POUR UNE SOCIO-CRITIQUE OU VARIATIONS SUR UN INCIPIT © Claude DUCHET Paroles no

POUR UNE SOCIO-CRITIQUE OU VARIATIONS SUR UN INCIPIT © Claude DUCHET Paroles non de vent, ains de chair et d'os [...] elles signifient plus qu'elles ne disent. MONTAIGNE C'est l'écart du signifier et du dit qui autorise ce propos. On voudrait s'interroger sur ce « plus que » qui sépare les paroles de vent (verba) et celles de chair et d'os (scripta), qui demeurent et sont notre vivre. Mais pourquoi la socio-critique ? On hésite toujours à encombrer la langue d'un néologisme et à céder aux modes des préfixes. L'appareil conceptuel de la critique « moderne » est déjà forêt qui trop souvent cache l'arbre-texte. Les « logies », les « iques », les « méta » grouillent déjà, selon certains, sur le cadavre des œuvres. Œuvre ? le mot — mais qu'est-ce que le mot ? — est pour d'autres en quarantaine. Ainsi du sujet, de l'auteur, de la littérature, et bien sûr du personnage qui n'en finit pas de mourir. Il y a beau temps qu'on n'ose plus délivrer de message, tout au moins en notre Occident, et l'écrivain — si ce n'est l'écrivant, ou le scripteur—rougirait, s'il existait, d'avoir une idée, ou seulement quelque chose à dire. Quant au réalisme, chacun sait ou voudrait savoir que c'est un attrape-nigaud. Seuls les lecteurs s'y laissent prendre. La lecture, ce vice puni, se fait délectation morose. Je laisse aux experts le soin du diagnostic ou la preuve du mal, si c'en est un, et n'ai voulu que rassembler, en incipit, une poignée de verges pour permettre à qui le lira de dûment étriller le « texte » qui va suivre. Je ne sais par quelle grâce il pourrait échapper à ce dont il témoigne : une date et une situation. Or, le terme de socio-critique commence à se rencontrer ça et là. S'agit-il d'un simple rapiéçage onomastique pour désigner à neuf la critique « positiviste » (explication de l'arbre par la forêt), ou du déguisement d'une certaine critique marxiste (dialectique de l'arbre et de la forêt) ? S'agit-il d'une dénomination commode et synthétique qui couvre des entreprises diverses sur les chantiers ouverts par Lukacs, Auerbach, Goldmann, ou d'autre part les néo-formalistes ? S'agit-il plutôt d'une spécificité qui s'affirme ou se cherche, au confluent de plusieurs courants (marxistes et structuralistes), d'une rencontre pour un projet commun de disciplines qui ont élaboré chacune dans leur sens leur méthodologie propre : lexicologie, stylistique, sémantique, sémiologie... et aussi sociologie, histoire des idées ou des mentalités, psychanalyse, anthropologie...? En ce cas, quel serait le projet et sur quoi porterait-il ? Ayant usé du terme, je me sens tenu d'en rendre compte « par provision » et aimerais tenter d'en préciser les contours, sans trop d'appareil théorique. Ce n'est ni le lieu ni le moment, et peut-être la socio-critique a-t-elle moins besoin de concepts nouveaux que de justes applications. Un entre-deux paraît ouvert, pour elle et non par elle, entre la sociologie de la création, à laquelle le nom de Lucien Goldmann demeure attaché, et la sociologie de la lecture, dont Bordeaux et Liège, entre autres, ont fait leur spécialité, et dont se préoccupent également des sociologues de la production littéraire comme P. Bourdieu et J.-Cl. Passeron 1. Cet entre-deux, je le nommerai texte, pour faire bref, et sans entrer dans les débats en cours, et présenterai la socio-critique comme une sociologie des textes, un mode de lecture du texte. M. Jourdain ou Lapalisse ? Précisons, au risque de truismes. Le mot texte n'implique pour nous aucune clôture, surtout pas celle de sa majuscule initiale (qui n'est du reste qu'une convention parmi d'autres) ou de son point final. Il s'agit d'un objet d'étude, dont la nature change selon le point de vue d'où il est abordé (de l'oeuvre à la formation discursive telle que Michel Foucault l'a définie), et dont les dimensions varient semblablement, de la plus petite unité linguis tique à un ensemble repérable d'écrits : le texte utopique est la collection des écrits utopiques d'une époque, ou même la totalité transchronique de l'écrit utopique; mais texte aussi la page que vise tel commentaire, ou telle « explication de textes », la citation, le rhumb valéryen, ou l'exergue de ce propos. Un territoire se définit par des frontières : celles du texte sont mouvantes. Dans le cas d'un roman, le titre, la première et la dernière phrase sont tout au plus des repères entre texte et hors-texte. En fait, jaquette et couverture ont déjà parlé le texte, déjà situé son contenu et son mode d'écriture, déjà distingué « littérature » et « sous- littérature », nouveau roman et roman nouveau, déjà choisi le lecteur sans lequel il n'y aurait pas de texte du tout. Autour du texte donc une zone indécise, où il joue sa chance, où se définissent les conditions de la communication, où se mêlent deux séries de codes : le code social, dans son aspect publicitaire, et les codes producteurs ou régulateurs du texte. Les variantes éventuelles appartiennent aussi à la zone textuelle 2. Y sont lisibles certaines des conditions de production du texte, son effort vers la cohérence, la trace des pressions culturelles... Leur étude, ainsi que celle des brouillons et des manuscrits, n'intéresse pas les seuls philologues. Dans notre perspective, ils sont les éléments d'un texte masqué (génotexte), le lieu d'un désastre de l'écriture, où l'on peut observer la trace des possibles réprimés, le jeu libre des connotations, l'influence réfractée du destinataire. Les ébauches (ou états) ne sont pas seulement essais de plume vers une expression juste, mais somme d'écarts qui peut donner lieu à systématisation. Le mot élu après ratures est lourd de tous les refus qui lui donnent naissance. Du texte masqué ou du texte public, ce peut être l'un ou l'autre le plus directement sensible à l'investigation socio-critique qui s'efforcera toujours de recon- naître, sous le trajet du sens inscrit, le trajet du non-dit à l'expression. Appliquée aux matériaux ou aux rejets de l'œuvre, la socio-critique doit les considérer comme structurés au même titre qu'elle 3. De l'autre côté du texte, mais liés à lui par la pratique sociale de la lecture, qui rend un texte indissociable des formes de culture ou d'enseignement par quoi il est transmis, la glose des « scholiastes », tous les méta-langages ou médiations qui le font « littérature ». Il n'y a pas de texte « pur ». Toute rencontre avec l'œuvre, même sans prélude, dans l'espace absolu entre livre et lisant, est déjà orientée par le champ intellectuel où elle survient. L'oeuvre n'est lue, ne prend figure, n'est écrite qu'au travers d'habitudes mentales, de traditions culturelles, de pratiques différenciées de la langue, qui sont les conditions de la lecture. Nul n'est jamais le premier lecteur d'un texte, même pas son « auteur ». Tout texte est déjà lu par la « tribu » sociale, et ses voix étrangères — et familières — se mêlent à la voix du texte pour lu i donner volume et tessiture. L'on m'op- posera que la parole de l'écrivain est « ad hominem », que la seule question légitime est « que peut la littérature pour moi», que la lecture est «plaisir et investigation du plaisir 4 ». Il s'agit là d'une autre dimension, vécue, de la lecture, d'un rapport privé et privilégié (lui-même produit culturel), d'un bon usage de la lecture qui peut être l'auto-analyse : « l'œuvre me lit ». Mais elle lit aussi l'histoire, et quelle que soit la qualité de la lecture, celle-ci ne peut, selon nous, échapper à son statut social si l'on veut bien admettre que les conditions de réception d'un texte le créent en partie. C'est pourquoi le bout d'un texte n'est pas sa fin, mais l'attente de sa lecture, le début de son pourquoi, de son vers quoi. Au bout de la Recherche, la recherche commence, « dans le temps », et le roman se recommence. C'est l'autre seuil du texte, un instant de vérité où il se déclare, —« nuit qui marche » ou « amour taciturne...» — ajoutant un effet aux effets, une destination au sens. Mais le début d'un texte n'est pas non plus son commencement : un texte ne commence jamais, il a toujours commencé avant. « La marquise sortit à cinq heures » ne peut s'énoncer qu'en aval d'un amont, idéale source des codes par quoi se règlent l'emploi du temps des marquises et l'intertexte des incipits, car il faut bien que le roman commence en se signalant comme tel. L'avant-texte est donc aussi le hors-texte, la prose du monde venant trouer le texte. Prose du désigné (la visée du texte) ou du réfèrent qui l'actualise : ce qui dans Brasier, mythe du Poète, est feu; prose du signe : l'avion de la modernité dans Zone; prose du signifiant : le mot impur de la tribu. Le texte, lui, travaille, comme le suc des grappes; il va vers sa cohérence, efface le monde, se resserre sur son dire essentiel, tente de se fonder en valeur, de détruire l'allusion pour se faire uploads/Litterature/ duchet-claude-pour-une-socio-critique-ou-variations.pdf

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