1 Darwin au pays des fées : une approche naturaliste du conte merveilleux je ne

1 Darwin au pays des fées : une approche naturaliste du conte merveilleux je ne vois pas comment la philosophie de l’esprit [...] pourrait ne pas admettre comme condition de pertinence minimale que la manière dont elle aborde les questions de la conscience, de la connaissance, de l’action, de l’éthique, … ou de l’esthétique, doit être compatible avec le fait que l’être humain est un être biologique […]. Jean-Marie Schaeffer, Adieu à l’esthétique Des chercheurs de tout horizon, fasciné par le « pouvoir des contes » se sont attelés à la tâche de l’exégèse pour mieux percer le mystère de ses effets, celui de ses effets de sens. Le propos de cette communication se distingue de ce courant d’étude puisqu’il ne vise pas à interpréter les contes merveilleux, au sens psychologique (Bettelheim), ethnologique (Paulme) ou littéraire (Lüthi) du terme. Je ne chercherai pas à regrouper le sens de ces récits dans une herméneutique générale ; chacun d’eux, même s’il emprunte à des traditions séculaires, voire universelles, développe, par l’agencement singulier des motifs, une signification autonome 1. Je voudrais plutôt tenter ici une explication du conte merveilleux, esquisser une interprétation de son étrange homogénéité. Dans un essai publié il y a plus de vingt ans, Paul Larivaille signalait aux spécialistes du conte ce paradoxe, qui, aujourd’hui encore, reste inexpliqué : malgré toutes les mutations et toutes les existences du conte dans l’espace et dans le temps, on observe dans la pratique des conteurs un « isomorphisme morphologique », une diversification dans l’homogénéité, qui est « un des facteurs primordiaux de l’évolution dans la conservation ou de la conservation dans l’évolution qui caractérise l’évolution du conte à travers les âges : le conte se diversifie […] ; mais dans le même temps il résiste au changement par l’"isomorphisation" et l’homogénéisation constante de tout élément nouveau d’où qu’il vienne »2. Posé en termes d’évolution, le conte merveilleux peut sans doute révéler une part de son mystère. Lucide comme à l’accoutumée, Vladimir Propp avait estimé à ce propos que la question de l’origine des espèces posée par Darwin au XIXe siècle pouvait également être convoquée dans le domaine du conte3. Le folkloriste russe avait 1 Veronika Görog-Karady, Michèle Chiche (éd.), D’un conte à l’autre. La variabilité dans la littérature orale, Paris, CNRS, 1990. 2 Paul Larivaille, Le réalisme du merveilleux. Structures et histoire du conte, Paris, Centre de recherche de langue et littérature italienne, 1982, p. 31. 3 Vladimir Propp, Morphologie du conte, Paris, Seuil, 1970, p. 172 2 toutefois oublié une composante fondamentale de la théorie de l’« évolution » : la survie d’une espèce n’est pas celle du plus fort, mais celle dont les enfants sont les plus aptes4 ; la force adaptative retombe, non plus tant sur l’objet, mais sur la transmission de celui-ci. On peut donc affirmer, sans trop nous tromper, que la permanence du conte populaire est due, au moins en partie, à sa capacité de séduction. On comprendra dès lors que l’aptitude des contes à survivre –leur tendance à l’« isomorphisme morphologique »– dépend de son vecteur de diffusion, à savoir l’être humain. Pour cette raison, il nous paraît essentiel de ne pas écarter les caractéristiques anthropologiques et psychologiques de l’homo sapiens récemment dégagées pas l’éthologie et la psychologie cognitive. On s’apercevra alors, non pas tant que les précédentes approches du contes étaient erronées, mais qu’elles s’avèrent désormais incomplètes sans l’appui des sciences du vivant. La thèse écologique : les racines historiques et ethnologiques du conte merveilleux L’anthropologue Dan Sperber fait observer que la culture –les représentations qui la constituent– n’est pas un ensemble abstrait ou immanent. (Il s’agirait, dans notre optique, des fonctions de V. Propp, des types d’A. Aarne ou des motifs de St. Thompson.) Les représentations culturelles sont concrètement communiquées d’individus à individus : [la plupart des] représentations mentales sont propres à l’individu. Certaines, cependant, sont communiquées d’un individu à l’autre : communiquées, c’est-à-dire d’abord transformées par le communicateur en représentation publique, puis retransformées en représentations mentales par leurs destinataires. Une très petite proportion de ces représentations communiquées le sont de façon répétée. Par le moyen de la communication […,] certaines représentations se répandent ainsi dans une population humaine et peuvent même l’habiter dans toute son étendue et pendant plusieurs générations5. En remettant l’homme au centre de la recherche sur la culture, D. Sperber comprend vite que le conte, acte perpétuel de contage, est sans doute la pratique culturelle la plus représentative de ce phénomène ; il critique alors la description structuraliste qui assimile le type à « un objet qui représente le conte non pas en 4 Charles Darwin, La filiation de l’homme et la sélection liée au sexe, Paris, Syllepse, 1999. 5 Dan Sperber, La contagion des idées, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 39-40. Voir également Scott Atran, « Théorie cognitive de la culture », L’homme, n°166, Paris, Mouton, 2003, p. 107-143, et plus récemment, sur la persistance du conte de fées au XXe et au XXIe siècles, Jack Zipes, Why the Fairy Tales stick. The Evolution and Relevance of a Genre, New York-Londres, Routledge, 2006. 3 disant quelque chose de vrai de lui, mais en lui ressemblant plus ou moins fidèlement par le contenu. C’est, en somme, une version de plus »6. Pour saisir la logique du contage, il suffit moins de repérer la morphologie secrète des contes que de savoir pourquoi ces récits ont chez nous un éco si puissant. Comme l’explique l’anthropologue, « ce qui a causé les frissons délicieux de l’enfant, ce n’était pas l’histoire du Petit Chaperon rouge prise dans l’abstrait, mais sa compréhension du récit que lui faisait sa mère »7. La voie la plus efficace menée dans la compréhension de l’histoire des contes merveilleux fut certainement portée par l’explication écologique 8 . L’environnement du public est en effet fondamental dans la dynamique de narration-réception du conte. Dans la tradition orale, l’intérêt des auditeurs dépend évidemment du contexte d’énonciation : le merveilleux du conte couvre souvent une matière familière au public du conteur. De ce point de vue-là, l’ethnologie est très bien placée pour jeter quelque lumière sur le sujet qui nous occupe. Les analyses d’Yvonne Verdier nous aide à comprendre que, derrière les histoires extraordinaires, point l’ordinaire de la vie. Blanche-Neige, Cendrillon, La Belle au Bois dormant, etc. racontent toutes l’aventure du changement de génération au sein du clan féminin. « Qu’est donc venue faire cette petite fille chez sa grand-mère ? », se demande l’ethnologue. Les versions populaires montrent que la jeune fille est initiée à son destin de femme. En cuisinant pour le loup une fois arrivée chez la grand-mère, le Petit Chaperon rouge occupe la fonction qui était attribuée à sa mère au début du récit. Loin de s’arrêter en si bon chemin, le Petit Chaperon rouge finit par avaler le repas ainsi préparé : il s’agit en fait de sa grand-mère, dont le loup avait prélevé le sang et les mamelles ! Poussées par la jeune fille, la mère est substituée dans ses fonctions essentielles de cuisinière et la grand-mère entend la mort frapper à sa porte. En effet, le conte met en évidence le fait que les femmes se transmettent entre elles la faculté toute physique de procréer, cependant que le caractère radical de cette transmission met au jour l’aspect conflictuel -rivalité qui va jusqu’à l’élimination physique- des relations des femmes entre elles sur ce point. Classées par rapport à la maturité de leur corps, les femmes se retrouveraient divisées et inégales. Peut-être pourrait-on voir là la source principale de la violence de leurs conflits ? Nombre de contes développent cet aspect éliminatoire des relations entre femmes, que ce soit entre femmes de la même génération (on pense au thème de la "fiancée substituée") ou entre femmes de générations différentes : mère et fille, belle-mère et belle-fille, grand-mère et petite-fille, vieilles et jeunes9. 6 D. Sperber, La contagion des idées, p. 51-52. 7 Ibid., p. 87-88. 8 Ibid. p. 89. 9 Yvonne Verdier, Coutume et destin : Thomas Hardy et autres essais, Paris, Gallimard, 1995, p. 195. 4 Les auditrices, on l’imagine, ne pouvaient manquer d’être fascinées par ces aspects de leur vie que le conte mettait en lumière. Si les explications des ethnologues révèlent le lien entre les pratiques humaines et leur reflet dans le conte, elles restent néanmoins circonscrites à un espace donné : Yvonne Verdier s’était ainsi intéressée au village de Minot, situé dans le nord de la France. Or, la spécificité des motifs contiques tient précisément à leur universalité. Aussi croyons-nous que l’ethnologie est insuffisante pour épuiser les facteurs écologiques de l’attractivité des contes merveilleux. Les données anthropologiques, parce qu’elles concernent les invariants de l’être humain, s’avèrent particulièrement utiles pour déceler ces mêmes invariants dans le folklore merveilleux. Prenons un exemple, connu de tous : la quasi ubiquité des histoires de Cendrillon ; elle est sûrement le reflet de certaines pratiques récurrentes dans la société humaine. Avant de convoquer des explications psychanalytiques (l’image négative de la mère, par exemple10), il est plus prudent d’expliquer la fascination pour uploads/Litterature/ darwin-au-pays-des-fees.pdf

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