MUNTEANU Emilia Le théâtre tardivien entre diairesis et sunagôgè Résumé : En se

MUNTEANU Emilia Le théâtre tardivien entre diairesis et sunagôgè Résumé : En se donnant pour projet esthétique de composer un Clavecin bien tempéré du théâtre, Jean Tardieu l’accomplit grâce à deux gestes oxymoriques, diairesis et sunagôgè. Si le premier lui inspire un théâtre irrévérencieux (fruit de la réécriture faite d’une série d’opérations transformationnelles et d’un processus de démythification de l’imaginaire collectif) à l’égard de paradigmes obsolètes (vaudeville, drame bourgeois, théâtre de boulevard), il s’y agit plutôt d’une revisitation transvalorisant ces hypotextes. Espace, temps, langage et personnages subissent des distorsions afin de nous signaler un chronotope scénique usé, un monde suranné et renvoyer au théâtre lui- même dans un geste suiréférentiel. En nous accueillant dans un salon, certaines pochades inspireraient au spectateur un interprétant dynamique (selon Peirce) de l’ordre d’un référent contemporain de Labiche, Diderot ou Feydeau mais sa présence n’a rien affaire à la fonction mimétisant un espace extra scénique concret puisqu’il donne à voir une convention théâtrale. Le spectateur, destinataire d’un paratexte didascalique à parfum de métatexte, devient le complice de cet acte de théâtromageiros. Mots-clés : nouveau théâtre, hypotexte, hypertexte, diairesis, sunagôgè 1. Repères théoriques Toute l’histoire de l’humanité, depuis sa philosophie jusqu’à ses arts, gravite autour de deux figures, celles des invariables antinomiques qu’Élie Faure repère dans les arts plastiques, à savoir l’immobilisme et le mouvement, et qu’il représente sous la forme d’une « oscillation géante qui va de l’intégration (par l’amour) à la désintégration (par la connaissance) ».1 En effet, comme un personnage tardivien le constate2, le créateur, exaspéré par le morne immobilisme, par l’intervalle infécond, s’empare de l’instant démolisseur du vieux, annonciateur d’un faire libérateur, ondoyant ou vertigineusement se précipitant vers un inévitable nouvel immobilisme et un autre défaire. Ce sont d’ailleurs les deux opérations qui définissent généralement la méthode dialectique que Platon expose dans son dialogue Phèdre: « la première c’est <vers une forme unique mener […] ce qui est en mille endroits disséminé>, et cette méthode s’appelle la <sunagôgè>, le <rassemblement>. » La seconde est désignée par le terme « diairesis » qui signifie « découpe » ou « division ».3 Tout nouveau texte, fût-il issu d’une volonté de bouleverser les fondements théoriques et esthétiques d’un genre littéraire ou bien expression de l’état de déhiscence artistique du créateur, est susceptible de menacer les valeurs existantes et de détruire l’ordre en vigueur à un certain moment de l’histoire d’une culture. Cependant, qu’il le veuille ou non, une fois mis en scène, il fait entendre plusieurs « voix » dont les énoncés viennent d’horizons différents, littéraires et/ou spectaculaires. Quelque cordial ou inamical que soit l’accueil réservé par le nouveau texte aux voix visiteuses, qu’ils soient conjoints ou qu’ils disjoignent, ce qu’il y a de sûr c’est que le dialogue avec l’altérité est incessant. Tout comme dans d’autres domaines de la recherche où la polémologie taxinomique rend la tâche du lecteur ardue, ce phénomène a 1 cf. Geneviève Serreau, Histoire du “nouveau théâtre”, Gallimard, 1981, p.12. 2 « A …créer, c’est d’abord une sorte de désastre. Comme il s’y entend, l’homme, comme il est à son affaire quand il faut, à la fois, abattre et édifier, tuer et mettre au monde, séparer, piller et rassembler! » Tardieu, « Une soirée en Provence », in La comédie du langage, Gallimard, 2009, p.167. 3 Selon Jesper Svenbro, « La découpe du poème. Notes sur les origines sacrificielles de la poétique grecque », in Poétique, no.58/1984, pp.215-233. amené Bakhtine à parler de dialogisme et d’autres poéticiens de déjà-vu ou d’intertextualité. Ainsi, un texte comique peut tirer sa matière d’un antécédent déjà comique ou sérieux, le comique se limitant à « répéter une autre forme en changeant de signe ».4 Indissociable du texte moderne, l’intertextualité suppose un travail de décodage du discours dramatique indispensable afin de déceler les liens qui se tissent entre le texte d’arrivée (hypertexte selon Genette) et l’héritage (le texte de départ appelé par Genette hypotexte) partagé avec d’autres successeurs. Defays les nomme déjà-vu, parodie et carnavalesque. Dans la vision du chercheur français, « le déjà- vu est la forme la plus douce » de manifestation de l’intertextualité qui « ne remet pas directement en cause l’homogénéité du discours » en plaçant le comique dans un équilibre instable entre « l’immersion totale et le décentrage continuel ».5 La perméabilité du théâtre tardivien en fait un vrai pactole vu la diversité des formes d’intertextualité depuis la référence directe (« La scène se passe au temps des romans de Jules Verne. L’Amiral ressemble au capitaine Grant : tenue d’officier de marine de 1860... »6), à l’allusion indirecte (telle que l’on perçoit l’énoncé du Professeur renvoyant à l’existentialisme : « Et souvenez-vous bien de cette maxime : l’Etre est la dignité de l’Homme, comme l’Homme est la dignité de l’Etre »7), aux lieux communs (« Monsieur Quidonc, très grave Le sport et l’art ont toujours été associés »8) et aux clichés (« Mademoiselle C’est le miracle de l’Art, monsieur ! 4 André Jolles, cité par J.-M.Defays in Le comique, Seuil, 1996, p.43. 5 J.-M.Defays, Le comique, Seuil, 1996, p.44. 6 Tardieu, « L’Archipel sans nom », in La comédie de la comédie, Gallimard, 1995, p.37. 7 Tardieu, « La politesse inutile », in op.cit., pp. 266-267. 8 Tardieu, « La Société Apollon », in op.cit., p.162. Un peu de couleur....et c’est la Peinture... »9) ou bien à des formes dont la coalescence tissulaire rend le contour flou. Dès le titre de l’un de ses volumes, La comédie de la comédie, Tardieu annonce son entreprise intertextuelle. De cette manière, la tâche du chercheur est allégée, le paratexte préfaciel ou didascalique faisant référence à une intrigue policière de 1900, inspirée par la figure légendaire d’Arsène Lupin, ou à « une convention encore en usage à l’époque d’Eugène Labiche »,10 celle des apartés. A défaut d’explications paratextuelles, c’est le décor qui, reconstituant les salons du XIX-ème siècle, est chargé de faire allusion au théâtre bourgeois et au vaudeville conduisant immanquablement à la parodie. Par ailleurs, l’intertextualité s’avère une forme implicite d’interactivité spectaculaire, invitant le spectateur à activer ses compétences générique et idéologique afin de reconnaître les liens avec un certain contexte, avec un ou des co-texte(s) et leurs paradigmes. En outre, lorsqu’il fait référence à d’autre créations dramatiques, le discours devient métathéâtre et s’adresse aussi aux actants du spectacle, les praticiens de la scène. Néanmoins, quelque audacieux que soit le programme d’un auteur dramatique contemporain qui se propose de révolutionner la scène, dès la fin du XIX-ème siècle déjà la peau de chagrin du faire artistique ne cesse d’être rapiécée, de se recomposer en un patchwork. Ainsi, « Jarry rompt avec l’esthétique romantique attachant l’originalité à l’invention, à la nouveauté, pour valoriser la réécriture, considérée comme base de la création littéraire. Cette réécriture peut s’en prendre 9 Tardieu, « La Société Apollon », in op.cit, p.168. 10 Tardieu, « Avant-propos » de La comédie de la comédie, Gallimard, 1995, p.6. à tout texte mais elle opèrera des processus de déformation, de transposition, de transmutation ».11 En interrogeant la contemporanéité, on tombe sur les propos d’André Helbo, académicien, directeur de la revue Degrés et professeur à l’Université Libre de Bruxelles, qui apportent également de l’eau à notre moulin car selon lui « l’auteur est avant tout réécrivain. »12 En outre, une fois transporté dans l’espace spectaculaire, le texte métamorphosé en signes verbaux fait apparaître « sa nature interstitielle de tressage traversé par les codes de la mise en scène. »13 Au fur et à mesure que la révolution théâtrale s’installe dans le paysage des arts de la scène, les héros du théâtre classique, les protagonistes du drame bourgeois, bref les personnages traditionnels cèdent les planches au couple textuel et spectaculaire dont les partenaires-adversaires défaire/ refaire s’unissent et/ou se déchirent pour déchiqueter un théâtre obsolète, broyer un imaginaire collectif et le soumettre à une opération de démythification en mettant en place un contrat spectaculaire entre les artisans de la scène et « l’actant observateur »14. Il n’est pas étonnant que la Visitation des texes fondateurs de notre culture revête l’aspect d’un ressourcement dissimulé sous des coups diairétiques de l’ordre de la transformation, de la démythification qui n’exemptent pas des héros légendaires tels Prométhée (Tonnerre sans orage), Midas (Les oreilles de Midas) ou de l’ordre de la parodie du théâtre classique, sans qu’un hypotexte précis puisse être décelé. Déplorant le retard du théâtre par rapport aux autres systèmes de modélisation secondaires, tels la peinture, la 11 Daniel Sangsue, « Parodie et humour noir “La Passion considérée comme course de côte” », in Poétique, no.118/1989, pp.219-237. 12 André Helbo, Le théâtre : texte ou spectacle vivant ?, Paris, Klincksieck, 2007, p. 52. 13 Ibidem, p.91. 14 Ibidem, p.96. musique et la poésie, Tardieu y puise des techniques et des moyens en annonçant dès l’Avant-propos à l’édition de 1966 de son volume Théâtre de chambre, son projet ambitieux de « composer un <Clavecin bien tempéré > de la dramaturgie, catalogue des structures, des moyens et même des < effets > (anciens et nouveaux) où l’on serait parti des uploads/Litterature/ crosscultural-emilia-munteanu-french.pdf

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