COLLECTION FOLIO HISTOIRE Michel de Certeau Histoire et psychanalyse entre scie

COLLECTION FOLIO HISTOIRE Michel de Certeau Histoire et psychanalyse entre science et fiction précédé de « Un chemin non tracé » par Luce Giard 3e ÉDITION REVUE ET AUGMENTÉE Gallimard Michel de Certeau (Chambéry, mai 1925 - Paris, janvier 1986) fut habité « d’une intelligence sans peur, sans fatigue et sans orgueil ». Après une solide formation en philosophie, lettres classiques, histoire et théologie, il entra dans la Compagnie de Jésus en 1950, fut ordonné en 1956 et ne la quitta jamais. Il fut très actif dans les revues jésuites (Christus, Études, Recherches de science religieuse), enseigna en diverses institutions (universités de Paris VIII puis de Paris VII, Institut catholique, University of California San Diego, et finalement à l’École des hautes études en sciences sociales). Historien du religieux et des textes mystiques de la Renaissance à l’âge classique, il les étudia en recourant aux instruments de l’anthropologie, de la linguistique et de la psychanalyse. Il le fit avec exigence et rigueur, et mit en perspective de façon neuve « l’écriture de l’histoire » et « la fable mystique » dans la première modernité. Il s’intéressa avec la même acuité à la transformation contemporaine de la culture et à l’invention de ses pratiques dans la vie quotidienne. Dans la diversité de ses objets, son œuvre originale est marquée par la force de sa pensée, la beauté de son écriture et un élan généreux vers ce qui peut advenir d’autre. UN CHEMIN NON TRACÉ par Luce Giard Michel de Certeau avait une manière inimitable de traverser les frontières entre les champs de savoir, comme si la chose allait de soi. Les chapitres de ce recueil en fournissent une illustration concrète. Il ne s’embarrassait pas d’attendre un sauf-conduit au poste frontière ni de solliciter l’agrément des gardiens du lieu. Sans ostentation et sans proclamation de principe, il avançait d’un pas résolu, comme si nulle raison d’hésiter ne se présentait à son esprit, tout occupé à découvrir le meilleur tracé d’investigation. Il y avait, dans cette attention concentrée sur son objet de réflexion, une force, un élan contagieux, qui disaient l’affaire trop sérieuse pour procéder autrement, et le temps trop mesuré pour tergiverser. Adolescent, il avait eu le goût de l’escrime et des courses de montagne dans sa Savoie natale, et ces deux activités semblaient avoir laissé leur marque sur sa manière de procéder dans les choses de l’esprit. Ou peut-être toutes les activités du corps et de l’esprit avaient-elles fini par se fondre en une même unité, faisant appel à ces qualités dont la conjonction donnait un « style » inimitable au travail de son intelligence. Au lendemain de sa disparition, Marc Augé en fit la plus juste description, saluant en lui « une intelligence sans peur, sans fatigue et sans orgueil 1 ». Il lui fut parfois reproché de ne se tenir ni dedans ni dehors, de n’habiter entièrement aucun des rôles qu’une identité professionnelle, des prises de position, des écrits abondants incitaient à lui accorder. Comment s’y reconnaître, dans ce parcours rapide, varié, inventif, jalonné d’une ample production écrite, qui le présenta successivement à ses lecteurs comme un jésuite éditeur des sources du premier siècle de son ordre (1540- 1640), puis comme un historien de la mystique de la Renaissance à l’âge classique, mais aussi comme un homme de son siècle, passionné par l’observation des sociétés contemporaines en Europe et en Amérique latine, un chrétien « remué » par les événements de Mai 1968, impatient de voir prendre la mesure de l’aggiornamento à accomplir, puis encore comme un historien scrutant la spécificité de l’épistémologie de l’histoire, un esprit généreux s’interrogeant sur la construction du lien social et l’affirmation des différences dans l’espace public, ou, plus étonnant encore, un admirateur des « arts de faire » qui organisent la vie quotidienne ordinaire, obstiné à en rendre compte savamment au niveau de la théorie par un montage de catégories et de procédures empruntées aux dernières propositions des sciences sociales et humaines 2. Cette mobilité et cette exigence de pensée donnaient parfois une impression de vertige, elles inspiraient le soupçon d’y deviner une inconstance première ou peut-être une superficialité masquée. Ce jésuite historien si peu ordinaire réveilla chez quelques-uns le souvenir d’une historiographie, héritée des Lumières et ressassée au XIXe siècle, hostile à la Compagnie de Jésus, qu’on disait alors tout entière inscrite dans l’ambiguïté. L’explication, un peu courte, n’avait rien de surprenant, historiens et sociologues ont montré de longue date qu’il n’est jamais simple de se soustraire au pacte social qui gère la stabilité des identités et leurs représentations. Pour expliquer sa démarche, Michel de Certeau avait coutume de dire qu’il s’était borné à faire « un pas de côté ». LA TRAVERSÉE DES DISCIPLINES Comment et pourquoi tant de voyages entre des disciplines, des lieux d’interrogation, des manières de thématiser et de construire des questions transversales ? Il se déplaçait d’un savoir à l’autre par nécessité, pour suivre une question née sur un autre bord, où il lui semblait qu’elle n’avait pas reçu un traitement satisfaisant. Il n’avait pas pour intention de brouiller les identités disciplinaires, il ne prêchait pas le mélange des méthodes et des savoirs au nom d’une unité dernière de la connaissance ou en vertu de la condition commune à tous les sujets connaissants. Historien attentif à ce qu’il appela « l’opération historiographique », pour désigner les conditions réelles (et non plus de principe) dans lesquelles s’exerce le métier, il insistait sur le cadre historique (un contexte culturel, une hiérarchie des savoirs, une gestion sociale des places et des charges) qui régit toute discipline, et pèse sur sa définition et sa découpe, même si les spécialistes préfèrent souligner la validité de leur tradition de pensée, son économie interne et la cohérence des distinctions qui y sont posées. De cette série de différences et d’actes de séparation, périodiquement révisée quand émergent de nouveaux savoirs, il reconnaissait la fonction et l’utilité pour régler, dans chaque discipline, les usages internes à la profession et les rapports de voisinage avec les autres disciplines. Il savait l’importance des marques de reconnaissance et des procédures de légitimation pour tous les spécialistes d’un domaine de connaissance qui en reçoivent leur identité. Ceux-ci peuvent prendre appui sur ces marques et ces procédures pour établir entre eux un accord minimal sur des principes, des méthodes, un vocabulaire technique, tout un appareil qui permet l’accumulation des expériences et des résultats, puis leur circulation sous une forme condensée grâce à la mise en ordre d’une théorie explicative. Le regard perspicace que Certeau jetait sur la vie des savoirs, instruit par la méditation des classiques de l’historiographie, dans la familiarité des grands érudits du XVIIe siècle et des traités de méthode au début du XXe siècle, était informé par d’autres lectures plus inattendues, empruntées à la philosophie et la sociologie des sciences, avec notamment Karl Popper, Thomas Kuhn, ou Bruno Latour dès son commencement iconoclaste sous le soleil californien 3. On en percevra l’écho ci- dessous, en particulier dans les chapitres sur Michel Foucault. Cette conscience de l’historicité inscrite dans la définition des méthodes et dans la manière de découper des objets de recherche l’incitait à refuser de sacraliser la valeur cognitive des pratiques propres à une discipline. Elle lui donna la liberté de ne pas demeurer sous leur contrainte. Parfois conduit, par la logique de ses questions, à s’écarter des réponses reçues, il refusait pourtant de renoncer à la question posée et se trouvait obligé de continuer le voyage de la pensée hors des frontières de l’histoire, sa discipline d’accréditation. Ce non-conformisme intellectuel concernait autant le traitement des questions retenues que le choix initial des questions à traiter. Il ne se laissait pas détourner de certaines questions par les jugements établis, prompts à disqualifier une « question ancienne », parce que peu recevable dans les formulations attachées à un état de savoir plus récent, considéré comme plus avancé ou scientifique. Il tenait cette disqualification, souvent accompagnée d’une pointe de mépris envers des « problèmes démodés », pour le masque d’une impuissance, pour une crainte inavouée. Qu’une question fût difficile à articuler dans les énoncés du savoir présent ne lui semblait pas suffire à la déclarer privée de sens. Le contraire lui paraissait plus vraisemblable. Encore fallait-il mettre à l’épreuve cette présomption, en entrant dans la question par un autre chemin, en changeant de perspective sur les problèmes considérés, ce que rendaient possible l’entrée sur le terrain d’une autre discipline et le recours à ses propres instruments. C’est ainsi qu’il faudrait entendre l’ironie voilée de son expression, situant l’histoire quelque part « entre science et fiction ». En utilisant cette formule inattendue, il n’était pas animé par la volonté d’abaisser le statut épistémique de l’histoire, il entendait simplement rendre justice à la profondeur des questions qui y sont posées, sinon résolues. Plus qu’à un brio de plume, la formule renvoyait à un élément essentiel dans sa conception de l’histoire, dont l’analyse est développée au premier chapitre de ce recueil. Parce que seule la nécessité du travail en cours lui faisait traverser uploads/Litterature/ histoire-et-psychanalyse-entre-science-et-fiction-precede-de-un-chemin-non-trace-by-certeau-michel-degiard-luce.pdf

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