HEIDEGGER, LECTEUR DE TRAKL Rémy Colombat Klincksieck | « Études Germaniques »

HEIDEGGER, LECTEUR DE TRAKL Rémy Colombat Klincksieck | « Études Germaniques » 2013/3 n° 271 | pages 395 à 420 ISSN 0014-2115 ISBN 9782252038864 DOI 10.3917/eger.271.0395 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-etudes-germaniques-2013-3-page-395.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Klincksieck. © Klincksieck. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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While Heidegger is able to offer a plausible, and even enlightening, description of Hölderlin’s fundamental approach, which he partly adopts himself, the application of this model to Trakl’s poetry compromises the identity of the poetic work and misconceives the ways in which it is constituted. As far as Rilke is concerned, Heidegger’s relationship to him is almost one of imitation, which is hardly an obstacle for his interpretation of the poet. The transposition of the system of a « Poetry of Being » to Trakl’s poetry, however, is more of a problem, since Rilke’s basic pattern creates confusions for the general comprehension of modernist poetry. The article analyses Heidegger’s work on Trakl’s texts and proceeds to a critical examination of his results. Heideggers Gedichtinterpretationen sind von dem Konflikt gekennzeichnet, der ihn in einen Gegensatz zur « Philologie » bringt. Wenn von Trakl die Rede ist, verschärfen sich die Konflikte und die entstellende Wirkung des Lektüreschemas tritt deutlicher hervor. Während Heidegger eine plausible, ja erhellende Beschrei- bung der hölderlinischen Problematik zu geben vermag, die er selbst teilweise übernimmt, so beeinträchtigt die Anwendung dieses Modelles auf die Lyrik Trakls die Eigenart des dichterischen Werks und verkennt die Art und Weise, wie es sich konstituiert. Was Rilke angeht, so steht Heidegger zu ihm fast in einem Verhältnis der Imitation, das die Lektüre des Dichters kaum behindert. Problematisch ist hin- gegen die Übertragung des Systems der « Dichtung des Seins » auf die Lyrik Trakls, weil das Rilkesche Grundmuster dabei Verwechslungen im allgemeinen Verständ- nis einer Poesie der Moderne erzeugt. Der Beitrag widmet sich der Arbeit Heide- ggers an Trakls Texten und unternimmt eine kritische Prüfung seiner Ergebnisse. I L’interprétation heideggerienne des œuvres poétiques est marquée par le conflit qui l’oppose à la « philologie », et c’est pour Trakl, semble- t-il, que les problèmes s’exacerbent et que les distorsions du schéma de * Rémy COLOMBAT (†), Professeur à l’Université de Paris-Sorbonne (Paris IV). Texte reproduit avec l’aimable autorisation de Frédérique Colombat (c) ; courriel : frederique. colombat@wanadoo.fr Études Germaniques 68 (2013), 3 p. 395-420 © Klincksieck | Téléchargé le 21/05/2022 sur www.cairn.info via Université Bordeaux Montaigne (IP: 147.210.116.181) © Klincksieck | Téléchargé le 21/05/2022 sur www.cairn.info via Université Bordeaux Montaigne (IP: 147.210.116.181) 396 HEIDEGGER, LECTEUR DE TRAKL lecture se font plus évidentes. Si, en effet, Heidegger donne une des- cription plausible, voire éclairante, de la problématique hölderlinienne, qu’il adopte lui-même en partie, l’application de ce modèle au lyrisme de Trakl malmène l’identité de l’œuvre poétique et méconnaît les modalités de sa constitution. Quant au rapport de Heidegger à Rilke, il est presque de l’ordre de l’imitation, et n’entrave guère la lecture du poète. Ce qui fait problème, en revanche, c’est la transposition du système de la « poésie de l’être » au lyrisme de Trakl, en fonction d’une contamination rilkéenne qui engendre de fâcheux amalgames dans la compréhension générale de la poésie moderne. Les observations qui suivent sont d’un lecteur de poésie, et ne sau- raient se prévaloir d’une compétence philosophique particulière ; c’est donc dans cette optique qu’elles s’efforceront de rendre compte au mieux du travail de Heidegger sur le texte de Trakl, avant de procéder à l’examen critique de ses résultats. L’état du problème est dominé par l’étude essentielle de William Rey, Heidegger – Trakl. Ein-stimmiges Zwiegespräch,1 à la fois polé- mique et technique, qui élucide la pensée de Heidegger et son appli- cation à Trakl et qui, pour l’interprétation de l’œuvre poétique, défend des points de vue novateurs tels celui de la polysémie ou encore celui de la négativité. L’article de Walter Falk, Heidegger und Trakl,2 est moins systématique et plus général mais se fixe un autre objectif. S’il rejoint grosso modo William Rey sur la critique de l’interprétation heidegge- rienne de Trakl, il se propose avant tout d’expliquer le cheminement de la pensée du philosophe vers la poésie, estimant qu’il est déterminé par l’évolution du statut du logos vis-à-vis de l’être : la réhabilitation progressive de la parole dans la pensée de Heidegger serait rendue pos- sible par l’étude de la poésie, qui surmonterait l’aporie de Sein und Zeit en faisant apparaître le « dire poétique » comme une manifestation de l’être. Trakl fournirait à Heidegger l’ultime clé de cette relation : le « silence » comme incarnation du « dire poétique ».3 Dans le domaine français, la question est restée tributaire du livre de Jean-Michel Palmier, Situation de Georg Trakl,4 réédité pour le cen- tième anniversaire de la naissance du poète et précédée d’une lettre du philosophe à l’auteur : « votre étude est, à ma connaissance, la première qui ait compris le sens de ma réflexion » (p. 9). La clé de cette juste lecture est dans la notion de « Verfall » : « vous interprétez de manière ontologique, dans la direction exacte, le Verfallen » (p. 10). Ainsi, Trakl 1. In Deutsche Vierteljahrsschrift für Literaturwissenschaft und Geistesgeschichte 30 (1956), p. 89-136. 2. In Literaturwissenschaftliches Jahrbuch 4 (1963), p. 191-204. 3. La formule « Geläut der Stille » se trouve effectivement dans le commentaire de Trakl. Cf. note 15, p. 30. 4. Paris : Belfond, 1972. Cité d’après la deuxième édition, 1987. © Klincksieck | Téléchargé le 21/05/2022 sur www.cairn.info via Université Bordeaux Montaigne (IP: 147.210.116.181) © Klincksieck | Téléchargé le 21/05/2022 sur www.cairn.info via Université Bordeaux Montaigne (IP: 147.210.116.181) ÉTUDES GERMANIQUES, JUILLET-SEPTEMBRE 2013 397 et Heidegger se rencontrent-ils, selon Palmier, sur cette idée que « ce qui est déchu l’est en un sens purement ontologique et aucunement moral » (p. 314). La ligne de force de la lecture heideggerienne est donc celle-ci : « la déchéance de l’homme occidental est presque l’unique thème de la poésie de Trakl. […] C’est parce que l’essence est atteinte dans sa vérité originelle que l’homme est décomposé et déchu » (p. 315). Cette hypothèse est jugée intangible : « nous tenons l’interprétation de Heidegger, lorsqu’elle s’efforce de révéler le site de Trakl, pour absolu- ment vraie » (p. 463). Quels qu’aient été les mérites de Jean-Michel Palmier, qui fut un vulgarisateur habile de la pensée et de la littérature allemandes, on ne peut dire que son livre aide à comprendre Heidegger et Trakl. L’exposé de l’interprétation heideggerienne est une paraphrase emphatique assortie de quelques objections ; quant à l’étude du lyrisme de Trakl, elle s’épuise sans méthode dans une glose de style néo-heideggerien, reprenant inlassablement les mêmes textes toujours cités en français et ainsi privés de leur qualité poétique première. Dans un bilan polé- mique, Gerald Stieg5 a souligné les manquements de ce livre à la rigueur élémentaire, pour ce qui est notamment des données factuelles, et bien que n’abordant pas les questions de fond, il fait bien apparaître ce qui, dans un tel travail, était de nature à discréditer globalement la lecture heideggerienne de Trakl. Celle-ci repose par ailleurs sur des préalables contraires à la méthode philologique dont il faut néanmoins s’accommoder pour suivre en toute sérénité la démonstration du philosophe. Le premier est l’usage, envers les textes, d’une « violence » nécessaire à l’extorsion du sens : « Um freilich dem, was die Worte sagen, dasjenige abzuringen, was sie sagen wollen, muß jede Interpretation notwendig Gewalt brauchen ».6 Cette idée reparaît dans Wozu Dichter ?, où la recherche du non-dit (« das Ungesprochene zu erfahren ») est posée en principe de l’approche de la poésie par la pensée, suivant « la voie de l’histoire de l’être » : « Gelangen wir auf diese Bahn [i.e. die Bahn der Geschichte des Seins], dann bringt sie das Denken in eine seinsgeschichtliche Zwiesprache mit dem Dichten. Sie gilt der literarhistorischen Forschung unvermeidlich als ein unwissenschaftliches Vergewaltigen dessen, was jene für Tatsachen hält. »7 La philosophie du reste n’approuve pas non plus ce dialogue, qu’elle voit uploads/Litterature/ heidegger-lecteur-de-trakl.pdf

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