Coutumes, contrats et rites dans les Lais de Marie de France Sándor Kiss Univer
Coutumes, contrats et rites dans les Lais de Marie de France Sándor Kiss Université de Debrecen Pour illustrer ce titre et indiquer l’essentiel de mon propos, j’aborderai, pour commencer, un passage du lai de Guigemar1, qui permet d’ avoir une première idée de certains types de rapports sociaux représentés dans les Lais de Marie de France. Je m’intéresse ici aux rapports que l’on peut désigner approxima- tivement par les termes « coutume », « contrat » et « rite ». Transporté par un bateau sans équipage, donc dans des circonstances assez étranges, le jeune chevalier appelé Guigemar arrive dans un château, où il est bienveillamment accueilli par la châtelaine. La vue de cette dame, « de haut parage,/ Franche, curteise, bele e sage » (v. 211-212), lui inspire un amour soudain, et il ne peut s’empêcher de révéler ses sentiments par un petit discours, que la dame, vic- time d’ ailleurs d’un mari jaloux qui la garde enfermée, écoute avec le plus grand intérêt. Or, dans cette requête d’ amour, Guigemar oppose deux atti- tudes féminines, en formulant à propos d’elles un jugement de valeur. Avant de donner son consentement à l’ amoureux, dit-il, une « femme jolive de mes- tier » (v. 515), donc volage, se fait prier longuement, alors que « la dame de bon purpens » (v. 519) accepte rapidement une offre d’ amour convenable. La prise de position du narrateur2 est traduite par la qualification positive de cette deuxième attitude : « la dame de bon purpens/ ki en sei eit valur ne sens » (v. 519-520). Gardant son élan rhétorique jusqu’au bout, Guigemar termine son discours par cette injonction : « Bele dame, finum cest plait ! » (v. 526) ; 1 Édition utilisée : Les Lais de Marie de France, publiés par Jean Rychner, coll. « Les Classiques Français du Moyen Âge », Paris, Honoré Champion, 1973. 2 Qu’il me soit permis de distinguer, à l’intérieur du texte, une voix narratrice, que je n’identifie pas avec d’éventuelles manifestations de l’ auteur (restant extra-textuel). Je parlerai donc de narrateur, au masculin, et non de narratrice, terme utilisé par Sophie Marnette, dans Narrateur et points de vue dans la littérature française médiévale : une approche linguistique (Bern, Peter Lang, 1998), cf. p. 35, n. 14. 58 Sándor Kiss en utilisant un terme qui signifie ‘débat’, ‘procès’, il donne à la conversation une issue juridique. La « druërie » de la dame est accordée à Guigemar, mais une séparation forcée les menace et ils seront amenés à se donner des gages de fidélité. La promesse qu’ils se font est matérialisée et symbolisée en même temps par des objets bien singuliers : un nœud de la chemise de Guigemar, noué par la dame ; une ceinture autour de la taille de la dame, placée par Guigemar. Le « covant » (v. 568) qu’ils concluent stipule qu’ils ne pourront être approchés amoureusement que par une personne qui sera capable de dénouer la chemise ou la ceinture. Guigemar et sa dame accomplissent un rite qui est, selon la définition du Petit Robert, une « cérémonie réglée ou [un] geste particulier prescrit par la li- turgie d’une religion ». La religion dont ils sont les adeptes est celle de l’ amour, et leur rite, la préparation du nœud et de la ceinture, exprime et consacre le contrat (covant) qu’ils concluent au nom de l’ amour. Ce contrat, auquel ils se soumettront par la suite, correspond parfaitement à la définition moder- ne (je cite le Petit Robert) : « convention par laquelle une ou plusieurs per- sonnes s’obligent, envers une ou plusieurs autres, à donner, à faire ou à ne pas faire quelque chose ». Or, ce contrat n’a été possible que sur fond de coutume : il correspond à une « façon d’ agir établie par l’usage » (Petit Robert). Cet usage est bien explicité par le discours que Guigemar adresse à la dame et s’incruste dans un univers de valeurs sur les principes desquels le narrateur et son public se trouvent d’ accord. J’ai insisté sur l’une des scènes fondamentales de Guigemar parce qu’il me semble que la structure des lais de Marie de France se laisse bien approcher par une triade ayant les composantes « coutume », « contrat » et « rite »3. La si- gnification de « coutume » n’a ici rien de folklorique : comme nous l’ avons vu, il s’agit plutôt d’un usage recommandé, soutenu par des valeurs ou, du moins, d’un usage explicable à partir de ces valeurs. Ces valeurs sont énoncées et souvent rappelées dans l’ arrière-plan du récit ; sur le plan de la structure, elles fournissent une motivation au cours de l’intrigue et peuvent servir d’ex- plication pour les différents comportements. Nous verrons au passage l’ex- trême variété avec laquelle certaines valeurs de base agissent dans les lais et aussi comment elles peuvent être attaquées, déformées, voire contestées au cours de l’histoire émotionnelle des personnages. La fidélité conjugale est une 3 En se fondant sur d’ autres considérations, Paul Zumthor (Essai de poétique médiévale, Paris, 1972, p. 390) souligne la « grande diversité de surface » des Lais et, en même temps, leur ressemblance sur le plan de l’« organisation interne ». 59 Coutumes, contrats et rites dans les Lais de Marie de France valeur, définissant explicitement un état sentimental et un comportement – c’est l’image du bonheur tranquille d’Eliduc et de Guildeluëc au début de la nouvelle : Ensemble furent lungement, Mut s’entreamerent lëaument. (Eliduc, v. 11-12) L’ amour est une autre valeur s’il est « loyal », c’est-à-dire fidèle – la qualifica- tion réapparaît pour l’ amour adultère pleinement assumé et motive l’ attitude de Tristan, s’abandonnant à une angoisse mortelle : Ne vus esmerveilliez neënt, Kar cil ki eime lealment Mut est dolenz e trespensez Quant il nen ad ses volentez. (Chievrefoil, v. 21-24) Comme on pouvait s’y attendre, le conflit des deux valeurs sera représenté avec un luxe de détails et presque avec la pureté d’une expérience de labo- ratoire, lorsqu’il s’agit de rendre la cruelle hésitation d’Eliduc s’éprenant de Guillïadun : Ore est sis quors en grant prisun ! Sa lëauté voleit garder, Mes ne s’en peot nïent jeter Que il nen eimt la dameisele, Guillïadun ki tant fu bele. (Eliduc, v. 466-470) La valeur peut aussi dégénérer : que dire des maris jaloux, qui se situent aux antipodes de la fin’amor reposant sur le libre consentement ? Ils provoquent d’ ailleurs, malgré eux, des péripéties amoureuses, à l’issue heureuse ou tra- gique : à côté de l’histoire de Guigemar, qui, au bout d’un combat victorieux, « a grant joie s’amie en meine » (Guigemar, v. 881), rappelons celle du père d’Yonec, le meilleur des chevaliers, « pur l’ amur d’une dame ocis » (Yonec, v. 522). Dans Deus Amanz, c’est l’excès d’ amour paternel qui est la source d’un grand malheur ; et lorsque la valeur personnelle reste intacte, elle peut être volontairement ignorée par les envieux, comme cela arrive à Lanval, jalousé « pur sa valur, pur sa largesce,/ pur sa beauté, pur sa pruësce » (Lanval, v. 21-22). 60 Sándor Kiss Dans un certain sens, l’ arrière-plan des Lais se constitue d’un réseau de va- leurs que les événements représentés circonscrivent avec précision et confron- tent à la réalité des actes. Ce que nous pouvons appeler coutume ou usage sur le plan abstrait se concrétise par un rapport social, qui aura, dans les contes de Marie de France, la forme d’un contrat, conclu entre deux êtres humains, et qui est le plus souvent une convention amoureuse. Or, la raison d’être de ces contes est le jugement porté sur le contrat et la présentation de ses effets : son respect fi- dèle, mais aussi ses vices cachés, sa correction nécessaire, éventuellement son issue fatale. Nombreux sont les contrats et nombreux sont les contrats rom- pus. Il y en a un seul qui sera toujours maintenu : c’est celui que le narrateur a conclu avec son public, le contrat de la parole. Marie de France le déclare dès le Prologue, à propos des lais bretons qu’elle a eu l’occasion de connaî- tre : « Plusurs en ai oï conter,/ nes voil laissier ne oblier » (Prologue, v. 39-40) – à quoi font écho, dans les nouvelles, les formules de conclusion rappelant l’obligation humaine de conserver la tradition : De l’ aventure de ces treis Li auncïen Bretun curteis Firent le lai pur remembrer, Qu’hum nel deüst pas oblier. (Eliduc, v. 1181-1184) Certains récits, dont les personnages auront à subir de graves péripéties et les pires troubles sentimentaux, commencent par la description d’une tran- quillité sereine. On l’ a vu pour Eliduc, auquel fait écho la description ouvrant Laüstic : la dame, épouse d’un chevalier de renom, n’est pas seulement « sage, curteise e acemee » (v. 14), mais elle est prédisposée au bonheur dans la dignité (« A merveille se teneit chiere/ sulunc l’usage e la maniere », v. 15-16). Au dé- but de l’histoire uploads/Litterature/ coutumes-contrats-et-rites-dans-les-lais-de-marie-de-france.pdf
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- Publié le Oct 29, 2022
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