1 Pierre Drieu la Rochelle et la mort « On ne peut écrire que sur la mort, sur

1 Pierre Drieu la Rochelle et la mort « On ne peut écrire que sur la mort, sur le passé. Je ne puis te comprendre que le jour où tu es fini. » Pierre Drieu la Rochelle, Adieu à Gonzague. Le suicide de Drieu la Rochelle « L’homme passé vous fait un adieu aigre-doux, Ce n’était pas mauvais de mal vivre avec vous ». Extrait de Demi-mots amers de Philippe Léotard. Bien trop facile serait d’expliquer le suicide de Drieu la Rochelle en 1945 par l’unique peur des représailles pour son engagement d’intellectuel aux côtés des fascistes. Persécuté par une chienne de garde se vantant d’obtenir la tête de «l’homme couvert de femmes», «cerf exténué traqué par les chiens»1 dira François Mauriac, Drieu se serait suicidé par peur d’être emprisonné et condamné. Certes, un mandat d’amener était lancé contre lui, lui qui «socialiste fasciste» jusqu’en 1943, s’était fait par intermittence le thuriféraire de Doriot. Proche d’Otto Abetz, qui l’avait pleinement averti des risques qu’il encourait à suivre cette position difficile, il dirigea sans trop y croire la Nouvelle Revue Française pendant l’Occupation et rédigea aussi quelques articles antidémocrates et antisémites dans des journaux collaborationnistes. En 1945, Drieu écrivit dans la lettre d’adieu adressée à sa dernière femme qu’il refusait d’être «touché par des pattes sales» pendant son procès et qu’il acceptait mal d’être enfermé. En aristocrate convaincu, il préférait alors se donner la mort «volontairement et proprement». Mais est-ce là l’unique raison ? Déjà en 1944, excédé par le rôle qu’il lui fallait tenir, Drieu tenta de se suicider et fut miraculeusement sauvé par ses deux anciennes femmes. De plus, dès 1943, il avait cessé toute activité politique. Ayant enfin compris que l’Allemagne voulait détruire l’âme de la France et non pas la régénérer comme il le souhaitait, c’est-à-dire la transformer en nouvelle force fasciste, prévoyant d’autre part la défaite politique des nazis face aux bolcheviques, Drieu se plongea dans l’étude des religions. Il sut alors pertinemment qu’il allait être réduit à une image qui ne lui correspondait plus et cela pour des activités politiques qui ne l’intéressaient également plus. Il refusa dès lors d’être emprisonné pour une chose à laquelle il ne croyait plus depuis déjà trois ans2. Bernard Frank affirmait dans sa Panoplie littéraire3 qu’il fallait cesser d’être dupe et de trouver des bonnes raisons au suicide de Drieu et lançait dans une assertion sans appel : «On se tue par fatigue de raisons.»4 Drieu, ennuyé d’avoir collaboré si bêtement et sans vraiment y croire, fatigué par avance d’avoir à traîner les pieds dans un procès populaire digne de 1793, se serait suicidé comme on prend le train, pour changer d’air. Mais après l’échec de sa première tentative, Drieu lassé de la politique et trouvant après Mallarmé la chair devenue 1 Drieu (Revue La Table ronde, juin 1949). 2 C’est ce qu’il explique clairement à son frère Jean dans la lettre d’adieu qu’il lui adresse le jour de sa première tentative de suicide en 1944. Cette lettre est publiée en document annexe au Journal 1939-1945 de Drieu (Gallimard, coll. Témoins, 1992). 3 Bernard Frank, La panoplie littéraire (Flammarion, 1958), réédité en collection 10/18. 4 Ibid., p. 63. 2 bien triste, se serait plu dans Récit secret5 à créer sa propre mythologie personnelle pour sa gloire future, en invitant ses lecteurs à visiter le musée de son destin de suicidaire. Nous n’affirmons pas que toutes les explications accumulées dans cette autobiographie funèbre soient sincères, mais dans ce cas que faire de l’angoisse métaphysique qui taraude l’écrivain et qui est selon nous l’unique source de son œuvre ? Pourquoi Drieu aurait-il alors tant lu et écrit sur la religion et sur Van Gogh dans les oubliés Mémoires de Dirk Raspe s’il voulait simplement contribuer à l’élaboration d’un mythe ? Sartre, ancien professeur nourri de Gustave Lanson et déguisé en intellectuel de masse au service du totalitarisme marxiste6, dans son école du crime des crimes, réduisait déjà l’écrivain dans un rythme ternaire meurtrier à un être qui ne «pensait rien», qui ne «sentait rien», qui «n’aimait rien», mieux encore à un individu «lâche et mou, sans ressort physique ni moral»7, commettant ainsi l’erreur de confondre l’écrivain et quelques-uns de ses personnages, comme s’il nous fallait aussi juger Sartre à l’aune de La Nausée. Le chroniqueur polémiste, dans son portrait-charge, confondit lui aussi Drieu et ses personnages, jugeant avant tout l’homme comme un décadent qui s’ennuie et qui s’en prend pour cela à la terre entière, et non comme l’écrivain engagé qu’il était avant tout. Le désir de suicide de Drieu nous semble bien plus lointain, inhérent à son être à dire vrai. Les confessions de son Récit secret sont à cet égard révélatrices. Écrit entre les deux tentatives suicides plus haut mentionnées, le récit oscille entre genèse de l’idée de suicide et méditation philosophique. Sa résolution prend racine dans la peur du vieillissement et de la décrépitude observés chez ses grands-parents, étant enfant : «De bonne heure, je m’étais mis en tête qu’il ne fallait pas mourir plus tard que cinquante ans»8. A la manière de Benjamin Constant analysant l’origine du caractère solitaire et mélancolique d’Adolphe dans les premières pages de son roman éponyme, Drieu, qui admirait profondément Amiel et l’autobiographe du Cahier rouge, affirme que le germe de sa manie suicidaire repose dans sa nature mélancolique et sauvage : «La solitude, c’est le chemin du suicide, du moins c’est le chemin de la mort»9. Drieu relate ainsi de manière dramatisée et chronologique son long cheminement vers la mort, insistant sur les étapes de sa vie qui firent de cette «rêverie nostalgique» une obsession permanente. Ainsi, son échec douloureux à la sortie de l’École des Sciences Politiques qui sanctionne selon lui le «désordre dangereux» de son esprit, crée en lui un syndrome de persécution qui ne le quittera plus guère : «Les hommes commençaient à m’avoir à l’œil»10 écrit-il à ce sujet. La rupture avec Constance Wash, si tragiquement reconstituée dans Gilles, l’amène à concevoir le suicide comme ultime vengeance contre l’être aimé, cette Dora qui préfère la placidité morne et bourgeoise de son existence maritale à la passion de Gilles. Les années de la Collaboration sont dominées par cet appel incessant, fruit du sentiment permanent d’un à quoi bon tout bernanosien mais vide d’espérance. Mais, par-delà les blessures qui le conduisirent à la mort volontaire, Drieu esquisse ici une réflexion éclairante sur la mort d’après Les Litanies de Satan11 de Baudelaire, analyse qu’il approfondira dans La Note sur la doctrine religieuse de Baudelaire12. Dans ce bref essai, 5 Récit secret est publié à la suite du Journal, op. cit. 6 C’est ainsi que Bernanos se plaisait à désigner dans ses articles de combat les intellectuels communistes, voir pour cela Français si vous saviez. 7 Article des Lettres Françaises datant de mars 1943. 8 Ibid., p. 476. 9 Ibid., p. 481. 10 Ibid., p. 483. 11 Les Fleurs du Mal, section Révolte. 12 Ce texte, écrit pendant l’hiver 1944-45, fait partie d’un ensemble d’essais critiques réunis par Frédéric Grover dans l’ouvrage Sur les écrivains (Gallimard, 1964), dans la partie intitulée La poésie au-dessus de tout. 3 l’écrivain analyse l’œuvre baudelairienne sur le seul plan religieux et justifie la croyance luciférienne du poète – qu’il semble faire souvent sienne – en critiquant vers après vers les Litanies. Il s’attarde ainsi sur deux vers-clefs auxquels il fait déjà allusion dans son Récit secret : « Toi qui, pour consoler l’homme frêle qui souffre, Nous appris à mêler le salpêtre et le soufre. » Pour Drieu, il ne s’agit évidemment pas du canon et de la révolte sociale dont Baudelaire se moquait d’ailleurs bien, mais du suicide par le moyen du pistolet. Le suicide, ainsi favorisé par Satan, devient alors non pas acte de lâcheté, mais acte de révolte, au même titre que l’alcool ou la luxure. Le suicide s’élève en audace criminelle, en protestation sublime, ultime révolte de l’homme las d’accomplir d’autres actes. Ainsi, Drieu élabore en creux une définition luciférienne du décadent : ne croyant plus au jugement d’un Dieu personnel, le décadent est l’homme touché par la grâce démoniaque, toujours enclin au risque – maître mot de la pensée de Drieu – à l’expérience par-delà le bien et le mal et les limites du convenable social. On peut se souvenir alors de la pensée de Nietzsche, définissant l’héroïsme comme la bonne volonté absolue avec laquelle un être consent à sa propre destruction. Nous sommes loin ici des raisons les plus basses qui ont aussi incliné Drieu à se donner la mort. La décadence et la mort comme sujet littéraire absolu «La littérature n’est ni un passe-temps ni une évasion, mais une façon – peut-être la plus complète et la plus profonde – d’examiner la condition humaine.» Ernesto Sabato, L’Écrivain et la catastrophe13. Dans les années 1970, les chantres du Nouveau Roman ont reproché à Drieu, outre son engagement politique, d’être un écrivain d’idées, pour qui le roman ne serait que prétexte à divagations politiques et métaphysiques. Aux antipodes du romancier objectal uploads/Litterature/ drieu-la-rochelle-et-la-mort.pdf

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