Revue Proteus – Cahiers des théories de l’art Narratologie du récit sériel PRÉS

Revue Proteus – Cahiers des théories de l’art Narratologie du récit sériel PRÉSENTATION DE QUELQUES ENJEUX MÉTHODOLOGIQUES Ce qui distingue la tension narrative propre au récit sériel, c’est qu’il s’agit d’une tension intermit- tente, reposant sur une narration discontinue, interrompue à la fin de chaque épisode, par oppo- sition à la tension continue qui caractérise les autres types de récit. Les processus d’actualisation se caractérisent par le morcellement : contraire- ment à la lecture d’un roman ou au visionnage d’un film qui constituent des récits complets, le récepteur est soumis à des stratégies visant à le « fidéliser » en programmant la sortie de chaque nouvel épisode à des intervalles réguliers, et l’actualisation du récit se fait sur du long terme. Le récit sériel repose sur des procédés narratifs aisément identifiables, caractérisés par la non- coïncidence entre le dénouement d’une séquence1 et la fin de l’épisode. Ce phénomène est si large- ment expérimenté de nos jours par les spectateurs de séries télévisées que le terme technique utilisé par les anglo-saxons pour le caractériser est passé dans le langage courant : il s’agit du fameux « cliffhanger ». La sérialisation du récit n’est pas un phénomène récent, on peut en trouver de nombreux exemples dans l’histoire du récit litté- raire ou non-littéraire. Pour n’en citer que quelques uns : le conte dans la tradition orale, le roman épistolaire du XVIIIe siècle, la littérature de colportage… Mais c’est au XIXe siècle, avec l’essor du roman-feuilleton, que le phénomène prend toute son ampleur, marquant les débuts de l’« ère médiatique2 ». Le récit sériel s’est par la suite déve- loppé sur des supports extrêmement variés : il 1. Dans le cadre de la narratologie contemporaine, la séquence narrative se caractérise par la succession du noeud, qui provoque une incertitude chez l’interprète, du retard, qui le maintient dans l’attente de la suite du récit, et du dénouement qui vient soulager (ou non) la tension narrative ainsi engendrée. Voir Raphaël BARONI, La Tension narrative. Suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil, 2007. 2. Voir Marie-Ève THÉRENTY et Alain VAILLANT, 1836 : L’An I de l’ère médiatique, étude littéraire et historique du journal La Presse, d’Émile de Girardin, Paris, Nouveau Monde éditions, 2001. s’agit d’une catégorie narrative plastique et protéi- forme qui s’adapte aux différents dispositifs en fonction par exemple des évolutions technolo- giques (dans le cas des séries télévisées, ou des web-séries par exemple). Ainsi que le note Daniel Couégnas : « au-delà du monde de l’édition de masse, le « roman populaire » (la fiction imprimée de grande diffusion) n’est plus aujourd’hui qu’une partie de l’univers foisonnant du récit sériel multi- médiatique par lequel une histoire imaginée se décline aujourd’hui en films, en bandes dessinées ou en séries télévisées3 . » Le soupçon qui s’est porté sur le feuilleton dès sa naissance4 s’est reproduit à l’encontre des autres médias, empê- chant le développement d’une véritable poétique du récit sériel. Pourtant, l’étude de la narration sérielle, qui suppose l’élargissement du corpus au domaine extra-linguistique et à des œuvres ordi- nairement méprisées par la critique littéraire uni- versitaire, ouvre la réflexion à des enjeux particu- lièrement stimulants, puisqu’elle implique la prise en compte des contextes de production des récits, mais aussi des émotions des interprétants lors du processus d’actualisation. Rejet de l’économie et de l’esthétique du suspense dans le paradigme structuraliste et les théories de la réception Il s’agit d’abord de s’interroger sur les raisons pour lesquelles la sérialisation du récit n’a été étu- diée que de façon secondaire par la narratologie des années soixante et soixante-dix. Les études 3. Cf. Daniel COUÉGNAS, « qu’est-ce que le roman populaire ? », in L. Artiaga (dir.), Le roman populaire 1836- 1960, des premiers feuilletons aux adaptations télévisuelles,Paris, Autrement, 2008. 4. Sur le débat contemporain aux premiers romans- feuilletons, voir La Querelle du roman-feuilleton. Littérature, presse et politique, un débat précurseur (1836- 1848), textes réunis et présentés par L. Dumasy, Grenoble, Ellug, 1999. 81 2013 « Narratologie du récit sériel : présentation de quelques enjeux méthodologiques », Proteus – Cahiers des théories de l’art [en ligne], n° 6, pp. 81-89. URL : http://www.revue-proteus.com/abstracts/06-10.html Revue Proteus no 6, le spectateur face à l’art interactif historiques portant sur la naissance du roman- feuilleton soulignent le lien entre l’émergence du genre et la mise en place d’une édition de masse qui tend à transformer le récit en produit de consommation. Cette tendance s’exprime de nos jours, de façon plus marquante encore, dans le cas des séries télévisées : leur production est soumise à un impératif économique coercitif, puisque des parts d’audience insuffisantes peuvent décider de l’arrêt brutal d’une série. L’autonomie des scéna- ristes est moindre dans le sens où ils doivent veiller à satisfaire les attentes d’un public qui doit être le plus large possible. Ainsi, la « réticence1 » qui caractérise la diégèse épisodique du récit sériel est souvent conçue comme une forme de standar- disation dictée par des objectifs commerciaux. De fait, la tendance du récit sériel à migrer de support selon les goûts supposés du public tendrait à justi- fier cette hypothèse. L’importance du phénomène tensif serait ainsi un facteur de variation cultu- relle : les textes marqués par une forte tension narrative relèveraient plutôt de la « paralittéra- ture », destinée à un public ayant peu d’exigences esthétiques, prompt à se laisser captiver par les grosses ficelles du « cliffhanger ». La tension nar- rative et plus particulièrement le suspense ont été plus ou moins indirectement dotés d’une conno- tation défavorable et ont donc été peu analysés par les critiques littéraires du XIXe siècle, comme l’a souligné Raphaël Baroni : Du point de vue de la hiérarchisation des effets poé- tiques, l’intrigue apparaît dès lors, au milieu du 20e siècle, comme une forme conservatrice dévalorisée et le suspense devient, avec la pornographie et l’horreur, un des effets qui paraissent les plus condamnables, en partie parce qu’il flatte les goûts du public sur un plan pulsion- nel ou émotionnel – la curiosité étant considérée en général plus « intellectuelle » – mais également parce que, tout comme la curiosité, il implique une première lecture linéaire et « naïve »2. Dans la perspective de la critique structuraliste, l’essentialisation de l’opposition entre les domaines de l’art et de l’argent a ainsi pu conduire à rejeter le suspense hors du champ de l’analyse littéraire, et donc à négliger l’étude de la sérialisa- 1. Voir Roland BARTHES S/Z, Paris, Seuil, 1970, p. 75. 2. R. BARONI « La valeur littéraire du suspense », A contrario, 1/2004 (vol. 2), p. 29-43. tion des récits. En effet, la narratologie d’inspira- tion structurale appliquait à l’ensemble de l’œuvre les principes linguistiques élaborés par Saussure pour étudier le fonctionnement de la phrase. Il s’agissait de réduire l’œuvre littéraire à sa struc- ture, le texte, sans prendre en considération les éléments liés au contexte historique, social, cultu- rel ou économique. Cette méthode peut être ainsi résumée par une formule de Roland Barthes : « de l’œuvre au texte3 ». Le rôle de l’herméneute consistait dès lors à déterminer les lois internes qui régissent le texte, envisagé comme un objet autonome : la sémiologie structurale […] tend à mettre entre paren- thèses l’historicité des œuvres culturelles et, de Jakobson à Genette, elle traite l’objet littéraire comme une entité autonome, soumise à ses lois propres et devant sa « litté- rarité » ou sa « poéticité » au traitement particulier auquel son matériau linguistique est soumis, c’est-à-dire aux techniques et aux procédés qui sont responsables de la prédominance de la fonction esthétique du langage – comme les parallèles, les oppositions et les équiva- lences entre les niveaux phonétique, morphologique, syntactique, et même sémantique du poème4. Alors qu’elle est conçue par ses praticiens comme scientifique et objective, la méthode structuraliste suppose en fait un soubassement idéologique qui renoue avec l’idéal spéculatif de l’art, conçu comme totalité et unicité. Des concepts tels que ceux de « littérarité » ou de « poéticité » supposent en effet une approche discriminante : il s’agit, en tentant de déterminer des critères définitoires objectifs, de constituer un corpus d’œuvres dont on considère qu’elles contiennent des qualités lit- téraires indiscutées et indiscutables, et ainsi de légitimer un corpus préexistant. La démarche structuraliste a l’ambition de mettre en place un protocole purement descriptif, mais procède en fait suivant un mode essentialiste qui absolutise le fonctionnement du texte : selon les principes implicitement admis de « l’art pour l’art », seules sont valorisées par l’analyse critique les œuvres qui revendiquent une autonomie vis-à-vis de leur contexte. Certes, les formalistes et les structura- 3. R. BARTHES, « De l’œuvre au texte », Le bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984, p. 69-77. 4. Pierre BOURDIEU, Les Règles de l’art, Paris, Seuil, 1971, p. 323. 82 Revue Proteus – Cahiers des théories de l’art listes se sont attachés à étudier des phénomènes textuels qui ne répondaient pas aux critères de la « littérarité » (le conte folklorique chez Vladimir Propp, le roman d’espionnage chez Roland Barthes...), mais le niveau du récit uploads/Litterature/ goudmand-narratologie-du-recit-serial.pdf

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