L’Atelier du Centre de recherches historiques Revue électronique du CRH 16 | 20

L’Atelier du Centre de recherches historiques Revue électronique du CRH 16 | 2016 Histoire intellectuelle des émotions, de l’Antiquité à nos jours Penser les émotions en Occident : de l'Antiquité à nos jours La place controversée de la théorie des émotions dans l'histoire de la critique littéraire française Aʎʇʚʃʐʆʔʇ Gʇʈʇʐ https://doi.org/10.4000/acrh.7321 Résumés Français English Español S’intéresser aux émotions permet de repenser l’histoire littéraire en réfléchissant aux évolutions des sensibilités et de la place accordée à l’affectivité dans le processus créatif. C’est cette histoire que nous voudrions esquisser en nous intéressant à la place controversée des émotions dans le discours critique français depuis le Romantisme, dont la doctrine se fonde sur le dédain pour les problématiques psychologisantes. Redeploying critical theory on emotions allows rethinking literary history around new issues and methods. It is this path that we would follow in this paper by focusing on the controversial role of emotions in the critical discourse from the French Romanticism, whose doctrine is based on the idea a personal relationship to art, to modern Literary Theory and its disdain for psychologizing approaches. Interesarse en las emociones permite pensar la historia literaria en relación a la evolución de la sensibilidad, así como interrogar el lugar que se atribuye a la afectividad en todo proceso creativo. Esta es la historia que quisiéramos sugerir, interesándonos en el estatuto controvertido de las emociones en el discurso crítico francés desde el Romanticismo, cuya doctrina se basa en la idea de una relación personal al arte, hasta la teoría literaria moderna, impregnada del desdén de las problemáticas ligadas a la psicología Tout OpenEdition La place controversée de la théorie des émotions dans l'histoire de la cri... https://journals.openedition.org/acrh/7321 1 sur 13 27/01/2022, 15:00 Entrées d’index Mots-clés : émotions, histoire des sensibilités, critique littéraire, théorie littéraire, romantisme, formalisme, théorie de la réception Keywords: Emotions, history of sensibilities, literary criticism, literary theory, Romantism, formalism, reception theory Indice de palabras clave: Emociones, historia de la sensibilidad, crítica literaria, teoría literaria, romanticismo, formalismo, teoría de la recepción Texte intégral L’un des intérêts de la théorie des émotions est peut-être de nous permettre de dérouler un peu autrement l’histoire critique, en substituant à des logiques de groupes et d’écoles, ou à la rationalité autonome des formes, l’évolution des paradigmes définissant les modes d’action de la littérature, les horizons sensibles de sa réception, comme la relation que le créateur entretient avec son propre espace affectif. Cette critique « vue du côté des émotions » s’articule, sans s’y résumer, à l’histoire sociale des sensibilités : les conditions matérielles de production et de perception des œuvres interfèrent avec des variations du périmètre de l’espace littéraire et avec des théories esthétiques explicites ou latentes. 1 Les années 1800 constituent un terminus a quo simple et pertinent pour l’histoire de la critique : émerge alors la doctrine romantique, assise sur une relation personnelle à l’art, tandis que décline la critique normative et prescriptive, au profit d’un pluralisme d’analyse fondé sur le dialogue des goûts1. Comme l’a montré Anne Vincent-Buffault, les effusions sentimentales du ʚʘʋʋʋe siècle, socialisées, maîtrisées, valorisées dans une « circulation sensible »2 ne survivent qu’au travers du dolorisme chrétien (par exemple chez Ballanche, pour qui « il n’y a de réel que les larmes »3) ou sous la forme d’émotions sociales de plus en plus rares et brouillées, et viennent intégrer un espace sensible individualisé et les écritures qui viennent en témoigner. 2 Désormais, l’objet de l’art est l’émotion : non plus seulement l’émotion représentée, mise en scène, mais l’émotion éprouvée, objet d’une mimèsis glissant du monde au cœur du poète. Pourtant, loin d’être réductible à un subjectivisme empathique, la critique romantique voit au contraire le primat de la sensibilité être confronté, d’une part, à l’émergence d’une philologie marquée par la tentation de l’historicisme, et d’autre part, à une sensibilité esthétique tentée par le retrait dans l’art pour l’art : dès le début du ʚʋʚe siècle, force est de constater la situation paradoxale des discours sur l’émotion, à la fois désignés comme les espaces nouveaux de l’expression de soi, pensés comme permettant un rapport authentique à la nature, considérés comme imposant une reconfiguration de la cartographie des genres littéraires, et pourtant contrecarrés par le rationalisme critique émergent et les désarrois du projet politique appelé « littérature ». 3 Une partie de cette situation tient à la double source de la tradition romantique, qui hérite ensemble de l’autonomisation et de l’universalisation du jugement de goût, et du refus kantien de penser la psychologie interne des affects4. Une autre explication tient aussi aux origines plurielles des doctrines françaises, influencées (ou nourries) non seulement par les théories des émotions du romantisme allemand (pensons aux réflexions de Schlegel sur les rapports entre rythme, sens et raison) et anglais (on retrouvera fréquemment l’idée émise par Wordsworth que l’émotion doit, pour devenir un objet esthétique, être mise à distance et neutralisée par le temps), mais aussi par la tradition philosophique française, en particulier le cartésianisme. Il me semble donc qu’il faut parcourir une série de tensions conceptuelles pour comprendre la place de la question des émotions dans les théories esthétiques modernes, place à la fois fondatrice et irréductiblement problématique. 4 La place controversée de la théorie des émotions dans l'histoire de la cri... https://journals.openedition.org/acrh/7321 2 sur 13 27/01/2022, 15:00 Les valeurs des émotions le peu de place que tiennent le cœur humain et ses sentiments dans l’ensemble des œuvres de ce singulier poète […] qui, après tout, avec une organisation superbe, ne fut accessible qu’à des émotions inférieures, et dont la pensée, dans les plus compliquées de ses inventions, n’a jamais que deux mouvements convulsifs, - la curiosité et la peur.8 La voix chante de la plénitude du cœur, voilà tout. Quand l’homme est heureux de son loisir et de son travail, il chante ; c’est l’enthousiasme du bien-être qui lui donne alors la mélodie et le diapason […]. Les deux plus habituelles de ces émotions inspiratrices du chant dans l’âme humaine sont l’amour et l’adoration. Toute tendresse est mélodieuse, tout enthousiasme est lyrique ; disons plus, il est pieux […].9 Peut-être en confiant à l’auteur les choses extraordinaires qu’il lui a révélées, l’inconnu voulait-il les voir en quelque sorte reproduites, et jouir des émotions qu’elles feraient naître au cœur de la foule, sentiment analogue à celui qui agitait Macpherson quand le nom d’Ossian, sa créature, s’inscrivait dans tous les langages.10 Le premier romantisme est indissociable d’une ambition si ce n’est utilitariste, du moins moralisatrice, faisant de l’émotion un indice d’authenticité et un vecteur sans contenu, qui doit impérativement s’appuyer sur une axiologie. Si la grande théoricienne de la critique moderne, Mme de Staël, cite Vauvenargues : « les grandes pensées viennent du cœur »5, elle affirme dans sa préface à Delphine : « Les événements ne doivent être dans les romans que l’occasion de développer les passions du cœur humain »6, elle nuance : « toutes les affections des hommes tendent vers un but raisonnable. Un écrivain ne mérite de gloire véritable que s’il fait servir l’émotion à quelques grandes vérités morales », avant de conclure qu’il « faut réunir à la fois dans le même sujet les délices de l’émotion et l’assentiment de la sagesse »7. Face à l’émergence de genres fondés sur des émotions et de registres nouveaux, comme le fantastique, s’érigent des cadres critiques prescriptifs appelant à la maîtrise et à la hiérarchisation des émotions. Chez Mme de Staël comme chez de nombreux contemporains désarçonnés par la porte ouverte laissée par le romantisme à l’expression la plus trouble du moi, se reconstitue une gradation néoclassique qui opposera des émotions basses comme la peur à des émotions élevées comme l’admiration. Cette réaction agite nombre de réflexions critiques jusqu’à la fin du ʚʋʚe siècle : pensons, par exemple, aux observations de Barbey d’Aurevilly à l’encontre de Poe, regrettant 5 Au contraire des « émotions inférieures », l’émotion amoureuse est située en haut de la hiérarchie. Elle a conquis cette place nouvelle contre la vision négative de la passion, depuis Lamartine, Musset et les lakistes, mais, là encore, au prix d’une translation en termes moraux, si ce n’est religieux, des affects émis et reçus : 6 - écrit Lamartine en une sacralisation de l’émotion lyrique qui fait sans forcément le savoir un premier pas vers la sacralisation de l’art. Pour les romanciers de l’ère romantico-réaliste, Hugo, Stendhal, Balzac, c’est une théorie du sublime, conçu comme un degré supérieur des émotions, universel et transparent aux systèmes axiologiques, qui valide ou non l’acceptabilité des émotions mises en mouvement. Balzac, dans la préface de l’Histoire des treize, évoque la circulation de l’émotion entre le témoin, l’écrivain et le lecteur de la manière suivante : 7 Le modèle du sublime est ici celui de Burke – non un sublime de beauté pure, mais un sublime disruptif, celui de l’horreur, celui, entre autres exemples, de la mort de Paquita : 8 La place controversée de la théorie des émotions dans l'histoire de la cri... https://journals.openedition.org/acrh/7321 3 sur 13 27/01/2022, 15:00 La marquise avait les cheveux arrachés, elle était uploads/Litterature/ gefen-emotions-dans-critique-francaise.pdf

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