beaucoup moins que la plupart des gens qui écriv ent; mais j’ai bu beaucoup plus que la plupart des gens qui boiv ent. […] On conçoit que tout cela m’a laissé bien peu de temps pour écrire, et c’est justement ce qui conv ient : l’écriture doit rester rare, puisque av ant de trouv er l’excellent il faut av oir bu longtemps1. De la coupe à la lettre, de l’alcool à l’inspiration, les points de passage sont multiples et de divers ordres. La chanson à boire et l’imagerie du poète exalté par le vin ne sont que les manifestations les plus familières, les plus attendues de cette association première entre alcool et écriture. La citation suivante, tirée de Panégyrique de Guy Debord, montre déjà que d’autres angles du problème sont à couvrir : 1 Ce n’est plus ici l’ivresse d’un Nelligan chantant sa romance sous un ciel d’orage; ce n’est même plus l’alcool apollinairien qui accompagne le sujet lyrique moderne dans la déambulation urbaine et biographique. Il s’agit d’un alcool au contraire démythifiant, tourné contre la sacralité de l’inspiration et l’establishment ; un alcool qui s’intègre, non sans dérision, à la posture d’un écrivain asocial et malheureux qui trouve l’« excellent » dans le refus des bienséances. C’est l’alcool pris avec habitude et résolution, consommé à la fois comme un moyen de distiller l’écriture et de se distinguer par le refus de la bonne conduite. 2 Dès qu’il est question d’alcool, il est en effet question de conduites (bonnes ou mauvaises) et, partant, de limites et d’excès. C’est l’une des conclusions 3 importantes mises en lumière par Hélène Barrière et Nathalie Peyrebonne, éditrices des actes d’un colloque tenu en 2001 à l’Université d’Artois et portant sur l’ivresse dans la littérature2. Des différents textes publiés dans ce collectif ressort l’idée que le thème de l’ivresse apparaît, dans les textes didactiques, législatifs ou littéraires, lorsqu’il est question de définir la relation des individus à la communauté ou de certains groupes vis-à-vis d’autres groupes3. Il fait également surface – c’est la deuxième conclusion importante du volume – lorsque l’écrivain réfléchit à l’écriture ou se donne en représentation dans ses œuvres. C’est Hugo « assoiffé du vin de l’infini », le punch chez Hoffmann qui signale la coupure du sujet et de l’objet du désir, ou l’ivresse qui libère l’écriture chez Gide ou qui, encore, déclenche des mécanismes de production d’images chez Baudelaire. Le présent numéro ne porte pas sur le thème de l’ivresse, mais sur les alcools qui peuvent ou non y conduire, sur les rapports entre écrivains (quelquefois par le truchement d’un système de personnages) et la boisson. Les deux problèmes sont apparentés et souvent liés, l’abus d’alcool conduisant généralement à l’ébriété et, partant, à la modulation des rapports entre l’individu et la collectivité au sein duquel il évolue. Mais l’accent, dans le présent numéro, est moins mis sur les conséquences de la consommation que sur la consommation elle-même, sur les formes et les lieux de sociabilité qu’elle implique et sur le système connotatif associé aux types de boisson consommés dans tel ou tel contexte. Il s’agit moins de repérer les « limites » ou d’étudier les représentations de l’excès que d’interroger les associations et les valeurs accordées aux alcools dans le monde et les textes littéraires, ou encore dans le discours public. 4 Dans cette perspective, trois grands axes ont été repérés et explorés par les différentes contributions rassemblées ici. Une première section s’attache aux sociabilités littéraires : la consommation d’alcool y est abordée comme une pratique qui cimente la posture collective des groupes littéraires tout en influençant leur esthétique. Ce type d’approche est bien illustré par l’article de David Vrydaghs consacré au groupe surréaliste, aux conduites de vie en matière éthylique et aux réfractions poétiques de ces conduites, c’est-à-dire à leur retraduction dans des textes comme Mon corps et moi de Crevel ou Le mauvais plaisant d’Aragon. David Vrydaghs montre que la consommation d’alcool, déjà problématique dans les « conduites de vie » (Weber) valorisées au sein du groupe surréaliste, donne lieu à des poétiques contradictoires une fois intégrée aux œuvres issues du groupe. C’est également dans cette perspective qu’Anthony Glinoer et Michel Lacroix étudient respectivement la bohème et le groupe des situationnistes : les représentations éthyliques déployées dans les œuvres en disent long sur les sociabilités littéraires de ces groupes et, surtout, sur la posture collective qu’ils prennent soin de construire. Alexandre Trudel aborde aussi le rôle que joue l’alcool dans les groupes littéraires, mais dans une perspective plus esthétique que sociologique. Opposant la poétique surréaliste du rêve à la poétique de l’ivresse pratiquée par les situationnistes, il en vient à dégager les visions du monde sous-tendues par l’ivresse. 5 Une deuxième approche consiste à étudier le rôle de l’alcool dans la construction – ou la déconstruction – de la figure de l’auteur. Pascal Brissette fait d’abord le point sur un mythe littéraire qui infléchit durablement les représentations auctoriales, celui du poète maudit. Pour Baudelaire, qui défend les excès de Poe en la matière, la consommation déréglée de vin est directement liée à l’expression exaltée du génie littéraire. Elle a par ailleurs un rôle capital à jouer dans le mythe du poète maudit en ce qu’elle participe à l’autodestruction et, partant, à la malédiction du génie. Björn-Olav Dozo 6 s’intéresse à la reconfiguration de ce mythe littéraire par les auteurs de la « nouvelle bande dessinée ». En s’appuyant sur la sociologie du champ de Pierre Bourdieu, et sur la notion de posture (Viala, Meizoz), il montre que les bédéistes contemporains dialoguent avec la figure littéraire du génie alcoolisé : selon une logique de distinction, l’adhésion ou la prise de distance avec cette figure en vient à traduire différents positionnements éditoriaux et esthétiques. Sophie Dubois aborde elle aussi la figure de l’écrivain alcoolique tel qu’il apparaît dans Don Quichotte de la démanche de Victor-Lévy Beaulieu. Chez Beaulieu, l’alcoolisme n’est plus le signe du génie littéraire, mais bien celui de l’aliénation de l’écrivain, qui en vient à incarner l’aliénation politique et culturelle du peuple québécois. Enfin, l’article de Mélanie Lamarre analyse la manière dont trois auteurs contemporains (Olivier Rolin, Jean Rolin et Jean- Pierre Le Dantec) reviennent sur leur jeunesse militante à travers la métaphore de l’ivresse. Dans les œuvres étudiées, l’alcool occupe une triple fonction : il sert à penser les sociabilités militantes, avec ses illusions et ses erreurs, à représenter, dans un mouvement rétrospectif teinté de nostalgie, les aspirations révolutionnaires des auteurs et à définir, du moins chez Olivier Rolin, un projet esthétique. Un troisième axe aborde les thématisations de l’alcool dans les œuvres littéraires, musicales et cinématographiques de même que dans l’iconographie. Les représentations de l’alcool et de ses modes de consommation apparaissent comme autant de motifs à travers lesquels se réfracte, plus ou moins directement, le discours social. Étroitement associé à l’identité française, c’est d’abord le vin qui s’impose lorsqu’il s’agit d’évoquer le patriotisme – et ses dérapages. C’est dans cette optique que Geneviève Lafrance se penche sur l’imaginaire du vin dans quelques textes de la Révolution française et qu’Olivier Parenteau explore le motif du vin dans la poésie de la première Guerre Mondiale. Dans les deux cas, les représentations littéraires du vin remodèlent les discours environnants, qu’il s’agisse des revendications politiques des révolutionnaires ou du discours belliciste du début du XXe siècle. Parce qu’elle condense de multiples connotations, la consommation d’alcool se voit ainsi associée, de manière souvent aporétique, à divers systèmes idéologiques. L’article de Sylvain David sur « Le commando Pernod », une chanson du groupe punk Bérurier Noir, le montre bien. Alors que la consommation excessive d’alcool est souvent perçue ou revendiquée comme un signe de marginalité – c’est notamment ce que mettent en valeur les articles d’Anthony Glinoer et d’Alexandre Trudel –, elle est associée, chez Bérurier Noir, au conformisme médiocre du « beauf » et au « fascisme ordinaire » des bistros populaires. 7 L’étude de la thématisation de l’alcool dans les œuvres permet enfin de faire ressortir les fonctions conférées à sa consommation. À partir d’une enquête lexicale et statistique, Véronique Montémont étudie les représentations de l’acte de boire dans cinq romans des années cinquante à soixante-dix et en conclut que, de manière récurrente, les pratiques éthyliques ont comme fonction de servir de cadre aux sociabilités, de mettre en scène les conflits entre les classes sociales et d’accompagner la destruction des personnages. Marguerite Chabrol s’intéresse aussi aux représentations de la consommation (abusive) d’alcool, mais dans un autre média, le cinéma. S’attachant à la fonction des scènes d’ivresse dans la comédie classique américaine et au système de valeurs qui s’y construit, elle met en lumière les discours idéologiques et les clivages sociaux qui se dévoilent à travers elles. C’est également aux fonctions de l’alcool dans uploads/Litterature/ contextes-n6-qui-a-lu-boira.pdf

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