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See discussions, stats, and author profiles for this publication at: https://www.researchgate.net/publication/278812284 Elle se plaisait à inonder les peuples de mille rumeurs diverses Article · January 2011 CITATIONS 0 READS 72 1 author: Some of the authors of this publication are also working on these related projects: COMPOL View project Citizens' attitudes toward Europe - A qualitative approach (Concorde) View project Philippe Aldrin Sciences Po Aix 79 PUBLICATIONS 177 CITATIONS SEE PROFILE All content following this page was uploaded by Philippe Aldrin on 17 March 2016. The user has requested enhancement of the downloaded file. Elle se plaisait ` a inonder les peuples de mille rumeurs diverses Philippe Aldrin To cite this version: Philippe Aldrin. Elle se plaisait ` a inonder les peuples de mille rumeurs diverses. Geste, 2011, pp.78-87. <halshs-00626371> HAL Id: halshs-00626371 https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00626371 Submitted on 26 Sep 2011 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destin´ ee au d´ epˆ ot et ` a la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publi´ es ou non, ´ emanant des ´ etablissements d’enseignement et de recherche fran¸ cais ou ´ etrangers, des laboratoires publics ou priv´ es. Elle se plaisait à inonder les peuples de mille rumeurs diverses* Philippe ALDRIN « La Renommée, de tous les fléaux le plus rapide. [...] Monstre horrible, énorme, qui a autant d’yeux vigilants sous ses plumes (ô prodige !) que de plumes au corps, autant de langues, autant de bouches sonores, autant d’oreilles dressées. La nuit, elle vole à mi-distance du ciel et de la terre, sifflant dans l’ombre, et le doux sommeil ne ferme pas ses yeux ; le jour, elle monte la garde ou sur le faîte d’un édifice ou sur de hautes tours, et sème la terreur parmi les grandes villes, messagère aussi opiniâtre du mensonge et de l’erreur que de la vérité. Elle se plaisait à inonder les peuples de mille rumeurs diverses ». Virgile, Enéide, Livre IV, vers 173 à 1861. La rumeur prolifère. Ça semble être là sa nature première. Son ontologie, pourrait-on dire, puisque depuis l’antique et hideuse déesse aux mille bouches dépeinte par Virgile la rumeur apparaît traditionnellement sous les traits d’un être ou d’un mal monstrueux qui se répand dans un groupe social. Protagoniste toujours profitable aux drames du théâtre, de la littérature ou du cinéma qu’elle traverse, la rumeur y fait son œuvre malveillante à la façon d’une peste morale qui ‒ soudain ‒ ravage la raison des foules. Telle est la représentation stéréotypée de la rumeur : une fièvre contagieuse qui surgit dans l’arrangement du monde social pour y déverser la haine et le désordre. On la trouve aussi anthropomorphisée sous le jour de la commère ou celui d’une masse humaine frappée de panique et menaçante, à la fois cause et conséquence du mal proliférant. Quel qu’il soit, le ressort métaphorique permet à chaque fois d’incarner la rumeur ‒ au sens premier de lui assigner un corps, de lui donner chair. Par ce jeu de figuration, le disséminé retrouve une unité, un visage, une intention. Sans cela, cette propagation innombrable et invisible demeure, derrière sa familiarité ambiguë, de 1 Virgile, Énéide, Paris, Flammarion, 1965. * Article paru dans la revue Geste – numéro 7 « Proliférer », 2011 l’ordre de l’inobservable. Et, étonnamment, le psychosociologue ou le sociologue du phénomène se départit mal de cette tentation analogique, substituant volontiers l’artifice du faux-semblant à la caractérisation empirique. Ainsi, dans une veine organiciste un rien surannée, on rencontre toute une série de théories épidémiologiques du phénomène fondées sur la double analogie société = corps et rumeur = maladie. Double analogie qui permettrait de penser la dimension inobservable du phénomène2. Pour le sens commun donc, comme pour ses réfractions dans la création ou la modélisation savante, la part insaisissable de la rumeur serait réductible à un processus de prolifération. C’est pourquoi ce geste collectif toujours personnifié ou symbolisé dans des signifiants disgracieux ‒ comme si rien de bon ne proliférait ‒ échappe pour partie à la raison scientifique. Car, ici comme ailleurs, le raccourci analogique ne conduit pas assurément à l’intelligibilité des phénomènes sociaux. La doxa, le verbe et le nombre La prolifération et l’univers symbolique qui s’y rattache composent la face cachée de la rumeur. Si l’on s’essaie à sonder l’imaginaire commun sur le phénomène, apparaissent, en creux, les fondements de la méfiance et du mépris qu’il inspire. Étant par définition le colportage d’une nouvelle sans preuves, vraisemblable mais à la véracité encore douteuse, la rumeur participe du registre du mensonge et de la calomnie. À ce titre, l’acte de la colporter est agoni par les conventions sociales du bien-dire, le vernis de la morale bourgeoise comme par les truismes d’une prétendue sagesse populaire. Langues de vipères : tonner contre. Mais il y a plus que la seule condamnation du mal-dire dans la réprobation du colportage de rumeurs par la bonne morale : il y a la crainte que cette mauvaise parole ou cette fausse nouvelle ne se dissémine de façon incontrôlée et incontrôlable dans la société. Le caractère proliférant de la rumeur, qu’il soit réel ou fantasmé, la renvoie aux représentations socialement négatives du pullulement : tout ce qui pullule envahit, grouille, recouvre, asphyxie. Ainsi, le phénomène relève d’une anthropologie du verbe et nombre car il adjoint la phobie de la contamination au stigmate de la calomnie. La structuration des sociétés entretient une relation constitutive avec le langage. Les études ethnologiques insistent notamment sur le travail de disciplinarisation de la parole en public qui s’opère à travers l’apprentissage de règles du bien-dire et l’activation de dispositifs de contrôle sanctionnant tout infraction auxdites règles. Cette contention sociale du dire s’effectue aussi, de façon apparemment paradoxale, à travers des infractions éphémères et 2 A partir de l’homologie supposée entre le fonctionnement de la rumeur et une tumeur cancéreuse proliférant et infestant le corps ‒ devenu corps social pour la démonstration ‒ certaines théorisations du phénomène empruntent le mécanisme a progression métastasique de la rumeur. Pour une illustration, voir E. Morin, La rumeur d’Orléans, Paris, Seuil, 1969. organisées de l’ordre social : des rituels paroxystiques où la débauche de parole est tolérée, voire encouragée à seule fin de légitimer les interdictions et l’ordre institués3. Par leur excès langagiers, injures, railleries, propos obscènes ou sacrilèges jouent un rôle d’exécutoire mais donnent à voir momentanément un monde absurde, chaotique, imprévisible. Les paroles excessives et mauvaises qui sont proférées durant cette suspension encadrée des normes collectives rappellent la nécessité fondamentale des règles, des hiérarchies et des institutions qui les garantissent. Or, le récit de la rumeur subvertit de façon inopinée l’ordonnancement du dire. D’abord par la nature de son récit : le contenu de la rumeur est une nouvelle qui fait subir des distorsions à la logique des êtres et des choses. Comme d’autres genres narratifs de l’oralité, tels que les mythes ou les sagas, son intrigue s’affranchit des oppositions prescrites entre passé et présent, croyances et réalité, tangible et imaginaire. Ce type d’hybridations narratives introduit une « expérience fictive du temps » 4, un rapport relâché à la réalité, aux événements, aux autorités autorisées de l’information. A la barbe et souvent au détriment de ces dernières. D’ailleurs, le (col)porteur de nouvelles et le diseur de contes n’agissent durablement qu’avec l’accord ‒ et parfois sous le joug ‒ du pouvoir. Mais, contrairement aux diseurs de mythes et aux conteurs qui occupent une position sociale distincte et reconnue, les diseurs de rumeurs sont socialement indifférenciés, c’est-à-dire que leur activité ne s’inscrit pas dans une division fonctionnelle établie. N’importe qui peut se faire diseur de rumeurs dès lors qu’il détient, au gré des situations et des événements, une nouvelle inédite et informelle. Le colportage de rumeurs est innombrable, dépersonnalisé et, de ce fait, se dérobe à l’emprise du « champ professionnalisé de la vérité »5 occupé par les promoteurs patentés du vrai que sont les autorités légitimes (pouvoir politique, justice, académies, églises) et, aujourd’hui, les médias d’information. Pour cette raison, le colportage de rumeurs n’est pas seulement condamné par les injonctions de morale ordinaire ; il est également pris en chasse par le droit positif6. La sémantique sociale de la rumeur est indissociablement liée à la masse, à la foule. Le détour par l’étymologie du terme montrerait d’ailleurs le très lointain enracinement de cette affiliation. En effet, depuis son origine latine, le mot désigne bien « une nouvelle de source incontrôlée, colportée de bouche-à-oreille », mais il est employé dès le Moyen-Âge pour évoquer « le bruit sourd et menaçant d’une foule qui manifeste son mécontentement ou une intention de violence »7. Un dictionnaire du français médiéval donne d’ailleurs 3 Sur les parodies de désordre, notamment lors des carnavals ou des rites d’inter-règnes, voir G. Balandier, Anthropologie politique, Paris, Presses universitaires de France, 1966 et R. Caillois, L’homme et le uploads/Litterature/ elle-se-plaisait-a-inonder-les-peuples-de-mille-ru.pdf

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