Réseaux Histoire et Sciences Sociales : La longue durée Fernand Braudel, Armand

Réseaux Histoire et Sciences Sociales : La longue durée Fernand Braudel, Armand Colin Citer ce document / Cite this document : Braudel Fernand, Armand Colin. Histoire et Sciences Sociales : La longue durée. In: Réseaux, volume 5, n°27, 1987. Questions de méthode. pp. 7-37; doi : 10.3406/reso.1987.1320 http://www.persee.fr/doc/reso_0751-7971_1987_num_5_27_1320 Document généré le 07/06/2016 HISTOIRE EY SCIENCES SOCIALES LA LONGUE DURÉE FERNAND BRAUDEL © Armand COLIN ANNALES ESC. Vol. 13, n° 4 - oct. déc. 1958 Il y a cris« générale dee sciences de l'homme : elles sont toutes accablées sous leurs propres progrès, ne serait-ce qu'en raison de l'accumulation des connaissances nouvelles et de la nécessité d'un travail collectif, dont l'organisation intelligente reste à mettre sur pied ; directement ou indirectement, toutes sont touchées, qu'elles le veuillent ou non, par les progrès des plus agiles d'entre elles, mais restent cependant aux prises avec un humanisme rétrograde, insidieux, qui ne peut plus leur servir de cadre. Toutes, avec plus ou moins de lucidité, se préoccupent de leur place dans l'ensemble monstrueux des recherches anciennes et nouvelles, dont se devine aujourd'hui la convergence nécessaire. De ces difficultés, les sciences de l'homme sortiront-elles par un effort supplémentaire de définition ou un surcroît de mauvaise humeur ? Peut- être en ont-elles l'illusion, car (au risque de revenir sur de très vieux rabâchages ou de faux problèmes) let voilà préoccupées, aujourd'hui plus encore qu'hier, de définir leurs buts, leurs méthodes, leurs supériorités. Les voilà, à l'envi, engagées dans des chicanes sur les frontières qui les séparent, ou ne les séparent pas, ou les séparent mal des sciences voisines. Car chacune rêve, en fait, de rester ou de retourner chez elle... Quelques savants isolés organisent des rapprochements : Claude Lévi-Strauss l pousse l'anthropologie « structurale » vers les procédés de la linguistique, les horizons de l'histoire « inconsciente » et l'impérialisme juvénile des mathématiques « qualitatives ». Il tend vers une science qui lierait, sous le nom de science de la communication, l'anthropologie, l'économie politique, )a linguistique... Mais qui est prêt à ces franchissements de frontière et à ces regroupements ? Pour un oui, pour un non, la géographie elle-même divorcerait d'avec l'histoire ! Mais ne soyons pas injustes ; il y a un intérêt à ces querelles et à ces 1. L'Anthropologie structurale, Paris, Pion, 1958, passim et notamment p. 829. refus. Le désir de s'affirmer contre les autres est forcément à l'origine de curiosités nouvelles : nier autrui, c'est déjà le connaître. Bien plus, sans le vouloir explicitement, les sciences sociales s'imposent les unes aux autres, chacune tend à saisir le social en son entier, dans sa « totalité » ; chacune empiète sur ses voisines en croyant demeurer chez elle. L'économie découvre la sociologie qui la cerne, l'histoire, — peut-être la moins structurée des sciences de l'homme, — accepte toutes les leçons de son multiple voisinage et s'efforce de les répercuter. Ainsi, malgré les réticences, les oppositions, les ignorances tranquilles, la mise en place d'un « marché commun » s'esquisse ; elle vaudrait la peine d'être tentée au cours des années qui viennent, même si, plus tard, chaque science avait avantage, pour un temps, à reprendre une route plus étroitement personnelle. Mais se rapprocher tout d'abord, l'opération est urgente. Aux Etats- Unis, cette réunion a pris la forme de recherches collectives sur les aires culturelles du monde actuel : les area studies étant, avant tout, l'étude par une équipe de social scientists, de ces monstres politiques du temps présent : Chine, Inde, Russie, Amérique latine, Etats-Unis. Les connaître, question de vie ! Encore faut-il, lors de cette mise en commun de techniques et de connaissances, que chacun des participante ne reste pas enfoncé dans son travail particulier, aveugle ou sourd, comme la veille, à ce que disent, écrivent, ou pensent les autres ! Encore faut-il que le rassemblement des sciences sociales soit complet, que l'on ne néglige pas les plus anciennes au bénéfice des plus jeunes, capables de tant promettre, sinon de toujours tenir. Par exemple, la place faite à la géographie dans ces tentatives américaines est pratiquement nulle, extrêmement mince celle que l'on concède à l'histoire. Et d'ailleurs, de quelle histoire s'agit-il ? De la crise que notre discipline a traversée au cours de ces vingt ou trente dernières années, les autres sciences sociales sont assex mal informées et leur tendance est de méconnaître, en même temps que les travaux des historiens, un aspect de la réalité sociale dont l'histoire est bonne servante, sinon toujours habile vendeuse : cette durée sociale, ces temps multiples et contradictoires de la vie des hommes, qui ne sont pas seulement la substance du passé, mais aussi l'étoffe de la vie sociale actuelle. Raison de plus pour signaler avec force dans le débat qui s'instaure entre toutes les sciences de l'homme, l'importance, l'utilité de l'histoire, ou plutôt de la dialectique de la durée, telle qu'elle se dégage du métier, de l'observation répétée de l'historien ; rien n'étant plus important, d'après nous, au centre de la réalité sociale, que cette opposition vive, intime, répétée indéfiniment, entre l'instant et le temps lent à s'écouler. Qu'il s'agisse du passé ou de l'actualité, une conscience nette de cette pluralité du temps social est indispensable à une méthodologie commune des sciences de l'homme. 10 Je parlerai donc longuement de l'histoire, du temps de l'histoire. Moins pour les lecteurs de cette revue, spécialistes de nos études, que pour nos voisins des sciences de l'homme : économistes, ethnographes, ethnologues (ou anthropologues), sociologues, psychologues, linguistes, démographes, géographes, voire mathématiciens sociaux ou statisticiens, — tous voisins que, depuis de longues années, nous avons suivis dans leurs expériences et recherches parce qu'il nous semblait (et il nous semble encore) que, mise à leur remorque ou à leur contact, l'histoire s'éclaire d'un jour nouveau. Peut-être, à notre tour, avons-nous quelque chose à leur rendre. Des expériences et tentatives récentes de l'histoire, se dégage — consciente ou non, acceptée ou non — une notion de plus en plus précise de la multiplicité du temps et de la valeur exceptionnelle du temps long. Cette dernière notion, plus que l'histoire elle-même — l'histoire aux cent visages — devrait intéresser les sciences sociales, nos voisines. Histoire et durées Tout travail historique décompose le temps révolu, choisit entre ses réalités chronologiques, selon des préférences et exclusives plus ou moins conscientes. L'histoire traditionnelle attentive au temps bref, à l'individu, à l'événement, nous a depuis longtemps habitués à son récit précipité, dramatique, de souffle court. La nouvelle histoire économique et sociale met au premier plan de sa recherche l'oscillation cyclique et elle mise sur sa durée : elle s'est prise au mirage, à la réalité aussi des montées et descentes cycliques des prix. Il y a ainsi, aujourd'hui, à côté du récit (ou du « récitatif » traditionnel), un récitatif de la conjoncture qui met en cause le passé par larges tranches : dizaines, vingtaines ou cinquantaines d'années. Bien au delà de ce second récitatif se situe une histoire de souffle plus soutenu encore, d'ampleur séculaire cette fois : l'histoire de longue, même de très longue durée. La formule, bonne ou mauvaise, m'est devenue familière pour désigner l'inverse de ce que François Simiand, l'un des premiers après Paul Lacombe, aura baptisé histoire événementielle. Peu importent ces formules ; en tout cas c'est de l'une à l'autre, d'un pôle à l'autre du temps, de l'instantané à la longue durée que se situera notre discussion. Non que ces mots soient d'une sûreté absolue. Ainsi le mot événement. Pour ma part, je voudrais le cantonner, l'emprisonner dans la courte 11 durée : l'événement eet explosif, € nouvelle sonnante », comme Ton disait an xvi* siècle. De sa fumée abusive, il emplit la conscience des contemporains, mais il ne dure guère, à peine voit-on sa flamme. Les philosophes nous diraient, sans doute, que c'est vider le mot d'une grosse partie de son sens. Un événement, a la rigueur, peut se charger d'une série de significations ou d'accointances. Il porte témoignage parfois sur des mouvements très profonds, et par le jeu factice ou non des « causes » et des « effets », chers aux historiens d'hier, il s'annexe un temps très supérieur & sa propre durée. Extensible à l'infini, il se lie, librement ou non, à toute une chaîne d'événements, de réalités sous-jacentes, et impossibles, semble-t-il, à détacher dès lors les uns des autres. Par ce jeu d'additions, Benedetto Croce pouvait prétendre que, dans tout événement, l'histoire entière, l'homme entier s'incorporent et puis se redécouvrent à volonté. A condition, sans doute, d'ajouter à ce fragment ce qu'il ne contient pas au premier abord et donc de savoir ce qu'il est juste — ou non — de lui adjoindre. C'est ce jeu intelligent et dangereux que proposent des réflexions récentes de Jean- Paul Sartre 1. Alors, disons plus clairement, au lieu d'événementiel : le temps court, à la mesure des individus, de la vie quotidienne, de nos illusions, de nos prises rapides de conscience, — le temps par excellence du chroniqueur, du journaliste. Or, remarquons-le, chronique ou journal donnent, à côté uploads/Litterature/ braudel-histoire-et-sciences-sociales-la-longue-duree-1987-pdf.pdf

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