Perspective Actualité en histoire de l’art 1 | 2015 Varia Entretien avec Linda
Perspective Actualité en histoire de l’art 1 | 2015 Varia Entretien avec Linda Nochlin Interview with Linda Nochlin Linda Nochlin, Anne Lafont et Todd Porterfield Traducteur : Anne Lafont Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/perspective/5800 DOI : 10.4000/perspective.5800 ISSN : 2269-7721 Éditeur Institut national d'histoire de l'art Édition imprimée Date de publication : 31 juillet 2015 Pagination : 63-76 ISBN : 978-2-917902-26-4 ISSN : 1777-7852 Référence électronique Linda Nochlin, Anne Lafont et Todd Porterfield, « Entretien avec Linda Nochlin », Perspective [En ligne], 1 | 2015, mis en ligne le 31 janvier 2017, consulté le 01 octobre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/perspective/5800 ; DOI : https://doi.org/10.4000/perspective.5800 Entretien 63 Chaque historienne de l’art, chaque historien de l’art a ses figures tutélaires, son panthéon de personnalités intellectuelles qui ont changé le cours de ses travaux : Linda Nochlin appartient à cette constellation d’étoiles qui, dans l’histoire de l’art de la seconde partie du xxe siècle, a littéralement transformé le cours de la dis- cipline. Il est rare de pouvoir l’avancer aussi explicite- ment et encore plus de le dater exactement car, en par- tageant une question en 1971, et non pas en livrant un système théorique totalisant, elle ébranlait tout l’édi- fice de l’histoire de l’art, ni plus ni moins que Roland Barthes et Michel Foucault, ses contemporains, qui, en minant la notion d’auteur, de génie artistique, par- ticipèrent de la métamorphose des sciences humaines et sociales à la même époque 1. « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes ? » Étrangement, l’ingénuité feinte dans le choix rhétorique particulièrement fécond de cette ques- tion, comme l’option de pointer les absentes plutôt que de repenser l’auteur/ l’artiste sous une autre forme – disons plurielle – radicalisait encore davantage le projet. Ainsi, Linda Nochlin ne s’en tint pas à la remise en cause des présupposés théoriques problématiques du génie – ce fut toujours implicite dans sa démarche – elle choisit d’attaquer frontalement les conséquences de cet ébranle ment du champ esthétique sur un plan politique. Qu’est-ce que cette discipline académique nous a caché ? Pourquoi ? Et, néces- sairement, en répondant, il s’agissait de comprendre comment l’histoire de l’art s’était construite. Comment s’y était-elle prise pour naturaliser l’absence de grands artistes femmes ? Ce faisant, Linda Nochlin invalidait implicitement, et surtout stratégiquement, les moyens et les fins de l’histoire de l’art qui avait eu cours jusqu’alors. Non seulement elle paracheva la déconstruction, mais elle commença aussi la reconstruction : tout pou- vait désormais advenir car l’ancienne configuration de pensée était abrogée. Quelques aveugles, quelques sujets au déni persistent çà et là, et croient encore que le projet féministe correspond médiocrement à sortir trois ou quatre tableaux sans valeur des réserves sous prétexte que ce sont des femmes qui les ont réalisés. Toutefois, ces considérations ont de moins en moins cours, tant le projet de cette histoire de l’art Entretien avec Linda Nochlin par Anne Lafont et Todd Porterfield 64 1 | 2015 PERSPECTIVE Varia renouvelée, décapée, indisciplinée, est stimulant et ouvert ; tant il n’a pas de limites temporelles et encore moins spatiales ; tant il révèle ce qu’il y a de plus ambitieux dans une histoire de l’art régénérée. Les lecteurs français seront surpris de découvrir une chercheuse aux facettes multiples et aux champs d’expertise variés, puisque, convaincue et partisane d’un long cours, elle inscrivit d’entrée son projet d’histoire de l’art dans l’écriture de la modernité au sens large, celle qui va du début du xixe siècle aux années 1960. En ce sens, son œuvre correspond pleine- ment à la périodisation du champ dans le monde académique états-unien. Linda Nochlin soutint sa thèse de doctorat intitulée The Development and Nature of Realism in the Work of Gustave Courbet en 1963 et en- chaîna rapidement avec la publication de Realism and Tradition in Art, 1848-1990: Sources and Documents en 1966, puis fit paraître un livre phare et matriciel, exactement contemporain de l’article inaugural sur les femmes artistes de 1971 : Realism 2 (fig. 1). Or, il s’avère que cette même année le troisième axe de ce qui devait se déployer ensuite était également déjà esquissé, puisque Linda Nochlin fut la commissaire d’une exposition d’art contemporain dans le musée de Vassar College : Realism Now 3. Par conséquent, ses chantiers sur les artistes femmes, sur le réa- lisme, sur l’art contemporain américain, comme sur l’impressionnisme européen étaient lancés simultanément : Linda Nochlin entrait en force dans l’histoire de l’art par la recherche et l’écriture de monographies et d’articles savants, mais aussi par le commissariat, le travail méticuleux sur les sources, l’in- tervention critique et l’enseignement. Outre cette irréversibilité disciplinaire à l’origine de laquelle se trouvent ses travaux pionniers sur les artistes femmes, outre la surface historique et géographique qu’elle a couverte par ses nombreux écrits, il est une particularité méconnue de cette auteure, en France à tout le moins : c’est la grande liberté de sa carrière et bien sûr de ses idées, car elle n’a jamais cédé à la stratégie éditoriale académique. Tous ses livres ont été conçus avec son éditeur Thames and Hudson, qui n’est pas une presse universi- taire, qui se positionne dans le champ de l’art bien sûr, mais avant tout dans celui du livre illustré sous toutes ses formes, et dont la ligne éditoriale est liée à l’image dans ses approches pluridisciplinaires (histoire, histoire de l’art, anthropologie, histoire naturelle, sciences environnementales, guides touristiques, livres pour enfants, archéologie, etc.). La voix de Linda Nochlin est aussi à maints égards exceptionnelle : on la per- çoit dans son écriture, claire, érudite et souvent drôle mais aussi dans son oralité, lors de ses interventions dans les colloques, ou lorsqu’elle donne des conférences, des cours ou encore des séminaires. À ce titre, il faut mentionner ses prises de parole à l’occasion des congrès annuels de la College Art Association (congrès annuels des pro- fessionnels de l’histoire de l’art aux États-Unis) et notamment sa harangue envers ses collègues pour que ceux-ci renouvellent la discipline. En 1990, à l’occasion d’une séance intitulée « Firing the Canon », Linda Nochlin déclara, avec humour et dans un plaisir décidément partagé, qu’il était temps de « virer le canon » qui avait ac- compli une certaine tâche, mais il fallait désormais le renvoyer comme un employé dont le travail n’était plus à la hauteur des défis du jour… Au cours de l’entretien, une personnalité hors du commun se dégage : Linda Nochlin échappe aux catégories figées comme aux échiquiers disciplinaires, car son œuvre et sa pensée, rigoureuses à l’extrême, ne semblent pas avoir délaissé les chemins de traverse et les occasions inopinées. Il est temps de mieux connaître, et par le menu, son 1. Linda Nochlin, Realism, Harmondsworth, 1971. Linda Nochlin 65 Entretien œuvre, de la lire en français, et notamment de prendre connaissance de tous ces articles peu accessibles qui font d’elle une grande historienne de l’art du xixe siècle. Nous avons rencontré Linda Nochlin chez elle à New York au printemps 2015 dans son bel appar- tement de Manhattan qui respire l’inquiétude et l’inassouvissement intellectuels, en compagnie de ses deux chats, dans un all-over de livres et d’œuvres d’art (fig. 2). L’introduction bienveillante d’Abigail Solomon-Godeau, son amie et ancienne élève, comme la générosité de Linda Nochlin, nous ont sidérés. Tout cela est extrêmement précieux car ce sont les condi- tions mêmes de la richesse de l’entretien. Le lecteur en est le premier bénéficiaire après – il faut bien le reconnaître – ce qui a été notre grand privilège. [Anne Lafont et Todd Porterfield] Anne Lafont. Vous êtes une des figures les plus importantes de l’histoire de l’art des cinquante der- nières années. Pourriez-vous vous présenter ? Linda Nochlin. Je suis née à Brooklyn en 1931 dans une famille juive, aisée, au sein de laquelle la culture, l’art, la littérature avaient une grande importance. Mes parents s’étaient rencontrés et mariés à Paris alors qu’ils étaient très jeunes ; ils appartenaient à ces familles d’immigrants juifs d’Europe de l’Est installées aux États-Unis depuis deux générations. Ma famille était très instruite, et comptait des étudiants de Harvard University et de Dartmouth College, des médecins et des entrepreneurs comme mon grand-père paternel, qui dirigeait une société de distri- bution de journaux. Un de mes oncles, Robert Heller, avait même écrit un mémoire sur l’histoire sociale de l’art dans le cadre de son diplôme à Harvard à la fin des années 1930, mais, à l’époque du maccarthysme au début des années 1950, il fut contraint d’émigrer en Angleterre parce qu’il était communiste. Il devint d’ailleurs producteur de télévision là-bas de la célébrissime émission de Sir Kenneth Clark sur l’art occidental : Civilisation 4. J’ai été élevée dans une famille de culture juive mais athée, de gauche, libé- rale, et j’ai été une enfant unique choyée. J’ai également bénéficié d’une éducation primaire alternative : j’étais élève à la merveilleuse Brooklyn Ethical Culture School. Son principe majeur était que le rythme d’apprentissage venait des enfants eux-mêmes et non pas d’un programme imposé et standardisé. J’ai eu la chance d’avoir un uploads/Litterature/ entretien-avec-linda-nochlin-perspective.pdf
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- Publié le Jui 13, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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