CHAMPSAUR, MIRBEAU ET RIMBAUD Pierre Michel et José Encinas ont découvert que l

CHAMPSAUR, MIRBEAU ET RIMBAUD Pierre Michel et José Encinas ont découvert que l’« Écho des théâtres » du Gaulois (24 avril 1882) annonçait la préparation par Octave Mirbeau d’une pièce de théâtre en quatre actes intitulée La Gomme. Ce titre est également celui d’une pièce de Félicien Champsaur publiée, sept ans plus tard, en 1889 chez Dentu. C’est à partir de ce rapprochement que Pierre Michel construit l’hypothèse d’une collaboration entre Champsaur et Mirbeau pour l’écriture de ce texte. Champsaur et Mirbeau partagent de nombreux points communs. Ils fréquentent les mêmes milieux « fin-de-siècle » et les mêmes personnalités. Ils ont travaillé dans les mêmes journaux, dans la rédaction desquels ils ont pu se croiser. Écrivains-journalistes, ils développent tous les deux une écriture « hybride », qui mêle chroniques, romans, nouvelles, lettres ou journal intime… On sait, grâce à Pierre Michel, qu’ils ont échangé quelques lettres – témoignant de leur estime mutuelle – et que Mirbeau cite dans deux articles du Gaulois (9 mars 1883 et 23 février 1885) des vers inédits de Rimbaud, ainsi que Champsaur lui-même dans son article « Le Rat-Mort » pour L’Étoile française (21 décembre 1881) et dans son recueil d’articles Le Cerveau de Paris (Dentu, 1886). Pour ma part, la connaissance de la personnalité de Félicien Champsaur et de certaines de ses stratégies littéraires m’inciterait à confirmer d’emblée la thèse de la négritude de Mirbeau. C’est pourquoi, je commencerai par présenter l’étrange personnage qu’est Félicien Champsaur et sa conception toute personnelle de l’écriture et de ses pratiques, notamment l’emploi avéré d’un « nègre ». J’exposerai ensuite mon hypothèse concernant sa collaboration avec Mirbeau et le rôle de directeur artistique que j’accorde à Champsaur. J’étudierai ensuite plus précisément l’écriture de La Gomme en éclairant certains points analysés par Pierre Michel, concernant les personnages et la dramaturgie. Et je souhaiterais enfin terminer cette étude sur l’affaire des vers inédits d’Arthur Rimbaud, en rappelant l’analyse des rimbaldologues et en proposant quelques hypothèses sur l’accès de Champsaur aux manuscrits de Rimbaud. * * * Félicien Champsaur (1858-1934) est un personnage haut en couleurs qui débute à Paris, à la fin des années 1870, dans les quartiers de la Bohême entre le Quartier latin et Montmartre. Son mentor n’est autre qu’André Gill, le célèbre caricaturiste, qui le prend sous son aile à La Lune Rousse et le familiarise avec l’esprit fantaisiste qu’il exercera aux Hydropathes et au Chat Noir1. Ils s’amusent ensemble à brocarder les célébrités du moment dans Les Hommes d’aujourd’hui, André Gill armé de son crayon et Champsaur de sa plume2. Notre écrivain conserve de ses années de jeunesse un traitement original de l’humour, du plus spirituel au plus grivois, une fantaisie qui frôle parfois la loufoquerie et surtout une culture de l’image dessinée. La presse illustrée est un lieu d’expression qui sied parfaitement à Champsaur : le texte et l’image s’y côtoient en toute harmonie et les colonnes des journaux sont le support idéal pour aiguiser sa plume acerbe. Il fonde ses propres revues fin-de-siècle, mais finit par rejoindre le « camp ennemi3 », lorsque les grands journaux, tels que Le Figaro ou L’Événement, lui proposent des « piges » bien plus rémunératrices. Il ne perd pas pour autant son ton caustique, qui lui vaut une multitude de duels et de scandales. Ainsi que le qualifie Jean de Palacio, 1 Champsaur est l’un des membres fondateurs des Hydropathes, qui sont à l’origine du Chat Noir et d’une multitude de groupuscules excentriques tels que les « fumistes », les « zutistes » ou les « arts incohérents ». 2 Félicien Champsaur rédige les textes des trente premiers numéros, André Gill poursuit ses caricatures jusqu’au n° 143, mais la publication échappe à ses créateurs et se perpétue jusqu’en 1899, après 470 livraisons, avec des rédacteurs aussi réputés que Paul Verlaine. 3 Félicien Champsaur est rejeté par ses amis de la bohême et exclu de La Lune rousse, lorsqu’il intègre Le Figaro, mais il leur montre son soutien en y publiant un long article sur les Hydropathes. Félicien Champsaur, « Le Quartier Latin », Le Figaro, 8 octobre 1879. 1 Champsaur est un « écrivain suspect à ses pairs comme à la postérité ». Ses romans ne sont pas moins controversés que ses articles. Dès son premier roman, Dinah Samuel, il défraye la chronique en caricaturant Sarah Bernhardt et en révélant leur courte aventure. De scandales en innovations éditoriales, Champsaur poursuit son chemin d’écrivain « moderniste ». Bien qu’il ne soit jamais reconnu par la critique, il trouve un très large public qui lui permet d’augmenter considérablement les tirages de ses ouvrages. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si son best- seller, pour lequel il s’occupe de la publicité, s’intitule L’Arriviste. Mais ce qui séduit davantage chez Félicien Champsaur, en dehors de sa personnalité audacieuse, est l’originalité de son écriture. C’est un écrivain prolifique et protéiforme : nouvelles, pantomimes, ballets, pièces de théâtre, roman à clés, de mœurs ou de science-fiction. Champsaur s’essaie à toutes les formes d’écriture possibles et invente un genre particulier, l’œuvre hybride. Lulu, roman clownesque en est un des exemples. Il s’agit d’un roman de cirque, composé d’une pantomime, d’une nouvelle, d’une opérette, d’un récit fantastique et de deux cent dessins réalisés par trente- quatre artistes différents. Félicien Champsaur donne dans ses livres illustrés sa propre interprétation du « modernisme » : une « écriture spectacle » mise en scène aussi bien par l’insertion d’images, que par les thèmes abordés et une mise en page originale. Négritude et pratiques littéraires J’aimerais peindre plus en détail la personnalité de Félicien Champsaur, dont le premier trait de caractère est certainement l’arrivisme. Champsaur est un écrivain « suspect », accusé de plagier ses collègues, de les dépouiller de leurs idées et d’employer des « nègres ». Il apparaît pour certains comme « un parfait scélérat », « absolument capable de tout4 ». Son aplomb et son audace lui permettent en effet d’arriver à ses fins. Félicien Champsaur arriviste5 Ce n’est que très récemment que j’ai découvert l’emploi éventuel de « nègres » par Félicien Champsaur. Si cette découverte ne m’a pas étonnée outre mesure, c’est parce que Félicien Champsaur est un écrivain ingénieux et opportuniste. Il a pour habitude de rééditer des œuvres anciennes selon des procédés plus ou moins honnêtes. L’hybridité littéraire entre sans conteste dans sa conception esthétique, mais il faut également prendre en compte l’objectif commercial de ses pratiques : la réédition d’une œuvre ancienne, sous un titre et un éditeur différents, lui permet de vendre un nouveau livre. L’emploi d’un « nègre » pourrait donc tout à fait participer de la recherche de rentabilité que manifeste notre écrivain. Ce n’est pas sans raison que Champsaur a une réputation d’arriviste, même si celle de plagiaire est abusive. C’est son camarade de jeunesse, Émile Goudeau, qui, le premier, accuse Champsaur par cette formule restée célèbre : « Rentrons nos idées ! Voilà Champsaur6 ! ». Et Harry Alis le compare au personnage de Balzac : Un vrai Lucien de Rubempré […] très au courant de tout, il écrivait des biographies de gens célèbres (Les Hommes d’aujourd’hui) ce qui lui avait permis de les connaître et surtout d’être connu d’eux7. Léon Bloy est bien plus accusateur encore dans son roman à clés Le Désespéré, où Champsaur apparaît sous le nom de Champignolle : 4 Léon Bloy décrit Champsaur sous le pseudonyme de Champignolle dans son roman à clés Le Désespéré, Soirat, Paris, 1887, p.371. 5 Félicien Champsaur, L’Arriviste, Paris, Albin Michel, 1902. 6 Félix Fénéon, Le Petit Bottin des Lettres et des Arts, cité par Jean de Palacio dans la biographie de Félicien Champsaur, Dinah Samuel, rééd., op. cit., p. 535. 7 Jean Bernard, Onira, le 24 décembre 1934. En ce qui concerne les relations de Champsaur avec Alis et sa biographie, voir infra, p. 9 et note n°47. 2 Il est le seul homme de lettres ayant osé publier un livre plagié de tout le monde, à peu près sans exception, et fabriqué de coupures dérobées aux livres les plus connus, sans autre changement que l’indispensable soudure d’adaptation à son sujet. On s’étonne même que cette audace ait eu des bornes et qu’il n’ait pas donné, comme de lui, Le Lac de Lamartine ou l’une des Diaboliques de Barbey d’Aurevilly8. Je n’ai cependant jamais découvert de preuves corroborant la réputation de plagiaire de Champsaur, bien qu’en effet il en ait le profil. Je peux simplement affirmer qu’il s’inspire assez librement de différents auteurs, sans que cela constitue pour autant un argument suffisant. Dans son premier roman Dinah Samuel, Félicien Champsaur emprunte l’invention de Villiers de l’Isle-Adam pour les Contes cruels : « l’Affichage céleste9 ». Dans ce conte, Villiers de l’Isle- Adam imagine un savant, M. Grave, utilisant le ciel comme support publicitaire. Champsaur, quant à lui, reprend cette invention pour le compte du héros de Dinah Samuel, Patrice Montclar, qui fonde « L’Affichage stellaire », une entreprise cotée en bourse, qui loue des espaces « célestes » pour y projeter des slogans commerciaux. Cependant, dans uploads/Litterature/ dorothee-pauvert-raimbault-champsaur-mirbeau-et-rimbaud.pdf

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