Gérard Genette « Espace et langage » Figures, I, Seuil, 1966 « Il existe un esp

Gérard Genette « Espace et langage » Figures, I, Seuil, 1966 « Il existe un espace contemporain. »1 Cette thèse implique en fait deux ou trois hypothèses : d'abord, le langage, la pensée, l'art contemporain sont spatialisés, ou du moins font preuve d'un accroissement notable de l'importance accordée à l'espace, manifestent une valorisation de l'espace ; ensuite, l'espace des représentations contemporaines est un, ou du moins, malgré ou par-delà les différences de registres et les contrastes d'interprétation qui le diversifient, il est susceptible d'une réduction à l'unité ; enfin, cette unité se fonde, évidemment, sur quelques traits particuliers qui distinguent notre espace, c'est-à-dire l'idée que nous nous faisons de l'espace, de celle qu'en formaient les hommes d'hier ou d'autrefois. À ces trois hypothèses descriptives et compréhensives s'ajoute une hypothèse explicative, qui est de l'ordre de la psychologie sociale ou historique : l'homme d'aujourd'hui éprouve sa durée comme une « angoisse », son intériorité comme une hantise ou une nausée ; livré à l’ « absurde » et au déchirement, il se rassure en projetant sa pensée sur les choses, en construisant des plans et des figures qui empruntent à l'espace des géomètres un peu de son assise et de sa stabilité. A vrai dire, cet espace-refuge lui est d'une hospitalité toute relative, et toute provisoire, car la science et la philosophie modernes s'ingénient précisément à égarer les repères commodes de cette « géométrie du bon sens » et à inventer une [102] topologie déroutante, espace-temps, espace courbe, quatrième dimension, tout un visage non-euclidien de l'univers qui compose ce redoutable espace-vertige où certains artistes ou écrivains d'aujourd'hui ont construit leurs labyrinthes. Cette ambiguïté qu'il trouve, à juste titre, dans le sentiment contemporain de l'espace semble faire hésiter Georges Matoré au moment de conclure. On peut admettre, pourtant, que l'espace soit aujourd'hui, comme il l'était à l'époque baroque, à la fois attirant et dangereux, favorable et maléfique. Au reste, pour bien des auteurs d'aujourd'hui, l'espace est d'abord un parti pris, dans le double sens à la fois résigné et passionné du terme. L'ambiguïté du thème spatial ne compromet donc pas nécessairement l'unité de ce sujet ; son autonomie, peut-être : car si l'espace est ambivalent, c'est sans doute qu'il est lié à plus de thèmes qu'il ne semble d'abord. Mais un sujet tout à fait autonome serait-il vraiment significatif ? Paradoxalement, s'il y a dans ce livre un élément du rupture et de déséquilibre, il ne tient pas à la complexité du sujet, mais à une sorte d'équivoque de structure. Que l'espace de Proust ne soit pas celui de Cézanne, et que ni l'un ni l'autre ne soit celui du « sens commun », est peut- être moins troublant que ceci, qui n'est plus d'ordre esthétique ou psychologique, mais d'ordre sémiologique : cet espace dont Matoré analyse 1 Georges Matoré, L’espace humain, La Colombe, 1962, p.291. les significations, joue tantôt le rôle du signifié, tantôt celui du signifiant. Les deux premiers tiers de son livre, en effet, sont consacrés à une étude des « métaphores spatiales » dans l'écriture contemporaine (écriture vulgaire, savante ou littéraire). Dans ces métaphores, le plus souvent irréfléchies (la ligne du Parti, les perspectives d'avenir, la distance intérieure, le plan divin, etc.), on ne parle pas de l'espace : on parle d'autre chose en termes d'espace – et l'on pourrait presque dire que c'est l'espace qui parle : sa présence est implicite, impliquée, à la source ou à la base du message plutôt que dans son contenu, comme dans une phrase celle de la langue ou du locuteur lui-même. S'il y a quelque part un langage de l'espace, [103] c'est ici qu'on le trouve, ainsi peut-être, mais en un tout autre sens, que dans ces constructions plastiques (sculpture, architecture) qui sont autant d'allusions au vide qui les entoure et les supporte, et donc d'une certaine façon les profère. Les métaphores spatiales constituent donc un discours, à portée presque universelle, puisqu'on y parle de tout, littérature, politique, musique, et dont l'espace constitue la forme, puisqu'il fournit les termes mêmes de son langage. Il y a bien ici un signifié, qui est l'objet variable du discours, et un signifiant, qui est le terme spatial. Mais du seul fait qu'il y a figure, c'est-à- dire transfert d'expression, à l'objet nommément désigné s'ajoute un second objet (l'espace), dont la présence est peut-être involontaire, en tout cas étrangère au propos initial, et introduite par la seule forme du discours. Il s'agit donc ici d'un espace connoté, manifesté plutôt que désigné, parlant plutôt que parlé, qui se trahit dans la métaphore comme l'inconscient se livre dans un rêve ou dans un lapsus. Au contraire, l'espace décrit par le physicien, le philosophe, l'écrivain, l'espace constitué ou reconstitué par le peintre ou le cinéaste est directement visé par le savant ou l'artiste comme l'objet d'une intention claire. C'est à ces représentations directes que s'attache la dernière partie du livre, et encore une fois la dissymétrie fonctionnelle de ces deux espaces, le parlant et le parlé, importe davantage que telle ou telle différence de contenu. Il est d'ailleurs caractéristique que cette seconde partie, celle qui à première vue devrait porter le plus directement sur le contenu des représentations spatiales, s'arrête au contraire sur des problèmes de forme : de technique ou de code. La description littéraire, la perspective en peinture, le découpage et le montage cinématographiques dans la représentation de l'espace, tels sont les. sujets qui s'imposent alors d'eux-mêmes, et d'où Matoré tire quelques pages très fortes, mais où il est nécessairement moins question de l'espace que des lois propres à l'expression littéraire, picturale ou cinématographique. Tout se passe donc comme si l'espace dénoté dégageait moins de [104] significations spatiales que l'espace connoté, comme si l'espace-figure parlait plus de lui-même que l'espace-contenu. Cette hypothèse en appellerait bien d'autres. Linguiste, et plus précisément lexicologue, Matoré conçoit l'étude du vocabulaire comme une annexe de la sociologie2. Les métaphores qu'il interroge ne sont pas, comme les images étudiées par Bachelard ou Richard, les affleurements poétiques d'une rêverie profonde, individuelle ou « collective » au sens jungien du terme (qui renvoie encore à une anthropologie des profondeurs). La « zone » qu'il « explore » est plus « socialisée »3. « Notre espace, qui est collectif, écrit-il, est beaucoup plus rationalisé que celui de la rêverie individuelle et de l'imagination poétique »4. C'est donc, après la poétique bachelardienne, une sorte de rhétorique sociale de l'espace qu'il nous propose. Les métaphores qu'il observe ne sont pas des symboles, ni des archétypes : ce sont des clichés – ceux du journaliste, du philosophe, de l’ « intellectuel » plus que du romancier ou du poète ; et il est caractéristique à cet égard que ce livre sur l'espace contemporain ne se réfère que rarement, sinon jamais, à des œuvres aussi vouées à l'espace que celle d'un Supervielle, d'un Char, d'un Du Bouchet : il engage moins la thématique littéraire que celle des « communications de masse ». Un tel parti est évidemment légitime chez un linguiste qui proclame sa volonté de se mouvoir « au ras des réalités sociales »5. Ce qui surprendra peut-être davantage, eu égard à ce parti même, c'est l'absence presque totale de données statistiques. Mais Matoré s'en justifie à plusieurs reprises, dans ce livre comme dans le précédent : il ne croit pas à la valeur significative du « phénomène brut de fréquence ». « La solution du problème, écrivait-il en 1953, consisterait selon nous non à compter des mots, mais à affecter ceux-ci d'un [105] exposant qui exprimerait leur importance à l'intérieur de la structure lexicologique étudiée »6. C'était engager nettement les études lexicologiques sur la voie des recherches structurales. Les « champs notionnels » de Matoré, avec leurs « mots- témoins » et leurs « mots-clefs », rejoignaient ainsi les « champs linguistiques » de Jost Trier : le vocabulaire d'une époque (ou d'une œuvre) n'était plus une nomenclature inerte calquée sur une collection d'objets ou de notions, mais une forme active, découpant le réel à sa manière propre, significative d'autre chose que son objet, où chaque mot prenait sa valeur non pas du rapport vertical qu'il entretient avec une chose, mais des relations latérales qui l'unissent à l'ensemble des éléments de son « champ sémantique » ; l'histoire du vocabulaire n'était plus cette étymologie « atomiste » qui suit à la trace l'évolution de formes isolées et de sens parcellaires, mais un procès global reconstituant, de génération en génération, les modifications solidaires d'un système. À cet égard, L'Espace humain ne tient pas totalement les promesses de la Méthode en lexicologie. L'étude structurale y est sans cesse esquissée, mais 2 Cf. Georges Matoré, La méthode en lexicologie, 1953. 3 L’espace humain, p. 157. 4 Ibid., p. 173. 5 Ibid., p. 63. 6 La méthode en lexicologie, p. 82. aussi souvent esquivée. Matoré nous confie dans sa conclusion que « le caractère concret de (ses) recherches a imposé à la méthode (qu'il avait) préconisée auparavant... des modifications importantes... L'ouvrage s'est ainsi constitué de manière empirique, par sédimentations plus uploads/Litterature/ genette-1966.pdf

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