Études Ricœuriennes / Ricœur Studies, Vol 6, No 1 (2015), pp. 94-110 ISSN 2155-

Études Ricœuriennes / Ricœur Studies, Vol 6, No 1 (2015), pp. 94-110 ISSN 2155-1162 (online) DOI 10.5195/errs.2015.274 http://ricoeur.pitt.edu This work is licensed under a Creative Commons Attribution-Noncommercial-No Derivative Works 3.0 United States License. This journal is published by the University Library System of the University of Pittsburgh as part of its D-Scribe Digital Publishing Program, and is cosponsored by the University of Pittsburgh Press. Du témoignage ou de l’ininterprétable Emmanuel Alloa University of St. Gallen Résumé: La thèse défendue dans l'ʹarticle est que la réflexion que mène Ricœur sur la notion de témoignage n'ʹest pas un sujet de recherche parmi d'ʹautres, mais qu'ʹelle constitue une des clés pour comprendre le projet Ricœurien en tant que tel. La notion de témoignage permet de dépasser la polarité de la description (phénoménologie) et de l'ʹascription (herméneutique), pour revenir à la question du réel. A travers une discussion de la quadruple grammaire du témoignage que propose Ricœur (avec les quatres aspects que sont la "ʺprésentification"ʺ, la "ʺcréance"ʺ, l'ʹ "ʺassertion"ʺ et la "ʺsubstituabilité"ʺ) et son contexte dans le dialogue avec l'ʹhistoriographie et la théologie, l'ʹarticle avance la thèse qu'ʹavec le témoignage, on touche au point-­‐‑ limite de l’herméneutique, à un « ininterprétable » au cœur de l’interprétation. Cet ininterprétable acquiert un statut quasi-­‐‑transcendantal, car il permet à l’interprétation de toucher à la chose dont elle traite et non à une autre interprétation. Enfin, il s'ʹagit de montrer comment la pensée du témoignage de Ricœur renvoie également à une éthique: celle-­‐‑ci consiste dans le fait ne pas traiter le témoignage comme une simple source, renvoyant à une positivité, mais comme une trace, relevant d’une expérience qui, en tant que telle, est irrépétable. Mots-­‐‑clés : Ricœur, témoignage, herméneutique, historiographie, éthique. Abstract: This article defends the thesis that the reflection which Ricœur conducts on the notion of testimony is not one research topic among others, but forms one of the keys to understanding the Ricœurian project as such. The notion of testimony enables one to get beyond the polarity of (phenomenological) description and (hermeneutical) ascription, in order to return to the question of the real. Through an examination of the quadruple grammar of testimony that Ricœur proposes (with its aspects of “presentification,” “credence,” “assertion,” and “substitutability”) and its context in the dialogue with historiography and theology, the article advances the thesis that with testimony, we broach the limit point of hermeneutics, a “non-­‐‑ interpretable” at the heart of interpretation. This “non-­‐‑interpretable” acquires a quasi-­‐‑transcendental status, because it allows interpretation to broach the thing it is dealing with and not another interpretation. Lastly, it will be important to show how Ricœur’s thought on testimony also reflects an ethics: this ethics prohibits treating the testimony as a mere source, referring to a positivity, but as a trace, within an experience, which as such is unrepeatable. Keywords: Ricœur, Testimony, Hermeneutics, Historiography, Ethics. Études Ricœuriennes / Ricœur Studies Vol 6, No 1 (2015) ISSN 2155-­‐‑1162 (online) DOI 10.5195/errs.2015.274 http://ricoeur.pitt.edu Du témoignage ou de l’ininterprétable Emmanuel Alloa University of St. Gallen Ein Zeichen sind Wir, deutungslos « Un signe sommes-­‐‑nous, ininterprétables » Hölderlin, Mnemosyne I. La brisure de l’immédiateté La philosophie de Paul Ricœur s’est réclamée, on le sait, d’un triple héritage: de l’héritage d’une tradition réflexive au sens kantien, d’une tradition phénoménologique dans le sillage de Husserl et enfin d’une tradition herméneutique.1 Comment s’articule la synthèse entre ces trois héritages? Si l’on en croit les dires de Ricœur lui-­‐‑même, celle-­‐‑ci s’effectuerait de façon tout à fait naturelle. À la fin du XIXe siècle, la renaissance du kantisme et de la philosophie réflexive avait eu pour effet un retour à la question non pas du monde, mais de ses conditions transcendantales: dans le néokantisme de Natorp, et surtout de Cassirer, il y a une reprise de l’interrogation sur les formes aprioriques de son apparaître, mais au fur et à mesure, des formes pures de l’espace et du temps, on passera à des conditions de plus en plus historiques et concrètes (en un certain sens, la philosophie des formes symboliques de ce dernier n’est qu’un élargissement du projet kantien en direction de tous les actes de symbolisation qui à leur tour fondent l’accès au monde et en déterminent l’expérience). Ce qui ressort toutefois de cette analyse – Ricœur lui-­‐‑même le souligne – c’est le constat, irrémédiable, d’une perte de l’immédiateté: “le symbolique veut exprimer avant toute chose la non-­‐‑immédiateté de notre appréhension de la réalité.”2 La chose elle-­‐‑même n’est jamais donnée. C’est contre une telle vision des choses que la phénoménologie de Husserl s’inscrit en faux. À force de ne plus voir dans le monde qu’un ensemble de formes, de relations et de médiations, on finit par perdre les objets. En voulant à tout prix remonter toujours plus loin vers des conditions formelles toujours plus originaires, puisque le néokantisme lui-­‐‑même tente d’élargir les simples formes pures de l’intuition de l’espace et du temps vers d’autres conditions de possibilité encore – voire même d’historiciser les a priori pour user ici d’une formule anachronique puisque postérieure –, on s’expose au danger de la régression infinie. Le retour aux choses mêmes, préconisé par Husserl, se présente donc avant tout comme un rejet des pensées de la médiation, afin de retrouver la concrétude originaire d’un monde vivant, d’une Lebenswelt. Mais si la phénoménologie abandonne d’une part la prétention de fonder le sujet sur ses propres assises, pour aller vers les choses du monde, elle se prémunit d’autre part contre toute forme de positivisme du donné, ce qui la conduit, toujours selon Ricœur, à une situation paradoxale: puisque la chose n’est ni construite ni donnée, mais qu’elle se constitue dans l’expérience concrète, Husserl est contraint à un procédé par voie régressive qui se fraye un chemin vers des couches toujours plus fondamentales et où les synthèses actives renvoient sans cesse à des synthèses passives toujours plus radicales. Dans son effort pour remonter vers le concret, celui-­‐‑ci Emmanuel Alloa Études Ricœuriennes / Ricœur Studies Vol 6, No 1 (2015) ISSN 2155-­‐‑1162 (online) DOI 10.5195/errs.2015.274 http://ricoeur.pitt.edu 95 95 s’évanouit de plus en plus, se diffracte dans d’innombrables flux, filaments et feuillets. Même la dernière phénoménologie de la Lebenswelt, dit Ricœur, éloigne plutôt le monde qu’il ne le rapproche et l’on découvre, à regret, que “le monde de la vie n’est pas un monde où nous pourrions revenir comme Ulysse à Ithaque.”3 Ce qui en ressort, c’est une dimension tragique: “la phénoménologie a subverti sa propre idée directrice en essayant de la réaliser.”4 Au terme de l’analyse du monde de la vie, celui-­‐‑ci s’est estompé et il semble impossible d’en retrouver le contact naïf. Comme le dit encore Ricœur: “c’est le paradis perdu de la phénoménologie”.5 Car c’est bien tout le paradoxe d’une entreprise qui, entre l’épaisseur de l’expérience et l’assurance du fondement, n’est prête à aucun sacrifice, consciente que “la première vérité – je suis, je pense – reste aussi abstraite et vide qu'ʹelle est invincible; il lui faut être ‘médiatisée’ par les représentations, les actions, les œuvres, les institutions, les monuments qui l'ʹobjectivent.”6 Mais cela implique de façon concomitante que tout accès aux phénomènes sera alors irrémédiablement médiatisé et que la Lebenswelt apparaît comme un “horizon d’immédiateté jamais atteint.”7 Dans la lecture qu’en propose Ricœur, Husserl n’est plus en porte-­‐‑à-­‐‑faux par rapport aux maîtres du soupçon comme Marx, Freud et Nietzsche, qui ont inauguré, contre les préjugés de leur temps, une “science médiate du sens, irréductible à la conscience immédiate du sens”:8 il en confirme pour ainsi dire à son corps défendant la découverte. C’est à ce stade – la prise de conscience que l’accès à l’originaire est barré et que celui-­‐‑ci demeure irrémédiablement à distance – que la phénoménologie doit, selon Ricœur, faire un saut pour devenir une phénoménologie herméneutique. Même si l’histoire de l’herméneutique est toute autre et ne s’inscrit pas dans le droit fil d’une philosophie critique qui – de Descartes, Kant, Fichte et Natorp – mène jusqu’à Husserl, sa situation première est celle de la distance à l’objet. En tant que technè de l’interprétation, l’herméneutique s’avère indispensable quand, pour comprendre un événement, une chose ou une personne, on est réduit à déchiffrer ses signes ou ses traces, bref: quand l’évidence immédiate fait défaut. II. L’écart de sens ou: à quoi peut servir l’herméneutique? Le terme d’herméneutique a souvent été utilisé comme synonyme de toute technique de lecture des signes. Elle ne recouvre pourtant pas l’intégralité des modes de lecture, comme l’a bien montré Wolfram Hogrebe,9 et suppose une situation bien particulière: à la différence de l’art archaïque de la “mantique,” qui suppose que l’interprète soit en prise directe avec les signes (les haruspices contemplant le vol des oiseaux ou les devins babyloniens scrutant les foies divinatoires), l’herméneute se place dans une distance temporelle qui a vu les signes se muer en texte. Ces signes ont traversé une distance temporelle, et c’est grâce à leur capacité d’être compris et repris qu’ils ont acquis une consistance dans le temps. Alors que dans la mantique, l’interprétation était strictement liée à un contexte spécifique, l’herméneutique a pour objet ce qui uploads/Litterature/ du-temoignage.pdf

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