DE CORPS ET DE TEXTES. LA DANSE DES DRAMATURGES-METTEURS EN SCÈNE, DE HEINER MÜ

DE CORPS ET DE TEXTES. LA DANSE DES DRAMATURGES-METTEURS EN SCÈNE, DE HEINER MÜLLER À RENÉ POLLESCH ET FALK RICHTER Daniel Soulié Association pour la connaissance de l'Allemagne d'aujourd'hui | « Allemagne d'aujourd'hui » 2017/2 N° 220 | pages 141 à 153 ISSN 0002-5712 ISBN 9782757417430 DOI 10.3917/all.220.0141 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-allemagne-d-aujourd-hui-2017-2-page-141.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Association pour la connaissance de l'Allemagne d'aujourd'hui. © Association pour la connaissance de l'Allemagne d'aujourd'hui. Tous droits réservés pour tous pays. 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Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Association pour la connaissance de l'Allemagne d'aujourd'hui | Téléchargé le 31/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.153.76.24) © Association pour la connaissance de l'Allemagne d'aujourd'hui | Téléchargé le 31/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.153.76.24) Daniel Soulié* Interrogé sur sa relation avec le Tanztheater de Pina Bausch, Heiner Müller se déclare en 1990 à la fois « prodigieusement impressionné » et « perturbé » par ce qu’il a découvert. Il se pâme devant « des représentations qui [ont] une structure de tragédie, ce que l’on trouve rarement au théâtre »1. Son trouble de dramaturge réside – c’est ainsi qu’il l’explique alors – dans l’immédiateté d’une émotion sans texte. L’Allemagne, dès la fin des années 1920, invente le concept de Tanztheater pour désigner une forme neuve, absolue, prête d’abord à faire armes égales avec le Musiktheater, puis à supplanter toutes les autres formes d’expression théâtrale dont elle se veut la quintessence – c’est ce que laissent entendre Laban, Jooss, Wigman ou Gert lorsqu’ils théorisent l’avenir de la danse. Il suffit aujourd’hui de constater la propension des scènes allemandes à faire dialoguer les genres, au sein des fameux Dreispartenhäuser, pour comprendre les distinctions fondamentales qui subsistent entre théâtre dansé contemporain, opéra et théâtre parlé. Mais on y trouve aussi affirmés le parallélisme de leur évolution esthétique, et leur porosité aux influences réciproques. Plus que jamais, le texte et le récit intime servent de point de départ à la matière chorégraphique ; inversement, la matière textuelle et à plus forte raison la mise en scène sont conçues comme un corps malléable. D’une relative mise à distance du Tanztheater souvent perçu comme un objet indéfi­ nissable et qui ne chercherait surtout pas à se définir, ou cloisonné par l’image réduc­ trice d’une danse à la théâtralité exacerbée, on est aujourd’hui parvenu, au sein du théâtre allemand, à une multiplicité de formes hybrides qui, toutes à leur façon, font une place à la chorégraphie contemporaine et à la danse. Les bouleversements esthé­ tiques du Regietheater, ainsi que l’émulation d’institutions comme la Schaubühne de Berlin n’y sont pas étrangers. Pour nous intéresser à certaines de ces formes, les plus écrites, et à leurs supports textuels, nous privilégions des auteurs qui aient aussi mis en scène leurs textes, tant leur travail se rapproche d’une démarche chorégraphique, mais en dressant un pont entre deux générations. Depuis Heiner Müller, en son temps, *  Ancien danseur, doctorant en littérature comparée à l’université Paris-Sorbonne, enseigne l’allemand à l’univer­ sité de Lorraine (Nancy). 1.  « Le théâtre s’engendre au point d’intersection entre angoisse et géométrie », entretien avec Alain Neddam, 1989, traduit de l’allemand par J.-L. Besson et J. Jourdheuil, consultable sur : alain.neddam.info De corps et de textes. La danse des dramaturges-metteurs en scène, de Heiner Müller à René Pollesch et Falk Richter © Association pour la connaissance de l'Allemagne d'aujourd'hui | Téléchargé le 31/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.153.76.24) © Association pour la connaissance de l'Allemagne d'aujourd'hui | Téléchargé le 31/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.153.76.24) 142 Daniel Soulié ce sont plus récemment René Pollesch à la Volksbühne de Berlin et Falk Richter, qui tendent, à des degrés divers, vers l’intégration du geste et du mouvement dans leur processus créatif, jusqu’à y convier la danse, posant ainsi la question des limites du texte. Car, s’il est vrai que le mouvement chorégraphié donne à « voir » une double- voix intérieure – celle du danseur à laquelle se superpose celle de son chorégraphe –, et qu’un danseur devient ainsi une superposition de voix poétiques, on peut se demander ce qui motive un auteur-metteur en scène, dont on suppose qu’il concentre son attention sur le sens (sa construction et sa déconstruction) et sur l’intention des mots, à intégrer dans son texte une voix supplémentaire, plus intime et potentiellement encombrante, au travers d’une dimension corporelle. Cette approche semble nous dire quelque chose de l’influence de la danse contemporaine sur l’écriture et le jeu théâtral. La matière textuelle de l’intime Heiner Müller a beau avoir explicitement demandé de ne pas surévaluer l’influence d’Antonin Artaud sur son œuvre, on ne peut dénier à ce dernier, chantre de l’abolition des frontières entre vie et théâtre, un rôle non négligeable au regard des multiples réfé­ rences qui ponctuent les textes du dramaturge allemand, notamment Hamlet-machine (1977). Au-delà d’une figure d’identification, celle du poète maudit, Artaud est surtout, pour une génération d’auteurs et metteurs en scène dans les années soixante, un inspi­ rateur montrant des formes alternatives à celles, toujours plus inopérantes, du ratio­ nalisme. À la nuance près que Müller, s’il valide la fin de la théâtralité traditionnelle, n’est pas uniquement un metteur en scène comme Grotowski ou Brook. Il est auteur et, en tant que tel, s’arrange avec une contrainte : construire malgré tout des oeuvres dramatiques. Il ne cherchera jamais à éliminer le mot, du moins pas au sens propre. Jonathan Kalb, dans son essai sur le dramaturge allemand2, montre les efforts de ce défenseur de la Révolution pour aboutir à une fusion originale entre Brecht et Artaud. Passé le temps des polémiques qu’engendre son positionnement, Müller semble tran­ cher, vers la fin de sa vie, en faveur d’une vision de l’art moins politique : Sorti de sa naïveté, on acquiert la force d’affirmer l’imaginaire en tant que réalité, en tant qu’une composante de la réalité… on ne cesse de faire la chasse aux rêves, en poursuivant la même liberté qu’en rêve, tout en s’attachant à des lambeaux de réalité3. Comme le montre le succès de son « anti-chef d’œuvre » de 1977 qui lui apporte la reconnaissance au sein de l’institution traditionnelle (bourgeoise) du théâtre, il travaille à une œuvre « indomptable » qui lui permette d’instiller dans le théâtre, selon Kalb reprenant Artaud, ses propres éléments de cruauté. Aussi inflige-t-il à ses « personnages » une violente crise identitaire. Car, si le but est d’interpeller collectivement le public, le théâtre politique de Müller passe par le destin individuel : La confrontation avec le pouvoir, c’est pour moi l’histoire en tant qu’expérience personnelle4. 2.  Jonathan Kalb, The theater of Heiner Müller, New York, Limelight Edition, 2001, p. 105-126. 3.  Je traduis H. Müller cité par J. Kalb, op. cit., p. 10. 4.  H. Müller cité par Jean-Pierre Morel, « Heiner Müller, vingt ans après », dans La Main hâtive des révolutions, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001, p. 124. © Association pour la connaissance de l'Allemagne d'aujourd'hui | Téléchargé le 31/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.153.76.24) © Association pour la connaissance de l'Allemagne d'aujourd'hui | Téléchargé le 31/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.153.76.24) De corps et de textes. La danse des dramaturges-metteurs en scène 143 La photographie de l’auteur déchirée par l’interprète d’Hamlet, dans la quatrième partie du texte, montre à quel point Müller s’attaque à la représentation, à travers la destruction d’une iconographie de l’imitation. Il cherche à dépersonnaliser la figure théâtrale. Le rôle attribué aux « actes de parole », conçus dans leur aspect performatif, et la technique du collage, dont il n’est certes pas l’inventeur mais qui se généralise alors, tant dans le théâtre que dans la danse-théâtre, visent à contourner toute illusion de continuité et d’intégrité. Dans Hamlet-machine, Müller désamorce la fonction tradi­ tionnelle du dialogue. Il ne s’efforce pas de raconter une histoire, mais laisse défiler une série d’images assénées, brouillées, superposées où, comme dans un rêve, la description subjective vaut action. Son personnage laisse derrière lui un passé anéanti et, confronté aux figures shakespeariennes, fait face à l’inutilité de ses actions. Le drame lié à la perte de la personnalité est tout entier exprimé dans les premières phrases de la pièce : J’étais Hamlet. Je me tenais sur le rivage et je parlais avec le ressac BLABLA, dans le dos les ruines de l’Europe5. Il n’est pas précisé qui s’exprime pour endosser ces propos inauguraux de l’« Album de famille » – une réminiscence de l’auteur lui-même ? Retenons le terme « endosser », car la pression exercée par le texte sur uploads/Litterature/ de-corps-et-de-textes-la-danse-des-dramaturges.pdf

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