Pablo Picasso, Carnet 35, folio 24 recto : Baigneuse a la ca bine, 1927, mine d
Pablo Picasso, Carnet 35, folio 24 recto : Baigneuse a la ca bine, 1927, mine de plomb, 30 x 23, Paris, Musée Picasso, © photo RMN / Thierry Le Mage 12 Les Cahiers du Mnam 120 été 2012 Georges Didi-Huberman Le b ref été de la dépense Carl Einstein) Georges Bataille et lJéconomie-Picasso Du nouveau; il y en a tous les jours; des faits personnels aucun. Cest difficil[e] pour nous de nous [re]présenter votre vie pacifique a Paris, vie sans cet élément vital magnifique qu[e] représente Ja mort concrete, précise et présente. Vivre sans peur, voila l'unique fa,on pour exister. Cest peut-étre banal, mais pour moi c'est indispensable. Mais pour 'ª' il faut comprendre la valeur positive de la mort (chose qui n'exclu[t] pas de s'effrayer d'un rat). [ ... ] Pour Ja peinture, oui j'y pense. j'ai pris des notes. [ ... ] Picasso et Braque, comment qu'ils ont travaillé? Ramassez pour moi quelques photos ou reproductions. [ ... ] Dites a Picasso qu'il est un type chic, 'ª c'est clair. Sa conduite est [aus]si bien que sa peinture. On n'échappe jamais a Ja qualité de son talen t. Carl Einstein, Lettres a 0.-H. Kahnweiler, automne 1938-janvier 1939. Économie, Picasso, économie-Picasso. On pense a cette marchandise fétiche que constitue désormais le moindre bout de papier griffonné par la main du maitre: de grands bourgeois payent tres cher pour ils encadrent soigneusement le bout de papier en question et l'exposent comme un trophée de chasse sur le mur de leur salan, a moins qu'ils ne le déposent tout simplement dans leur coffre de banque, aucas ou. On pense a la bagnole « signée Picasso »,un peu plus chere que les autres du meme modele destiné aux classes moyennes (évidemment il s'agit d'un men- songe publicitaire puisque ce n'est pas une signature mais un simple lago qui en est l'imitation grossiere). On pense au Gar,on a Ja pipe de 1905 adjugé 104 mil- lions de dollars.chez Sotheby's en 2004, ou bien au Nu au plateau de sculpteur de 1941adjugé106,4 millions Les Cahiers du Mnam 120 été 2012 de dollars chez Christie's quelques années plus tard. On pense a cet artisan électricien a la retraite chez qui on a retrouvé 271 reuvres inédites, gentiment offertes parait-il, trente-sept ans auparavant, par Pablo ou Jacqueline. Car Picasso - le «tres cher» Picasso - aura offert, c'est bien connu et meme versé asa légende, beaucoup de ses reuvres a beaucoup de ses contem- porai ns. Quand j'étais petit, vivant dans une vil le industrielle ruinée par la disparition des mines de charbon et le chomage industrie!, sachant bien que man pere, peintre - grand admirateur de Picasso, évidemment - ne vendait pas un seul tableau et que la famille peinait a subvenir a nos besoins, j'étais habité par un fantasme récurrent: j'irais voir Picasso, il serait tres drole, il m'aimerait bien, il me montrerait ses masques et sa chevre, il me donnerait a la fin un 13 Georges Didi-Huberman bout de papier griffonné de sa main, je reviendrai dans ma famille ayant vendu le bout de papier, et nous pourrions vivre tout le reste du temps sans plus avoir besoin d'argent. * Au mois de mars 1930, Marcel Mauss, le grand anthro- pologue du don et du potlatch 1, offrit une petite contribution au numéro « Hommage a Picasso »de la revue Documents animée par Georges Bataille, lui-meme admirateur de Picasso comme de Mauss et futur grand théoricien de la «dépense improductive », voire d'une «économie généralisée». Mais tout ce que l'auteur de I'« Essai sur le don» parvint a donner se réduisait, en tout et pour tout, a deux modestes questions: On me demande de m'associer a l'hommage que d'autres plus compétents vous adressent. Est-ce pour vous dire que j'étais, aux premieres années de ce siecle, un des jeunes gens que votre peinture et votre dessin séduisaient, et qui meme réussirent a convaincre quel- ques amateurs? Ou bien ceux qui dirigent la publication de ce florilege, sachant mes modestes connaissances en art dit primitif, negre ou autre (qui n'est que de l'art tout court), veulent-ils tout simplement que je vous dise combien votre peinture et votre dessin nous rap- prochent des sources les plus pu res de l'impression et de l'expression 2? La premiere question se rapporte implicitement, a travers la notion ambigue des «amateurs», a une économie de l'art moderne marquée par l'histoire de sa réception esthétique et par les variations consécu- tives sur la notoriété social e et la« cote» désormais atteintes par l'artiste. La seconde question se réfere plutOt a une primitivité de l'art qui serait mise en jeu dans les reuvres de Picasso au meme titre que dans les plus immémoriales des statues d'ancetres africaines: de désigner une temporalité bien différente de l'histoire, qu'elle soit survivance ou invariance, ainsi que semble l'esquisser Mauss lorsqu'il parle de« l'art tout court» ou bien des «sources les plus pures de l'impression et de l'expression ». Ces deux questions, par leur juxtaposition meme, en font surgir une troisieme. Comment la survivance du primitif peut-elle ainsi s'accorder, s'intriquer a l'économie historique de l'art moderne? Que cette question surgisse d'une formulation adoptée par 14 Mauss nous en indique la teneur anthropologique, celle qu'on révoque en général a ne faire du « primi- tivisme» qu'un simple épisode stylistique ou un mar- queur iconographique de l'art moderne3. Bien loin de toute optique historien ne, d'ailleurs, les écrivains réu- nis par Georges Bataille, Carl Einstein et Michel Leiris dans ce numéro spécial de Documents expriment une ironie et une alacrité particulieres a l'égard d'une corporation de spécialistes - critiques ou historiens de l'art - dont le but serait de situer Picasso a l'inté- rieur d'une typologie stylistique ou sur la ligne d'une évolution historique des «écoles» picturales. Robert Des nos ouvre le feu en écrivant: « On a tout dit sur Picasso, y compris ce qui n'était pasa dire. Je me refuserai done aujourd'hui a contribuer a la glose plus ou moins burlesque de son reuvre4. » Fustigeant au passage les« amateurs d'art», c'est-a- dire les amateurs de dates, de signatures authenti- ques et de coteries marchandes, il prévient que son pro pos ne sera pas économique - « Moi, je ne la fais pasa l'oseille, qu'on le sache))-, avant de passer a une tres jolie histoire réunissant une baigneuse sur le bord de lamer, un poisson-scie et une belettes ... Un peu plus loin, Jacques Prévert se moquera bien haut des «sifflements des critiques-dard et [de] la sinistre chanson des connaisseurs» - qui menent une perpé- tuelle « bagarre, [comme] un grand combat de seiches qui se jettent mutuellement des nuages d'encre » -, avant de raconter une petite scene d'affolement du marché quand un tableau de Picasso se révélera, un jour, n'etre pas signé:« La petite foule subtile et dis- tinguée tourne au vinaigre, la salive générale arrete son petit moteur, le ventilateur se tait, des femmes se signent, Picasso n'a pas signé 6 ! » A la fin du numéro, Georges Bataille placera malicieusement un petit billet depure détestation signé Camille Mauclair: « M. Picasso donne pour des portraits et des tableaux [des choses] qui, pour moi, détruisent l'objet de la peinture [et dont] il ne res- tera rien7. » Tandis que Carl Einstein donnera un flo- rilege d'incompréhensions dues a Max J. Friedlander et Wilhelm von Bode, deux parmi les plus «officiels» historiens de l'art allemands: « [11 est impossible] d'ac- commoder les doctrines de l'art a son reuvre», écrit le premier; et quant au deuxieme: « Dans cet art nou- veau se manifeste d'une particulierement répu- Les Cahiers du Mnam 120 été 2012 gnante la tendance de notre époque démocratique vers la destruction des barrieres de la religion et de la morale, vers le nivellement de plus en plus complet, vers la suppression de l'originalité et des caracteres indépendants, vers la disparition du sens de la qualité qu'on remplace par le triomphe de la médiocrité et de la brutalité. L'esthétique est écartée. On déclare ridi- cule la recherche de la beauté dans l'art. On construit une beauté nouvelle qu'on veut avoir découverte dans la laideur et la vulgarité8.» * Poésie, jeu, non-valeur: c'est d'abord cela qui frappe le lecteur de tous ces hommages offerts a Picasso dans le numéro de Documents de mars i930. A rebours des historiens ou des «amateurs d'art» qui tentent de fonder la valeur d'une c:euvre selon sa place sur le curseur de l'évolution stylistique (ce qui fait di re a Camille Mauclair qu'« il ne restera rien » de Picasso dans l'histoire) ou dans la hiérarchie des criteres esthétiques (ce qui amene Wilhelm von Bode a invoquer chez Picasso une «brutalité» et une «vul- garité» incompatibles avec tout ce dont l'art, selon lui, est la recherche, a savoir la« qualité »et la« beauté »), a rebours de tout cela, done, nos poetes s'amusent, lancent leurs fusées et, des le départ, font exploser la valeur. 11 ne s'agit pour eux ni d'expliquer ni d'évaluer mais, bien plus simplement, de chanter uploads/Litterature/ didi-huberman-2012-le-bref-ete-de-la-depense.pdf
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- Publié le Fev 04, 2021
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