1 Fictions documentaires, in Devenirs du roman, Inculte Naïve, janvier 2007 Fic

1 Fictions documentaires, in Devenirs du roman, Inculte Naïve, janvier 2007 Fictions documentaires I – Roman ? _ Le roman est vaste et protéiforme, si vaste et protéiforme qu’il est malaisé d’en donner une définition adaptée à toutes les occurrences. On s’accorde sur la définition de base qu’il comporte normalement un fil narratif qui, même malmené ou fragmenté, conduit l’ensemble ; et qu’il a, par rapport à d’autres genres littéraires, un net penchant pour le réalisme. _ Roman est le genre a priori apprécié des lecteurs mais qui suscite un enthousiasme tiède chez nombre d’auteurs. _ Dans L’Ere du soupçon (1950), Nathalie Sarraute étendait le genre roman à des textes autres que « une histoire où l’on voit agir et vivre des personnages ». Dans ces textes nouveaux élargissant l’idée de roman, le héros de roman était remplacé par un « je » tout- puissant menant le récit. _ Roman est une catégorie dont lecteurs et journalistes culturels ne se gênent pas pour dire à quel point ils regrettent qu’elle suscite un enthousiasme tiède chez nombre d’auteurs, car la conséquence en est un afflux de romans tièdes qui n’ont, disent-ils, pas la force de rendre compte du monde contemporain. _ Tout n’a pas toujours été rose dans la vie du roman. Le roman a traversé dans son histoire des périodes d’interrogations quant à son statut et sa légitimité de parole. Aucun auteur sérieux ne peut s’asseoir sur ces interrogations. Le doute actif accompagne et contrôle chaque ligne écrite. Si bien qu’on n’entraperçoit parfois le monde qu’au travers du maillage serré du doute et de l’auto-soupçon. _ Certains journalistes piaffent cependant d’impatience, ils ne supportent plus ce maillage traité de typiquement français, ils aimeraient qu’on oublie tout, qu’on pardonne, qu’on se désintéresse des scrupules et qu’on décrive enfin les mécanismes complexes du monde dans des romans solides de facture traditionnelle. Autant d’intelligence et de subtils cerveaux embauchés au service du doute, du soupçon et de la réflexion en miroir sur l’activité d’écrire leur évoque au bout d’un moment une rétention maladive, une avarice de la pensée, tel est le courant reproche. _ Le roman est vaste et protéiforme, on dit qu’il y a chez lui de la place pour tout le monde. Il revêt une sorte de sens large qui signifie « Pas un poème, pas une pièce de théâtre, pas un essai non plus », soit la catégorie littéraire la plus vaste et la plus indifférenciée au point de vue marché du livre. Bref, il serait logique de nommer romans les livres dont je veux parler ; néanmoins il y a des différences, il y a des réticences, des connotations tout de même divergentes. II – « Fictions documentaires » Les livres dont je veux parler sont souvent associés au champ de la poésie, ce qui est absolument justifié d’un point de vue sociologique, bien qu’au point de vue formel il soit aussi fondé de les inscrire dans l’histoire du roman. Ce sont des livres qui agencent données, narrations, raisonnements selon des modes que Jacques Rancière nomme 2 « Fictions documentaires » quand il délimite le phénomène similaire dans le domaine du cinéma, prenant l’exemple de la méthode par laquelle Chris Marker entrecroise et fait dialoguer différents types de documents réels, pour élaborer à partir d’eux des combinaisons et rapprochements de sens inédits, méthode qui évoque aussi les Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard, les films de Jean Rouch ou de Claudio Pazienza. « Le privilège du film dit documentaire est que, n’étant pas obligé de produire le « sentiment du réel », il peut traiter ce réel comme problème et expérimenter plus librement les jeux variables de l’action et de la vie, de la signifiance et de l’in-signifiance. » (Jacques Rancière, La fable cinématographique, Seuil 2001) De même, dans les « fictions documentaires littéraires » (qui pour donner tout de suite un corpus express et extensible pourraient rassembler des textes de thématiques et d’esprits dissemblables quoique de méthodes comparables comme ceux d’Enrique Vila-Matas, Jean-Charles Masséra, Jacques-Henri Michot, Nathalie Quintane, Daniel Foucard, W. G. Sebald, Pascal Quignard, ou encore certains textes de Brecht comme ses Dialogues d’exilés, les recueils d’entretiens de Heiner Müller (Esprit, pouvoir et castration)…), ce n’est généralement pas la narration qui conduit la progression du texte, mais plutôt le fil de la pensée et la combinaison de données ou de contenus de savoir collectés ici ou là : chiffres et statistiques, articles de journaux, observations sur le motif, conseils pratiques, comptes rendus d’associations, savoir et réflexions ethnologiques, scientifiques, architecturaux, politiques, littéraires etc., le principe organisateur allant de la minimale juxtaposition copiée-collée au commentaire plus ou moins englobant. III – Prose d’époque Il y a un rapport étroit entre le type de littérature produit à une certaine époque et son contexte historique et social, quant à la manière qu’ont les textes de sélectionner leur lieu d’émission, le terrain d’où ils prendront la parole. Arno Schmidt, dans un texte intitulé Calculs, précise la situation de ses propres recherches par rapport à l’histoire de la littérature. Passant en revue les types classiques de prose (grand roman, roman par lettres, entretiens, journal intime) et montrant à quel usage social de la parole ils correspondent, il conclut : bien que ces formes restent fructueuses pour le même usage qu’elles avaient déjà par le passé, ce serait « pour la description et l’éclaircissement du monde par le mot » une erreur fatale que de vouloir s’en tenir à ces modes. De là un programme de recherche dont une des étape s’énonce ainsi : « Mettre à la place de la chère fiction d’autrefois d’un « déroulement continu de l’action » une structure de prose plus conforme aux modes de l’expérience humaine et qui, si elle est plus maigre, est aussi plus nerveuse. » (Arno Schmidt, Roses & Poireau, 1959, trad. fr. Maurice Nadeau 1994) D’où si nous transposons la question : En quoi les textes énumérés plus haut sont-ils des structures de prose qui coïncident avec notre expérience actuelle du monde ? S’il faut un trait distinctif de notre expérience du réel proche ou lointain, on peut partir de son fort taux de médiatisation par des écrans d’ordinateurs ou de télévision. Nous vivons de manière intensive dans la compagnie d’écrans de petite taille, et ces écrans déversent dans notre salon, dans nos chambres et sur nos bureaux un volume considérable de renseignements et/ou inepties concernant le monde ; néanmoins nous ne sommes pas pour autant ahuris, nous ne sommes pas engloutis dans des écrans de télé ou d’ordinateurs, 3 nous ne leur cédons qu’une proportion limitée de notre attention : voici le second trait distinctif. Nos écrans ne sont pas du type écran de cinéma ; devant un écran de taille petite ou moyenne dont nous sommes pour une part nous-mêmes le projectionniste, nous nous oublions en fait assez peu, nous commentons à voix haute le spectacle au fur et à mesure de son déroulement, nous changeons le DVD, nous cliquons, nous retartinons un sandwich, nous répondons au téléphone. Hypothèse : Que le fil narratif propre au roman, ce qu’on aime de la lecture du roman, a plutôt un penchant vers l’écran de cinéma et l’obscurité de la salle de cinéma que vers l’écran d’ordinateur ; que même en cas de cohérence narrative malmenée, et même en cas d’autofiction, il y a une rupture entre réel et fiction, un saut à pieds joints dans la fiction, une enveloppe d’obscurité qui sépare et protège la fiction de l’existence de l’auteur et de celle du lecteur. Alors que les livres dont je veux parler interviennent et font des commentaires pendant le spectacle, sont écrits et lus lumière allumée et non dans un semi-isolement - que ceci soit synonyme de liberté ou de précarité. IV – Coordonnées d’émission Retour en arrière. Alors, qu’est-il arrivé au roman ? Quels scrupules s’insinuèrent et grandirent peu à peu en lui ? Lors d’entretiens radiophoniques (Préface à une vie d’écrivain, France Culture/Seuil 2003) Alain Robbe-Grillet opposait pour étudier cela deux premières phrases de romans. Les premières lignes de tout livre sont le contrat tacite que l’auteur passe avec son lecteur, où il indique implicitement le lieu d’où il parlera ; la première phrase dénonce discrètement les coordonnées de la fenêtre, de la voiture ou du satellite où se trouve posté « celui qui dit ça ». Robbe-Grillet analysait donc ces deux phrases avec en guise d’outil la question opérationnelle : Qui dit ça ? « Louis Lambert naquit, en 1797, à Montoire, petite ville du Vendômois, où son père exploitait une tannerie de médiocre importance et comptait faire de lui son successeur ; mais les dispositions qu’il manifesta prématurément pour l’étude modifièrent cet arrêt paternel. » (Balzac, Louis Lambert, 1833) « Aujourd’hui Maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. » Cela ne veut rien dire. (…) » (A. Camus, L’Etranger, 1942) L’écart montre à quel point le XXème siècle a atteint le roman uploads/Litterature/ emmanuelle-pireyre-fictions-documentaires 1 .pdf

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