LA PLACE ROYALE ou L'AMOUREUX EXTRAVAGANT COMÉDIE CORNEILLE, Pierre 1637 Publié
LA PLACE ROYALE ou L'AMOUREUX EXTRAVAGANT COMÉDIE CORNEILLE, Pierre 1637 Publié par Gwénola, Ernest et Paul Fièvre, Février 2015 - 1 - - 2 - LA PLACE ROYALE ou L'AMOUREUX EXTRAVAGANT COMÉDIE Pierre Corneille À PARIS, Chez AUGUSTIN COURBÉ, Imprimeur et Libraire de Monseigneur frère du Roi, dans le petite Salle du Palais, à la Palme. M. DC XXXVIII. AVEC PRIVILÈGE DU ROI. Représenté pour la première fois en 1634 au Théâtre du Marais. - 3 - ACTEURS ALIDOR, amant d'Angélique. CLÉANDRE, ami d'Alidor. DORASTE, amoureux d'Angélique. LYSIS, amoureux de Phylis. ANGÉLIQUE, maîtresse d'Alidor et de Doraste. PHYLIS, soeur de Doraste. POLYMAS, domestique d'Alidor. LYCANTE, domestique de Doraste. La scène est à Paris, dans la Place Royale. - 4 - ACTE I SCÈNE PREMIÈRE. Angélique, Philis. ANGÉLIQUE. Ton frère, je l'avoue, a beaucoup de mérite ; Mais souffre qu'envers lui cet éloge m'acquitte, Et ne m'entretiens plus des feux qu'il a pour moi. PHYLIS. C'est me vouloir prescrire une trop dure loi. 5 Puis-je, sans étouffer la voix de la nature, Dénier mon secours aux tourments qu'il endure ? Quoi ! Tu m'aimes, il meurt, et tu peux le guérir, Et sans t'importuner je le verrais périr ! Ne me diras-tu point que j'ai tort de le plaindre ? ANGÉLIQUE. 10 C'est un mal bien léger qu'un feu qu'on peut éteindre. PHYLIS. Je sais qu'il le devrait, mais avec tant d'appas, Le moyen qu'il te voie et ne t'adore pas ? Ses yeux ne souffrent point que son coeur soit de glace ; On ne pourrait aussi m'y résoudre en sa place ; 15 Et tes regards, sur moi plus forts que tes mépris, Te sauraient conserver ce que tu m'aurais pris. ANGÉLIQUE. S'il veut garder encore cette humeur obstinée, Je puis bien m'empêcher d'en être importunée, Feindre un peu de migraine, ou me faire celer : 20 C'est un moyen bien court de ne lui plus parler ; Mais ce qui m'en déplaît et qui me désespère, C'est de perdre la soeur pour éviter le frère, Et me violenter à fuir ton entretien, Puisque te voir encore c'est m'exposer au sien. 25 Du moins, s'il faut quitter cette douce pratique, Ne mets point en oubli l'amitié d'Angélique, Et crois que ses effets auront leur premier cours Aussitôt que ton frère aura d'autres amours. - 5 - PHYLIS. Tu vis d'un air étrange et presque insupportable. ANGÉLIQUE. 30 Que toi-même pourtant dois trouver équitable ; Mais la raison sur toi ne saurait l'emporter : Dans l'intérêt d'un frère on ne peut l'écouter. PHYLIS. Et par quelle raison négliger son martyre ? ANGÉLIQUE. Vois-tu, j'aime Alidor, et c'est assez te dire. 35 Le reste des mortels pourrait m'offrir des voeux, Je suis aveugle, sourde, insensible pour eux ; La pitié de leurs maux ne peut toucher mon âme Que par des sentiments dérobés à ma flamme. On ne doit point avoir des amants par quartier ; 40 Alidor a mon coeur et l'aura tout entier ; En aimer deux, c'est être à tous deux infidèle. PHYLIS. Qu'Alidor seul te rende à tout autre cruelle, C'est avoir pour le reste un coeur trop endurci. ANGÉLIQUE. Pour aimer comme il faut, il faut aimer ainsi. PHYLIS. 45 Dans l'obstination où je te vois réduite, J'admire ton amour et ris de ta conduite. Fasse état qui voudra de ta fidélité, Je ne me pique point de cette vanité, Et l'exemple d'autrui m'a trop fait reconnaître 50 Qu'au lieu d'un serviteur c'est accepter un maître. Quand on n'en souffre qu'un, qu'on ne pense qu'à lui, Tous autres entretiens nous donnent de l'ennui ; Il nous faut de tout point vivre à sa fantaisie, Souffrir de son humeur, craindre sa jalousie, 55 Et de peur que le temps n'emporte ses ferveurs, Le combler chaque jour de nouvelles faveurs ; Notre âme, s'il s'éloigne, est chagrine, abattue ; Sa mort nous désespère et son change nous tue, Et de quelque douceur que nos feux soient suivis, 60 On dispose de nous sans prendre notre avis ; C'est rarement qu'un père à nos goûts s'accommode, Et lors juge quels fruits on a de ta méthode. Pour moi, j'aime un chacun, et sans rien négliger, Le premier qui m'en conte a de quoi m'engager : 65 Ainsi tout contribue à ma bonne fortune ; Tout le monde me plaît, et rien ne m'importune. De mille que je rends l'un de l'autre jaloux, Mon coeur n'est à pas un, et se promet à tous : Ainsi tous à l'envi s'efforcent à me plaire ; - 6 - 70 Tous vivent d'espérance, et briguent leur salaire ; L'éloignement d'aucun ne saurait m'affliger, Mille encore présents m'empêchent d'y songer. Je n'en crains point la mort, je n'en crains point le change ; Un monde m'en console aussitôt ou m'en venge. 75 Le moyen que de tant et de si différents Quelqu'un n'ait assez d'heur pour plaire à mes parents ? Et si quelque inconnu m'obtient d'eux pour maîtresse, Ne crois pas que j'en tombe en profonde tristesse : Il aura quelques traits de tant que je chéris, 80 Et je puis avec joie accepter tous maris. ANGÉLIQUE. Voilà fort plaisamment tailler cette matière, Et donner à ta langue une libre carrière. Ce grand flux de raisons dont tu viens m'attaquer Est bon à faire rire, et non à pratiquer. 85 Simple, tu ne sais pas ce que c'est que tu blâmes, Et ce qu'a de douceurs l'union de deux âmes ; Tu n'éprouvas jamais de quels contentements Se nourrissent les feux des fidèles amants. Qui peut en avoir mille en est plus estimée, 90 Mais qui les aime tous de pas un n'est aimée ; Elle voit leur amour soudain se dissiper : Qui veut tout retenir laisse tout échapper. PHYLIS. Défais-toi, défais-toi de tes fausses maximes ; Ou si ces vieux abus te semblent légitimes, 95 Si le seul Alidor te plaît dessous les cieux, Conserve-lui ton coeur, mais partage tes yeux : De mon frère par là soulage un peu les plaies ; Accorde un faux remède à des douleurs si vraies ; Feins, déguise avec lui, trompe-le par pitié, 100 Ou du moins par vengeance et par inimitié. ANGÉLIQUE. Le beau prix qu'il aurait de m'avoir tant chérie, Si je ne le payais que d'une tromperie ! Pour salaire des maux qu'il endure en m'aimant, Il aura qu'avec lui je vivrai franchement. PHYLIS. 105 Franchement, c'est-à-dire avec mille rudesses, Le mépriser, le fuir, et par quelques adresses Qu'il tâche d'adoucir... Quoi ! Me quitter ainsi ! Et sans me dire adieu ! Le sujet ? - 7 - SCÈNE II. Doraste, Philis. DORASTE. Le voici. Ma soeur, ne cherche plus une chose trouvée : 110 Sa fuite n'est l'effet que de mon arrivée ; Ma présence la chasse, et son muet départ A presque devancé son dédaigneux regard. PHYLIS. Juge par là quels fruits produit mon entremise. Je m'acquitte des mieux de la charge commise ; 115 Je te fais plus parfait mille fois que tu n'es : Ton feu ne peut aller au point où je le mets ; J'invente des raisons à combattre sa haine ; Je blâme, flatte, prie, et perds toujours ma peine, En grand péril d'y perdre encore son amitié, 120 Et d'être en tes malheurs avec toi de moitié. DORASTE. Ah ! Tu ris de mes maux. PHYLIS. Que veux-tu que je fasse ? Ris des miens, si jamais tu me vois en ta place. Que serviraient mes pleurs ? Veux-tu qu'à tes tourments J'ajoute la pitié de mes ressentiments ? 125 Après mille mépris qu'a reçus ta folie, Tu n'es que trop chargé de ta mélancolie ; Si j'y joignais la mienne, elle t'accablerait, Et de mon déplaisir le tien redoublerait ; Contraindre mon humeur me serait un supplice 130 Qui me rendrait moins propre à te faire service. Vois-tu ? Par tous moyens je te veux soulager ; Mais j'ai bien plus d'esprit que de m'en affliger. Il n'est point de douleur si forte en un courage Qui ne perde sa force auprès de mon visage ; 135 C'est toujours de tes maux autant de rabattu : Confesse, ont-ils encore le pouvoir qu'ils ont eu ? Ne sens-tu point déjà ton âme un peu plus gaie ? DORASTE. Tu me forces à rire en dépit que j'en aie ; Je souffre tout de toi, mais à condition 140 D'employer tous tes soins à mon affection. Dis-moi par quelle ruse il faut... PHYLIS. Rentrons, mon frère : Un de mes amants vient, qui pourrait nous distraire. - 8 - SCÈNE III. CLÉANDRE. Que je dois bien faire pitié De souffrir les rigueurs d'un sort si tyrannique ! 145 J'aime Alidor, j'aime Angélique ; Mais l'amour cède à l'amitié, Et jamais on n'a vu sous les lois d'une belle D'amant si malheureux, ni d'ami si fidèle. Ma bouche ignore mes désirs, 150 Et de peur de se voir trahi par imprudence, Mon coeur n'a point de confidence Avec mes yeux ni mes soupirs uploads/Litterature/ corneillep-placeroyale.pdf
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Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jan 07, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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