LOUIS XIV ET L’ESTHÉTIQUE GALANTE: LA FORMATION D’UN GOÛT DÉLICAT Anne-Madelein
LOUIS XIV ET L’ESTHÉTIQUE GALANTE: LA FORMATION D’UN GOÛT DÉLICAT Anne-Madeleine GOULET En 1677 le Chevalier de Méré, grand représentant de l’« honnêteté », affirme, dans son discours intitulé De la conversation, que « la délicatesse du goût est absolu- ment nécessaire pour connaître la juste valeur des choses, pour en choisir ce qu’on y peut voir de plus excellent » 1. Cette délicatesse de goût, c’est précisément ce que les artistes reconnaissent à Louis XIV. En 1669, dans la préface de ses Airs à deux par- ties, Chabanceau de La Barre, qui dédie son ouvrage au roi, vante le goût délicat du monarque, un goût assimilé à une qualité qu’il importe, dit-il, de distinguer de celles qui donnent de la terreur et de l’admiration à toute l’Europe 2. Faut-il en conclure qu’à côté d’un Louis XIV héroïque, digne héritier d’Alexandre, il existait un Louis XIV délicat? La délicatesse, telle qu’elle est définie par le goût mondain dans les années 1660, est une des facettes de la galanterie et ce rapprochement du roi et de l’univers galant va de pair avec l’assimilation, récurrente entre 1650 et 1670, de la cour à une cour galante 3. Longtemps occultée dans l’histoire littéraire au profit des notions exogènes de classique et de baroque, la galanterie a été très largement réhabilitée depuis une dizaine d’années 4. Entendue dans son sens historique et perçue comme un phéno- 37 1. Antoine Gombaud, chevalier de Méré, Discours de la conversation, dans L ’Art de la conversation, éd. Jacqueline Hellegouarc’h, Paris, Dunod, 1997, coll. « Classiques Garnier », p. 82. 2. Joseph Chabanceau de La Barre, Airs à deux parties avec les seconds couplets en diminution, Paris, Ballard, 1669. 3. Sous la plume des mémorialistes, « galant » est un adjectif récurrent pour définir le jeune roi et sa cour. Dans ses Mémoires pour servir à l’histoire de Louis XIV, l’abbé de Choisy, évoquant les fêtes qui précédè- rent la nomination de Lully à la surintendance de la musique du roi, en 1661, affirme que « ce n’était que festins, danses et fêtes galantes » (Mémoires de l’abbé de Choisy, éd. Georges Mongrédien, Paris, Mercure de France, 2000 (1e éd. 1966), coll. « Le Mercure de France », p. 132). Entre les années 1650 et 1670, c’est une cour jeune et galante, dont on a d’ailleurs beaucoup vanté la qualité (voir Marc Fumaroli, Le Poète et le Roi: Jean de La Fontaine en son siècle, Paris, Éditions de Fallois – Le Livre de Poche, 1997, p. 457), qui tourne autour du roi et de ses favorites. 4. Sur cette notion, voir les travaux d’Alain Viala, L ’Esthétique galante. Paul Pellisson, Discours sur les Œuvres de Monsieur Sarasin et autres textes, textes réunis, présentés et annotés sous la direction d’Alain Viala, par E. Mortgat et Cl. Nédélec, avec la collaboration de M. Jean, Toulouse, Société de Littératures Classiques, 1991; « D’une politique des formes: la galanterie », XVIIe siècle, CLXXXII (1994), p. 143-151; « La littérature galante: histoire et problématique », Il Seicento francese oggi. Situazione e prospettive della ricerca, atti del Convegno internazionale Monopoli 27-29 maggio 1993, éd. Giovanni Dotoli, Paris/ Bari, Adriatica/ Nizet, 1994, p. 101-113; « L ’esprit galant », L ’Esprit en France au XVIIe siècle, éd. François Lagarde, Paris-Seattle-Tübingen, 1997, coll. « PFSCL, Suppl. Biblio 17 », 101, p. 55-74; La France galante: Essai historique sur une catégorie culturelle, de ses origines jusqu’à la Révolution, Paris, P .U.F ., 2008, coll. « Les littéraires » ; et les travaux de Delphine Denis: La Muse galante. Poétique de la conversation dans l’œu- vre de Madeleine de Scudéry, Paris, Champion, 1996, coll. « Lumière classique » ; « De l’air galant » et autres Conversations (1653-1684) : Pour une étude de l’archive galante, Paris, Honoré Champion, 1998; Le Parnasse galant: Institution d’une catégorie littéraire au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2001; « Réflexions sur le “style galant”: une théorisation floue », Littératures classiques, XXVIII (1996), p. 147-158; « Préciosité et galan- terie: vers une nouvelle cartographie », Actes du Colloque de la North American Society of French Seventeenth Century Literature, 2002, coll. « PFSCL, Suppl. Biblio 17 », 144, p. 13-35. mène qui naît au XVIIe siècle, elle renvoie d’une part à un modèle social de compor- tement caractéristique des salons du règne de Louis XIII et de la Régence, qui était lié à la civilité, à la politesse et à un art de plaire, d’autre part à un courant esthétique qui vit le jour après la Fronde, dans l’entourage de Fouquet, et qui trouva son pre- mier théoricien en la personne de Paul Pellisson 5. Comme l’indique son origine étymologique – galer, c’est s’amuser –, la galanterie, fortement imprégnée d’amusement et de gaieté, s’incarne dans la pratique de la conversation et favorise certains genres, longtemps perçus comme mineurs dans la hiérarchie littéraire: lettres échangées, jeux, conversations, etc. Elle se caractérise par une certaine porosité entre la littérature et le vécu, porosité à double sens, ainsi que le souligne Alain Viala dans son Dictionnaire du littéraire, qui relève l’« insertion des relations mondaines dans la littérature », mais aussi « l’intégration inverse de la fiction littéraire dans le commerce des honnêtes gens 6 ». Pour narrer leurs divertis- sements, les sociétés mondaines recourent au romanesque 7, qui rassemble toute une communauté d’esprits, habités des mêmes références et nourris des mêmes lectures. À la platitude du quotidien, le romanesque et ses apprêts opposent l’extraordinaire de leurs aventures et la violence des passions qui y sont exprimées. Ce détour définitionnel fait surgir plusieurs hypothèses. En premier lieu, Louis XIV aurait entretenu une grande familiarité avec la culture galante et son pro- tocole. En prolongement des analyses de Philippe Beaussant dans son Louis XIV artiste 8, nous aimerions poursuivre l’exploration biographique et montrer que la conversation et les jeux galants sont d’admirables précepteurs, et qu’ils ont consti- tué les premiers aiguillons de l’imagination romanesque du roi. Le sens profond de la galanterie, sa vertu civilisatrice et son pouvoir pacificateur n’ont pas échappé à celui-ci. Comment mieux réduire les tensions, gommer l’affron- tement des valeurs et normer la vie mondaine qu’en recourant à ce puissant instru- ment civilisateur? Louis XIV, et ce sera notre deuxième hypothèse, pourrait avoir utilisé adroitement les acquis de la galanterie mis en place dans les années 1640. Ce faisant, il aurait inscrit, par le biais des divertissements, le principe de plaisir au cœur de sa cour entre 1650 et 1670. Au cœur de cette entreprise, qui cherche à séduire les artistes talentueux pour qu’ils parent de leurs grâces délicates les rouages quelque peu trop bruts du pouvoir, LE PRINCE ET LA MUSIQUE 38 5. Cette synthèse provient de l’article « galanterie » d’Alain Viala, dans Paul Aron, Denis Saint-Jacques et Alain Viala, Dictionnaire du littéraire, Paris, P .U.F ., 2002. 6. Les analyses de Delphine Denis, elles aussi, soulignent le visage idéalisé qu’empruntent systématique- ment les espaces de sociabilité galants, via le truchement d’une esthétique. Voir Delphine Denis, « Romanesque et galanterie », Le Romanesque, éd. Gilles Declercq et Michel Murat, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2004, p. 106. Elle montre comment la littérature galante se veut une représentation idéalisée pour mieux figurer et publier, au sens de rendre publique, la réalité. « Représentation idéali- sée, mais sans naïveté ni adhésion pathologique, ce travail de figuration ne se comprend que rapporté à sa finalité première: publier – c’est-à-dire rendre publiques – les figures sous le voile desquelles l’appa- rence peut prendre forme, et sens » (ibid., p. 106). 7. Le Grand Cyrus ou la Clélie de Mlle de Scudéry ont une fonction mémorielle qu’attestent les clefs qui leur sont liées et qui livrent les noms réels cachés sous les noms de la fiction. Delphine Denis apparente ces textes à un « vaste mémorial romanesque » (ibid., p. 112). 8. Philippe Beaussant, Louis XIV artiste, Paris, Payot, 1999. il est un domaine qui retient l’attention du roi: celui de la poésie lyrique. Au XVIIe siècle, l’alliance du Parnasse et de l’Olympe s’appuie sur l’exemple romain, chanté par Horace et Virgile, du principat d’Auguste, aidé de son ministre Mécène. Cette alliance du pouvoir et de la poésie, déjà revisitée à la Renaissance, fait ques- tion sous Louis XIV. Marc Fumaroli, dans Le Poète et le Roi, a montré comment l’ar- restation de Fouquet mit fin à un rêve puissant: celui d’un Auguste-Louis XIV, secondé par un Mécène-Fouquet 9, un rêve qui reposait sur un contrat d’alliance impliquant une certaine conception de l’amitié et l’instauration d’une civilisation de la douceur, en accord avec la République des lettres 10. Une fois ce rêve détruit, le règne du grand roi aurait entraîné une longue descente aux enfers de la poésie et cette mise à mort du lyrisme, entendu comme chant d’expression personnelle, serait allée de pair avec une efflorescence des genres lyriques mondains 11, dépourvus de génie véritable, mais ardemment pratiqués par plusieurs générations de poètes. Sévère, une telle vision masque cependant l’extraordinaire recherche qui caractérise le début du règne uploads/Litterature/ goulet-louis-xiv-et-l-esthetique-galante-la-fo.pdf
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- Publié le Apv 08, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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