LES CHEMINS DU TEXTE (Teresa García-Sabell, Dolores Olivares, Arinick Boiléve-G
LES CHEMINS DU TEXTE (Teresa García-Sabell, Dolores Olivares, Arinick Boiléve-Guerlet, Manuel García, eds.), 1998, pp. 432-441 María OLIVER (Universitat Pompeu Fabra, Barcelona) Le Misanthrope de Moliere traduit par Maseras: un mélancolique? We had the experience but missed the meaning, an approach to the meaning restores the experience T. S. Eliot II ne peut étre question ici de théorie, d'aucune sor- te. Mais plutót de réflexion, dans un sens que je pré- ciserai bientót.Je veux me situer entiérement hors du cadre conceptuel fourni par le couple théorie/prati- que et remplacer ce couple par celui d'expérience et de réflexion[...] La traduction est une expérience qui peut s'ouvrir et se (re)saisir dans la réflexion. A. Berman, La traduction et la lettre ou l'Auberge du lointain Nous allons analyser ici un bref corpus d'options de traduction sélec- •tionnées dans la traduction en catalan du Misanthrope de Moliere qu'A. Maseras1 a faite dans les années trente. Dans un premier moment, nous aurons recours aux concepts de "lettre" et de "tendance deformante" tels qu'ils ont été définis par Antoine Ber- man dans ses articles: «La traduction et la lettre ou l'Auberge du lointain» et «La traduction comme épreuve de l'étranger». Ensuite, nous ferons appel á la lecture qu'Henri Rey-Flaud nous propose du Misanthrope de Moliere dans le chapitre intitulé «Le "cas" Alceste», de son livre L'éloge du rien. Cette lecture nous permet- tra d'établir les «réseaux signifiants sous-jacents»; réseaux qui ont été déformés —sinon détruits— dans la traduction de Maseras, comme nous espérons le montrer á partir des exemples proposés. Nous avons choisi en premier lieu de présenter la traduction de Ma- seras, parce qu'il s'agit d'une traduction en prose, et que les tendances définies par Berman s'appliquent á ce genre: D'ailleurs, la versión en prose laisse au traducteur 1 «El Misan trop», in Obres de Moliere (Clássics del Món), Ed. Barcino, Barcelona, 1930-1936, pp. 189-1247. dramatique une plus grande marge de liberté dans ses choix lexicaux et synta- xiques, qui peuvent notamment lui permettre un "respect" plus grand de la lettre, contrairement au traducteur en vers, fortement conditionné par des con- traintes telles que le nombre de syllabes et la rime. Et ensuite, parce que la traduc- tion de Maseras se veut une traduction canonique, puisqu'elle appartient au pro- jet de Maseras de traduire l'oeuvre compléte de Moliére. Elle prétend étre une ceuvre de référence et non pas une traduction visant la mise en scéne. I Antoine Berman a essayé d'établir, tout au long de son oeuvre, une «analytique de la traduction» aboutissant á une Critique de la traduction2 — littéraire—. Cette analytique est l'appareil critique —constitué par l'établis- sement du répertoire et la définition des tendances déformantes agissant dans la traduction en Occident— qui permet d'analyser le «systéme de déformation des textes qui opére dans toute traduction». Elle est constituée par un póle positif et un póle négatif. L'analytique négative —celle dont nous allons parler— aurait pour but l'analyse des tendances déformantes qui empéchent la traduction com- me résultat, de faire «l'épreuve de l'étranger», opérant comme autant de résis- tances face á l'étranger, l'autre. L'analytique positive aurait comme finalité l'éta- blissement du répertoire et la définition des tendances qui, au contraire, viennent atténuer l'action des premieres. Ainsi conques, «analytique négative et analy- tique positive devraient permettre une critique des traductions qui ne soit ni sim- plement descriptive, ni simplement normative» (Berman, «Epreuve...», p. 69). II faut essayer de définir ici la traduction telle que l'auteur la congoit, afín de montrer que ces tendances opérent sur la lettre des oeuvres littéraires. Dans la réflexion bermanienne, la traduction consiste en une trans- position dans les limites de la langue d'arrivée de la lettre de l'original: «Les tra- ductions dites "littéraires" [...] s'occupent d'oeuvres, soit de textes tellement liés á la langue que l'acte de traduire devient ici fatalement un travail sur les signi- fiants, un travail oü, selon des modes variables, deux langues entrent en com- motion, et d'une certaine maniére s'accouplent» («L'épreuve», p. 68). De sorte que la traduction littéraire se doit d'étre un travail sur la lettre, matiére premiére de toute oeuvre et, done, de la mimesis á laquelle aspire toute traduction dite littéraire. Elle «constitué (...) une dimensión sui generis. Et pro- ductrice d'un certain savoir\ Mais cette expérience (et le savoir qu'elle engendre) peut étre en retour éclairée et en partie transformée par d'autres expériences, d'autres pratiques, d'autres savoirs». (Berman, 1984, p. 286). 2 Son dernier livre, publié aprés sa mort s'intitule: Pour une Critique de la traduction. 3 Le savoir qu'ont essayé d'articuler les romantiques allema nds et des philosophes tels que Nietzsche, Heidegger, Benjamin, Serres et Derrida -pour ne citer que quelques-uns-. Ce savoir engendré par l'expérience que Valéry Larbaud a placé "sous l'invocation de Saint Jeróme"... Cet auteur a toujours place au premier chef de ces autres savoirs venant au "secours" du savoir produit par la traduction, la psychanalyse4, d'oü il a puisé sa définition de lettre et done de traduction littéraire —qu'il faut lire "de la let- tre"—. La lettre est le tissu des signifiants; le texte, l'oeuvre littéraire sont la ta- che du signifiant. L'agencement des signifiants fait le sens de l'oeuvre. II ne faut pas comprendre ici "signifiant" en suivant Saussure mais la psychanalyse —no- tamment d'aprés l'articulation faite par Lacan—. Le signifiant devient ainsi non seulement l'aspect phonique d'un mot, mais ce qui fait sens. Le signifiant l'est toujours par rapport á une structure, il n'y a de signifiance, —de parlance, comme dit Berman— que par rapport á la place qu'un mot occupe dans un réseau —le £a, dans le cas de la psychanalyse; le texte, l'agencement, dans l'oeuvre littéraire. Mais, comment repére-t-on un signifiant et, á travers lui5, un réseau? La répétition dans la technique psychanalytique; la redondance, la reprise, l'anaphore, les "formes" de celle-ci dans l'écriture, en sont des "voies ro- yales". C'est pourquoi, parmi les 12 tendances déformantes repérées par Ber- man6, nous avons choisi la huitiéme: la destruction des réseaux signifiants sous- jacents. Nous ne nous attarderons que sur celle qui nous intéresse pour éclairer les "obscurs" choix de traduction de Maseras: la destruction des réseaux signi- fiants sous-jacents, dont Antoine Berman offre la définition suivante: Toute ceuvre comporte un texte "sous-jacent", oü certains signifiants-clef se répondent et s'enchaínent, forment des réseaux sous la "surface" du texte, je veux diré: du texte manifeste, donné á la simple lec- ture. C'est le sous-texte, qui constitué l'une des faces de la rythmique et de la signifiance de l'oeuvre. Ainsi reviennent de loin en loin certains mots qui forment, ne füt-ce que par leur ressemblance ou leur mode de visée, un réseau spécifique. Chez Arlt, on trouve á d'assez grandes distances les uns des autres 4 «Si nous voulons aller au-delá de l'oeuvre et de la notion romantique de "potentialisation", approfondir la per- ception gothéenne du "reflet" rajeunissant, peut-étre avons-nous besoin d'une théorie de l'oeuvre et de la tra- duction qui fasse appel á la pensée analytique».(Berman, 1984, p.283). 5 H faudrait lire ici: «en faisant sa traversée» 6 Comme il a été annoncé, Berman recense 12 tendances déformantes qui constituent un tout systématique: I.1a rationalisation 2. la clarification 3. l'allongement 4. l'ennoblissement et la vulgarisation 5. l'appauvrissement quantitatif 6. l'appauvrissement qualitatif 7. la destruction des rythmes 8. la destruction des réseaux signifiants sous-jacents 9. la destruction des systématismes 10. la destruction des réseaux vernaculares ou leur exotisation II. la destruction des locutions et idiotismes 12 l'effacement des superpositions des langues (L'épreuve... pp. 71-80 et La traduction et... pp. 68-82) (parfois dans des chapitres différents), et sans que le contexte ne justifie leur emploi, un certain type de mots attestant une perception particuliére.Ainsi, de la série des augmentatifs suivants: portalón-alón-jaulón- portón-gigantón-callejón La simple mise en réseau de ces augmentatifs montre que leur enchaínement fait sens et, en vérité, sym- bolise l'une des dimensions essentielles des Sept fous. Ces signifiants sont des augmentatifs, et cela n'est pas pour rien. Car il y a dans ce román, une certaine di- mensión d'augmentativité: portails, ailes, cages, vestibules, géants et passages acquiérent la taille démesurée des cauchemars. La traduction qui ne transmet pas de tels réseaux détruit l'un des tissus signifiants de Poeuvre. Cela va de pair avec la destruction des groupes signi- fiants majeurs d'un texte, ceux autour desquels il organise sa parlance. Par exemple, un auteur comme Becket emploie pour le domaine de la visión certains verbes, adjectifs et substantifs —pas d'autres. La traduction traditionnelle ne per^oit pas cette systé- matique7. La traduction et.. pp. 76-77 De sorte que cette tendance déformante détruit du sens dans l'oeuvre. Par la suite, nous allons établir, á la lumiére du chapitre cité dans l'introduction —"Le cas Alceste"—, quels sont ces réseaux dans Le Misanthrope. Ces réseaux qui sont á l'origine du titre que nous avons proposé. II Dans son livre L'éloge du rien. Pourquoi l'obsessionnel et le pervers échouent lá oü Yhystérique réussit, Henri Rey-Flaud se sert de personnages littéraires — Alceste, Don Juan, le lieutenant Drogo, Robinson, lady Macbeth, le capitaine Achab—, pour élucider les enjeux des trois uploads/Litterature/ dialnet-lemisanthropedemolieretraduitparmaseras-1219723.pdf
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- Publié le Apv 06, 2022
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