1 « La texture charnelle des idées » – Sujet et ambiguïté chez Proust et chez M

1 « La texture charnelle des idées » – Sujet et ambiguïté chez Proust et chez Merleau-Ponty La référence à Proust est au cœur de la pensée de Merleau-Ponty. Dans les dernières pages du Visible et l’invisible, il affirme ainsi que « personne n’a été plus loin que Proust dans la fixation des rapports du visible et de l’invisible » 1. La littérature, la musique, les passions, comme l’expérience du monde sensible sont, pour Merleau-Ponty, l’exploration d’un invisible qui n’est pas au-delà du visible, mais sa texture ou son armature. L’invisible n’est pas caché derrière le visible, il est plutôt son opacité, ou encore la réserve de sens que recèle le sensible. En effet, « la vie n’inspire rien à l’homme qui n’est pas écrivain. Le sensible est au contraire, comme la vie, trésor toujours plein de choses à dire pour celui qui est philosophe (c’est-à-dire écrivain) » 2. La richesse invisible du visible est ce qui appelle de notre part un travail d’expression. Ce sont les choses mêmes, du fond de leur silence, que la philosophie voudrait conduire à l’expression. Par la création, nous avons une expérience de l’Être, c’est-à-dire de cette chair du monde visible dont nous sommes. Ce que Merleau-Ponty appelle l’Être, Proust le nomme plutôt « la vraie vie » 3. L’art nous fait retrouver, ou connaître, cette réalité loin de laquelle nous vivons, que « nous risquerions de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie ». En ce sens, « la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature. Cette vie, qui en un sens habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu’ils ne cherchent pas à l’éclaircir ». Merleau-Ponty et Proust s’accordent donc sur le lien de l’écriture et de la vie, ou, pour parler comme Merleau-Ponty, sur le rapport de philosophie à la non-philosophie. Si l’écrivain exprime la profondeur de la vie, il ne le doit qu’à une certaine éthique de l’écriture qui est une discipline à laquelle il s’astreint, d’écrire sinon tous les jours, mais tant qu’on peut, de se hâter comme on dit tant qu’il y a de la lumière, et d’être ainsi l’au-delà de sa peur. C’est la seule chose qui le sépare de ceux qui n’écrivent pas. Si le sensible, si l’Être, n’offre rien qu’on puisse dire, à moins d’être soi-même écrivain, ce n’est pas qu’il soit indicible, mais qu’on ne sait pas dire. Cette peur de l’inexpressivité se fait connaître comme peur de l’expression. Et 1. Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, texte établi par Cl. Lefort, Gallimard, 1964, p. 195, noté VI, suivi de la page : VI, 195. 2. VI, p. 305. 3. Proust, La Recherche du temps perdu, (notée RTP), éd. J.-Y. Tadié, en quatre volumes, La Pléiade, Gallimard, 1987, citée par le titre du livre, suivie du numéro du volume, et de la page. Pour la citation, Le Temps retrouvé, TR, IV, 474. 2 parce qu’elle fait rencontrer le silence d’où provient toute parole, l’écriture commence par la confiance que nous accordons à cette peur-là. Il y a entre l’art et la philosophie une profonde convergence qui repose sur le sens même de l’expression, puisque « l’art et la philosophie ensemble sont justement, non pas fabrications arbitraires dans l’univers du “ spirituel ” (de la “ culture ”), mais contact avec l’Être justement en tant que création. L’Être est ce qui exige de nous création pour que nous en ayons l’expérience » 4. Si l’on peut parler de l’invisible, c’est que le sens se trouve à même les choses. Mais il n’est pas déjà constitué, de sorte que nous avons seulement à le recueillir et il n’est pas non plus à constituer dans un acte d’expression entièrement subjectif. Si le sens est à même les choses, il est plutôt à explorer ou à exprimer, d’une parole parlante qui invente ses moyens d’expression, comme le font les écrivains ou les artistes en général, ou encore les amoureux qui composent des poèmes et des lettres d’amour, et aussi comme les philosophes. La création est une réintégration de l’Être, elle « retrouve son origine », et elle est ainsi la seule manière d’obtenir une adéquation. Cet horizon de sens qui est à la surface du visible, Merleau-Ponty le nomme idée, et il rend hommage à Proust d’avoir décrit l’idée non comme ce qui serait contraire au sensible ou au-delà de lui 5, mais comme « la doublure et la profondeur » du sensible. « Il n’y a pas de monde intelligible, il y a le monde sensible » 6, l’invisible étant « l’armature intérieure du visible qu’il manifeste et cache ». C’est de ce même invisible que Proust écrit que « le champ ouvert au musicien [est] un clavier incommensurable, encore presque tout entier inconnu, où seulement ça et là, séparées par d’épaisses ténèbres inexplorées, quelques-unes des millions de touches de tendresse, de passion, de courage, de sérénité, qui le composent […] ont été découvertes par quelques grands artistes qui nous rendent le service, en éveillant en nous le correspondant du thème qu’ils ont trouvé, de nous montrer quelle richesse, quelle variété, cache à notre insu cette grande nuit impénétrée et décourageante de notre âme que nous prenons pour du vide ou du néant » 7. La petite phrase de la Sonate de Vinteuil constitue un exemple d’idée musicale. Elle capte l’essence de l’amour. Le narrateur fournit ainsi une explication de la manière dont Swann a appris à tenir les motifs musicaux pour de « véritables idées », « voilées de ténèbres, 4. Merleau-Ponty, VI, p. 251. 5. Sur les idées sensibles chez Proust et Merleau-Ponty, voyez A. Simon et N. Castin (éd.), Merleau- Ponty et le littéraire, Presses de l’Ecole Normale Supérieure, 1997 ; M. Carbone, La Visibilité de l’invisible, Olms, 2001. 6. Merleau-Ponty, VI, 267. 7. Proust, Du Côté de chez Swann, II, CS, I, 344. 3 inconnues, impénétrables à l’intelligence » 8. Swann se le formule à lui-même lors d’une soirée mondaine, au moment précis, où entendant la petite phrase, un peu à l’écart, tout à coup il réalise que le sentiment d’Odette pour lui ne renaîtra pas. Il faut insister sur la dimension du choc, car la saisie des idées esthétiques et celle des essences, en l’occurrence ici du sentiment amoureux, est émotionnelle, affective et charnelle. Ces idées, ou ces essences, ne se laissent pas détacher des apparences sensibles. Ce qui nous fait penser est toujours en effet ce qui nous a d’abord ému. La pensée est un événement. Elle n’est pas un acte de liberté souveraine, mais la continuation d’un choc, d’une émotion, l’approche d’une idée sensible. La petite phrase se présente à Swann comme un thème récurrent de la Sonate, comme un motif reconnaissable, lesté de souvenirs et d’émotions. Elle est l’expression adéquate de l’amour de Swann et d’Odette, son « hymne national ». Quand Swann l’entendit, « tout à coup, ce fut comme si elle était entrée, et cette apparition lui fut une si déchirante souffrance qu’il dut porter la main à son cœur » 9. Pourquoi un tel déchirement ? L’intelligence l’explique après-coup ; par exemple, Swann analyse la signification de la petite phrase à la lumière de sa connaissance de la technique musicale : le faible écart entre les cinq notes qui la composent et le rappel constant de deux d’entre elles produisent « cette impression de douceur rétractée ». Mais une telle explication est beaucoup trop intellectuelle pour faire comprendre comment les émotions communiquent avec les idées et comment il se fait qu’il y a une chair affective des idées. Je pense au contraire que l’émotion est plutôt une saisie ambiguë du sujet, qui commence par être désorienté parce que, précisément, il ne s’y reconnaît pas. « Swann aperçut, immobile en face de ce bonheur revécu, un malheureux qui lui fit pitié parce qu’il ne le reconnut pas tout de suite, si bien qu’il dut baisser les yeux pour qu’on ne vît pas qu’ils étaient pleins de larmes. C’était lui-même » 10. L’ambiguïté proustienne réside dans cette forme de désorientation, de perplexité 11, de déséquilibre, à quoi se reconnaît un événement. La notion d’une idée musicale, à la fois 8. CS, I, 343. 9. CS, I, 339. 10. CS, I, 340. 11. Voyez les analyses d’A. Compagnon (Cours du Collège de France) et M. Bowie, Proust Among the Stars, HarperCollinsPublishers, 1998. Voyez V. Descombes, Proust. Philosophie du roman, Éditions de Minuit, 1987 et J. Landy, Philosophy as Fiction. Self, Deception, and knowledge in Proust, Oxford University Press, 2004. L’horizon wittgensteinien de l’interprétation de Descombes a pour objectif de détruire le sujet chez Proust. Le propos de Landy est moins dogmatique : « the Total Self is always incomplete, subject to infinite revision, and, to that extent, fictionnal ; though we need to believe, at least with one part of ourselves, in the fiction » (op. cit., p. 145 : « le uploads/Litterature/ extrait-134-pdf.pdf

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