PRÉFACE Dans sa préface à l'édition de 1930, Trois­ étoiles défendait avec une

PRÉFACE Dans sa préface à l'édition de 1930, Trois­ étoiles défendait avec une passion froide encore surréaliste, mais plus pour longtemps, Les Onze Mille Verges contre les moralistes de tout crin et contre Apollinaire lui-même. En 1g63, c'est une postface que Toussaint Méde­ cin-Molinier donnait à une édition nouvelle : il y confirmait par diverses preuves l' authenti­ cité d'un texte encore mal connu du public et insistait sur son caractère de folle fantaisie. Aujourd'hui, cette œuvre réputée scandaleuse est sortie de la clandestinité. R ne s'agit plus de l'invoquer contre les poèmes de guerre de Calligrammes, ni d'en justifier l'attribution au poète d' Alcools, mais de la lire. Certains 7 LES ONZE MILLE VERGES se lamenteront : encore une récupération opérée par la culture bourgeoise, à quand Les Onze Mille Verges dans les programmes universi­ taires? - Je dis : pourquoi pas? Faut-il que sa diffusion désamorce le livre? Et doit-on redouter sa présence à part entière dans les œuvres complètes d'Apollinaire? Il en résul­ tera au contraire une lecture enrichie par des approches multipliées. Et d'abord une lecture qui se fera dans une version correcte. Les diff érentes éditions plus ou moins récentes ne comportent en effe t pas moins d'une trentaine de fautes : sans parler du sous-titre « ou les amours d'un hospodar » délibérément supprimé, elles vont de la simple coquille, déjà grave (« tâter » pour « téter », quand il est question de l' « orphelin » de Mony, fa n'est pas rien!), à l'omission de mots, et même à celle d'une page entière, sans raison apparente. De plus, on avait cru bon de rectifier la ponctuation peu gramma­ ticale, il est vrai, mais si expressive d' Apol- 8 LES ONZE MILLE VERGES linaire, qui est la pulsation même de la phrase. Il fallait revenir à un texte correct. Nous avons choisi celui de l'édi.tion originale de 1go7. Certes, ce petit volume qui ne paie pas de mine n'est pas parfait : c'est le coup d'essai d'un imprimeur de Montrouge, spécialiste des commandes d'ouvrages clandestins et dlcidé à travailler pour son propre compte. Il contient un assez grand nombre de coquilles évidentes if autes d'accord, par exemple, ou si.mples fautes d'orthographe) qu'il convenait de corri­ ger; notre intervention a porté aussi sur quel­ ques cas de ponctuation par trop aberr ants. Mais, chaque fois que le doute était permis, le blnéfice en a lté laissé à la lefon de l'originale. C'est donc une véritable restitution des Onze Mille Verges de 1go7 qui a été ici établie. Entre ce livre inavoué, si.non à quelques amis proches, et les autres œuvres d'Apollinaire, les liens profonds ne manquent pas. Les plw simples concernent, outre les particularités de ponctuation déjà signalées, des rapprochements 9 LES ONZE MILLE VERGES linguistiques : le goût pour des mots comme bayer, Nissard, kellnerine - de préférence rousse -, nixe, pandiculation ... , le penchant à l'équivoque (dans le titre même qui fait allusion au martyre de sainte Ursule et des II ooo vierges ses compagnes) ou aux échos sonores, comme au début du deuxième chapitre {<< • • • un verre de raki. - Chez qui? chez qui? . . . si je mens. - Et comment ... je ne suis pas un noceur. - Et ta sœur? »), etc. Avis aux amateurs de statistiques et de calculs de fréquences. L'ordinateur qui avala tous les mots de Calligrammes pour le Centre d'étude du vocabulaire Jranfais de la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Besanfon est tou jours en service. L'attrait d'Apollinaire pour l'érudition mon­ tre aussi le bout de l'oreille. Il ne lui déplaît pas de souligner, sans doute en se rappelant une anecdote de la jeunesse de Casanova, que « mentule » est féminin, et « con » masculin, ni de suggérer que les testicules ne sont pas, comme une vaine étymologie le prétend, les IO LES ONZE MILLE VERGES témoins de l'acte amoureux, mais bien « les petites têtes qui recèlent la matière cervicale qui jaillit de la mentule ou petite intelligence ». A bon latiniste ... Ailleurs, tout content d'insérer dans son récit une histoire japonaise (selon un procédé de collage également utilisé plus loin paur la con fession de Katache et qu'il ne cessa d'employer en prose autant qu'en poésie), il se livre à une débauche d'exotisme nippon, écrivant d'ailleurs à la mode du XIXC siècle lotos pour lotus et sintoisme sans h. D'autres confrontations sont plus curieuses, Le botcha amant de Ninette est le frère du botcha Costantzing du conte La Favorite dans Le Poète assassiné. Le bel Egon, puni par où il avait péché et mourant empalé dans la souff rance et la jouissance, rappelle un autre giton (beau, lui, comme Arys), qui, juché par des garnements sur une grille, meurt « avec volupté peut-être » dans le premier des trois Châtiments divins de L'Héré­ siarque et Cie. Les scènes de Saint-Peters­ bourg ne sont pas sans annoncer le début II LES ONZE MILLE VERGES de La Femme assise. Et ainsi de suite. Deux passages émergent. L'un est ce délicat _paysage rhénan au petit matin, dont l' appari­ tion inattendue succède a l'orgie meurtrière de l'Orient-Express (un Orient-Express qui d'ail­ leurs mène a Bucarest par un curieux itiné­ raire). « Le seul paysage rhénan décrit par Apollinaire», écrit R. d'Artois, agrégé d'alle­ mand, dans son édition des Mémoires d'une chanteuse allemande. Le seul? Voyons, cher collègue! Des vignes, une musique de fifres qu'on ne voit pas, un paysage qui s'éloigne, et des en fants, des vaches dans un pré, n'est-ce pas tout le paysage de Mai, ou celui des Colchiques, ne parlons pas de la prose, qui surgit soudainement, comme si, l'espace d'un instant, le regard de Wilhelm avait passé par les yeux de Mony? L'autre passage se situe à la fin du livre. Culculine demande au sculpteur Genmolay d' édi­ fier une statue en souvenir de Mony Vihescu. Il se met en train par une séance de déchaîne­ ments où, avec Cornahœux, il est associé à 12 LES ONZE MILLE VERGES Alexine et Culculine et, le lendemain, commence le travail. De la même fa;on, toutes propor­ tions, et toutes conventions, gardées, au dernier chapitre du Poète assassiné l'oiseau du Bénin dicide avec T ristouse la construction d'un monument à Croniamantal, tous deux passent · une journée avec le prince des poètes et sa mie dans le joli bois de Meudon et, le lendemain, est achevé un mémorial non moins « étonnant » que celui de Mony. Enfin, - encore un peu de pédantisme -, la dialectique du vrai et du Jaux, ce point focal de l'imaginaire apollinarien mis en valeur par toute la critique moderne, n'est-elle pas une des structures de ce roman (une autre étant, comme pour Le Poète assassiné, la géographie du voyage)? L'histoire de Vibescu, noble sans l'être tout en l'étant, dont le déüre sadique a provoqué par hasard la victoire Japonaise, se termine sur l'image d'une statue dont chacun interprète la signification à sa manière, après une mort qui confirme de Ja;on ambiguë un serment ambigu et, d'une défi- LES ONZE MILLE VERGES cience, fait la raison de son immortalité, en passant par la mort tragique de Kilyému, étrangement conforme à ses vœux. Troublante identité des schémas. Louis Lelan a dljà suggéré que Les Exploits d'un jeune Don Juan pouvaient bien être quelque chose comme un Poète assassiné en creux, une« œuvre au noir » répondant à l' œuvre en clair. Nos 11 ooo seraient-elles, à leur tour, une sorte d'ombre portée qui souligne les formes de l' œuvre en les agrandissant? Aux psychanalystes d'entrer en lice. Ils nous apprendront que la cruauté agressive est tou jours liée à l'amour chez notre poète; que son attrait pour les fesses et la sodomie, qui n'était . pas simplement littéraire, son goût pour le mot « cul» (voir Alcools) sont autant de signes de la crainte du sexe féminin et de la prédominance d'un stade régressif sadique-anal; que d'ailleurs la seule sèène de castration du livre est hautement significative : Culculine la bien nommée n'arracke-t-elle pas d'un coup de LES ONZE MILLE VERGES dents - vagin denté! - le gland de la Cha­ loupe - ablation du phallus! Et que la suite de l'épisode n'est pas moins symbolique : la vengeance sadique de Cornabœux ne s'exerce pas sur le sexe féminin, ni sur la bouche qui fut son substitut actif, mais c'est « entre les deux fesses de Culculine » qu'il plante son couteau. La, psychanalyse aura encore son mot à dire à propos de nombreuses situations qui sont apparemment de voyeurisme, en fait de frustration : un homme assiste aux ébats d'un couple, et plus souvent de deux femmes qui le repoussent, et il ne lui reste qu'à se masturber devant ce spectacle - le comble étant atteint par ce mal-aimé masochiste de Katache, qui raconte si complaisamment ses mésaventures (notons-le au passage, elles se déroulent en partie dans un des paysages affe ctifs d' Apol­ linaire au même titre uploads/Litterature/ de-caudin-michel-pre-face-aux-onze-mille-verges.pdf

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