Séminaire MA « Entre vision et diction » Thibault Leuenberger Entre prose et ve
Séminaire MA « Entre vision et diction » Thibault Leuenberger Entre prose et vers : le verset Pour fêter une enfance de Saint-John Perse Pour nombre de critiques actuels, le verset moderne se définit en creux1. Il s’agit de le considérer face au vers et à la prose pour lui laisser, un peu chichement, ce qu’il reste : une sorte de tension à la limite de ces deux formes. La forme même du verset dépend à la fois de l’auteur, de l’œuvre et du projet poétique2 – elle n’est pas stable, ce qui en soi est problématique. Il serait alors tout à fait vain, dans ce travail, de vouloir dégager une règle fonctionnelle générique sans nous perdre dans une multitude de contre-exemples. Cependant, l’étude fine d’un poème – Pour fêter une enfance de Saint-John Perse3– permettra d’engager une conversation intéressante quant aux différents problèmes que le verset pose et que ce séminaire désirait soulever4. En effet, ce poème complexe, riche, à l’interprétation fuyante, est le lieu d’une mise en scène exemplaire de cette forme difficile à envisager. Notons, au passage, qu’il pose un nombre considérable d’autres problèmes, surtout herméneutiques, et semble dès lors être emblématique de la facture trop belle qui dérange quelque peu Philippe Jaccottet : « Et ces éloges (prodigieuse maîtrise de toutes les ressources du langage, inépuisable invention d’images […]) on est tenté de les reprendre tous à son compte […] jusqu’à un certain point, où s’annonce une réticence, presque un malaise.5 » Pour fêter une enfance ouvre un pan de réflexions sur le blanc qui nous semble constituer un enjeu primordial dans la représentation visuelle du verset. Nous souhaitons ici discuter du blanc en tant que délimitation du verset, c’est-à-dire le blanc qui ouvre (l’alinéa) et qui ferme (le retour à la ligne)6. On l’observera, les ruptures impliquées par ces deux éléments constituent l’enjeu principal de l’instabilité 1 Ildiko Szilagyi, « Le verset : entre le vers et le paragraphe », études littéraires, vol. 39, 2007, p. 93, Antonio Rodriguez, « Verset et déstabilisation narrative dans la poésie contemporaine », études littéraires, vol. 39, 2007, p. 109, Nelson Charest, « L’ouverture du verset », études littéraires, vol. 39, 2007, pp. 125. Ces trois critiques relèvent que l’on définit le verset par ce qu’il n’est pas. Par ex. Nelson Charest : « La critique leur donne raison, paradoxalement, lorsqu’elle définit le verset par des critères négatifs » p. 125. 2 Ildiko Szilagyi, ibid., p. 93. 3 Saint-John Perse, « Pour fêter une enfance », in Œuvres complètes, Paris, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), 1972, pp. 23-30. 4 Le séminaire s’intitulant entre vision et diction, le verset devra donc être considéré dans sa constitution visuelle et sa reddition orale. Ces points seront dégagés et discutés plus précisément durant ce travail. 5 Philippe Jaccottet, « Trop de Beauté ? », in L’Entretien des Muses, [Paris], Gallimard, 1968, p. 33. Plus loin, il continue et propose : « J’écoute avec attention cette voix seigneuriale ; elle m’atteint dans ces moments que j’ai essayé de définir, où elle est presque effacée au profit de ce qu’elle exprime ; puis je n’entends pendant longtemps plus qu’elle, déployant ses prodiges comme pour couvrir un vide qu’elle n’a pu vraiment s’allier. » Philippe Jaccottet semble alors souligner un mouvement qui nous apparaît fondamental : la langue utilisée par Saint-John Perse est si riche, si magistrale qu’elle trouble son sujet (ce qu’elle est censée désigner) et le remplace même. Elle devient son propre sujet, tournant à vide, à défaut de répondre du réel. 1 Séminaire MA « Entre vision et diction » Thibault Leuenberger formelle du verset et particulièrement du verset persien. Comment comprendre ce découpage et dans quelle mesure cela participe de la poétique de Saint-John Perse ? Voilà deux idées que ce travail souhaite aborder. Afin d’ouvrir ce travail sur d’autres perspectives, nous désirons, enfin, observer la question métrique au fil de ce poème afin de proposer l’esquisse d’un pont entre la prose et le vers. Le rythme, dans le verset persien, pourrait être le vecteur d’un sens plus profond ou, du moins, permettrait de considérer et le vers et la prose, les relier éventuellement, mais aussi élever le verset persien au-delà d’une simple tension. Nelson Charest, dans son article « L’ouverture du verset », souhaite replacer l’attention du lecteur savant sur l’alinéa dans le verset. Il estime, à juste titre, que la majeure partie des critiques approche le verset par la fin pour le définir – devrait-on dire pour le circonscrire ? La liste de critères qu’il évoque et que nous retrouvons tous dans notre poème le dénote tout à fait : longueur, irrégularité, non-métricité, rupture syntaxique et unité7. La longueur du verset, par exemple, ne peut s’établir qu’au moment où celui-ci se termine. Cette question mérite qu’on l’envisage quelques instants. Comme le relève Ildiko Szilagyi, « le verset – en tant qu’unité typographique – ne se définit pas par le retour à la ligne. Il se poursuit le plus souvent bien au-delà de la marge à droite.8 » Dès lors, on comprend que l’on vient de quitter un verset pour un autre au moment où le retour à la ligne est suivi d’un alinéa. Le verset a alors reçu son autonomie face aux autres constituants du texte9. Il est néanmoins nécessaire de considérer la longueur d’un verset avec un deuxième critère : l’irrégularité. En effet, comme le souligne Nelson Charest, la combinaison des deux critères rend véritablement compte de la forme du verset : il est variable10. Parfois extrêmement court, parfois extrêmement long, il se définit par cette variabilité de taille. Ainsi, là où le vers et surtout le vers libre ont exposé la ligne11, le verset, quant à lui, embrouille ; il repousse les limites et s’échappe. Il ne révèle peut-être que ce qu’il n’est pas. Prenons Pour fêter une enfance. Ce poème illustre tout à fait la variabilité. Le verset d’ouverture ne contient qu’un seul mot (« Palmes… ! »), tandis que dans la 6 Nelson Charest, op cit., p. 131. Le retour à la ligne n’est pas, en soi, une marque de fin de verset. Il est impératif de le considérer avec l’alinéa. 7 Nelson Charest, op cit., p. 126. « Le verset se définit d’abord et avant tout en fonction de sa finale, selon ce qui précède le blanc qui le distingue du verset suivant. […] Le critère de longueur, qui constitue de loin le critère le mieux partagé tant par les critiques que par les poètes eux-mêmes ; le critère d’irrégularité et de non-métricité, c’est-à-dire le fait que le verset n’est ni compté ni rimé […] ; le critère de rupture syntaxique, […] qui correspond ou non à une unité syntaxique […] ; le critère d’unité, issu plus directement du verset biblique et qui stipule qu’avant sa fin le verset aura émis une idée, une image et une structure singulière. Tous ces critères sont reconnus à la fin du verset, qui devient donc un moment fort pour sa définition. » 8 Ildiko Szilagyi, op cit., p. 95. 9 Ildiko Szilagyi, ibid, p. 95. 10 Nelson Charest, op cit., p. 127. 11 Selon les termes d’Henry Meschonnic cité par Ildiko Szilagyi, op. cit., note 16, « le vers libre a montré la ligne, puisque c’est tout ce qu’il a gardé du vers. » De plus, lorsqu’un élément déborde typographiquement de la ligne, il est souscrit, rendant compte de l’intention auctoriale que le texte soit sur la même ligne. 2 Séminaire MA « Entre vision et diction » Thibault Leuenberger dernière section on trouve deux versets de six lignes, proposant des phrases typographiques complexes. En voici un : … Les voix étaient un bruit lumineux sous-le- vent… La barque de mon père, studieuse, amenait de grandes figures blanches : peut-être bien, en somme, des Anges dépeignés ; ou bien des hommes sains, vêtus de belle toile et casqués de sureau (comme mon père, qui fut noble et décent).12 Attention, néanmoins, à ne pas imaginer qu’il se trouve une sorte d’ordre selon la longueur des versets dans Pour fêter une enfance suite à ces deux citations – dans les premières sections les versets seraient moins longs que dans les dernières, par exemple. Un simple coup d’œil jeté sur le texte nous infirme cette proposition. Pis, si l’on observe la longueur du verset en fonction de la ligne, le poème est d’une diversité absolue13 – confirmant ainsi l’importance du critère de variabilité. Un troisième critère nous intéresse : la rupture syntaxique. En effet, il s’agit d’un élément marquant et difficilement évitable tant il semble structurer ce poème. Observons quelques exemples. Et les hautes racines courbes célébraient l’en allée des voies prodigieuses, l’invention des voûtes et des nefs, et la lumière alors, en de plus purs exploits féconde, inaugurait le blanc royaume où j’ai mené peut-être un corps sans ombre…14 On constate dans cet enchaînement de versets que leurs longueurs sont variables, une ligne pour les deux premiers, deux et trois pour les deux suivants. Puis, on trouve des uploads/Litterature/ entre-prose-et-vers-le-verset-de-saint-j.pdf
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- Publié le Jui 14, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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