Historique du concept d’intertextualité Nathalie Limat-Letellier p. 17-64 TEXTE

Historique du concept d’intertextualité Nathalie Limat-Letellier p. 17-64 TEXTE NOTES AUTEUR TEXTE INTÉGRAL • 1 Hans-George Ruprecht, "Intertextualité", Texte (Toronto), n o 2,1983, p. 13-15. (Prépublication d'u (...) 1Il est d’usage de remonter à l'étymologie pour établir le sens élémentaire d'un concept. En ce qui concerne l'intertextualité, le préfixe latin "inter-" indique la réciprocité des échanges, l'interconnexion, l’interférence, l'entrelacs ; par son radical dérivé du latin "textere", la textualité évoque la qualité du texte comme "tissage", "trame"1 ; d'où un redoublement sémantique de l'idée de réseau, d'intersection. L'intertextualité caractériserait ainsi l'engendrement d’un texte à partir d'un ou de plusieurs autres textes antérieurs, l'écriture comme interaction produite par des énoncés extérieurs et préexistants. Au-delà de ce premier constat, le recours à l'étymologie s'apparente à une reconstitution incomplète et sans doute artificielle. En effet, pour avoir été reconnue comme une dimension essentielle de la communication verbale, l'intertextualité renvoie surtout à des enjeux cognitifs, à l'élaboration de méthodes d'analyse littéraire actuellement très usitées. Le déploiement de ce vaste domaine de recherches a donné lieu à des interprétations variables, à des remaniements terminologiques et à des rapprochements avec d'autres disciplines. Mais il importe aussi de dégager les constantes, les recoupements possibles entre des strates aussi diversifiées. Certes, les principales contributions et les apports plus marginaux forment autant de jalons qui confirment, d'un point de vue épistémologique, l'étendue et la vitalité de ce champ notionnel. 2En outre, une enquête rétrospective permet d'aborder un autre problème : tandis que les phénomènes décrits par l'intertextualité sont anciens, ce néologisme s'inscrit à l'origine dans la filiation directe des théories du Texte qui, des années 60 aux années 70, visent à substituer à l'histoire littéraire des modèles empruntés à la linguistique structurale ; son apparition renvoie à des objectifs, à des stratégies, à des prescriptions de la modernité qui, depuis lors, ont eu tendance à s'effacer, à se réduire. Son impact a suscité des réactions hostiles ou des malentendus dont les représentations négatives sont également révélatrices. Ainsi, on a reproché aux études d’intertextualité d'ouvrir un abîme insondable où se perdaient, d'écho en écho, la linéarité de la lecture et la cohérence interne du texte. Par ailleurs, ce récent métalangage ne risquait-il pas d'instaurer un décalage par rapport à des pratiques que les écrivains eux-mêmes ont désignées par d'autres termes ? De nombreuses études critiques ont contribué à résoudre ces difficultés afin d'utiliser l’intertextualité comme un ensemble d'indices et de repères, en y introduisant des critères plus spécifiques comme le contexte, l'auteur, le genre, le corpus. 3L'ampleur des phénomènes considérés et les confrontations nécessaires à des avancées théoriques ont probablement préservé l'intertextualité du déclin ou d'une certaine désaffection. Au-delà des effets de la mode et d'une simple querelle d’étiquettes, cet objet du savoir littéraire semble avoir atteint une phase de maturité et de stabilité relatives où il compose plus aisément qu'à l'origine avec des centres d’intérêt parallèles, avec des problématiques antérieures ou dérivées. 1. LES PRINCIPAUX MODELES DE L’INTERTEXTUALITE ET LEURS POSTULATS METHODOLOGIQUES 4C'est Julia Kristeva qui a forgé en français le terme d'intertextualité vers 1966, comme en témoignent deux articles repris dans Semiotikè. Recherches pour une sémanalyse (1969) : "Le mot, le dialogue et le roman", daté par l'auteur de 1966, et "Le texte clos", daté de 1966-67. Leurs titres laissent déjà apparaître ce fait essentiel : la formation de ce concept kristevien est à replacer dans le cadre de référence que constituent les travaux de Mikhael Bakhtine à l'articulation de la linguistique et de la théorie littéraire : • 2 Julia Kristeva, Semiotikè. Recherches pour une sémanalyse, coll. "Tel Quel", éd. du Seuil, 1969, " (...) [...] l’axe horizontal (sujet-destinataire) et l'axe vertical (texte-contexte) coïncident pour dévoiler un fait majeur : le mot (le texte) est un croisement de mots (de textes) où on lit au moins un autre mot (texte). Chez Bakhtine d'ailleurs, ces deux axes, qu'il appelle respectivement dialogue et ambivalence, ne sont pas clairement distingués. Mais ce manque de rigueur est plutôt une découverte que Bakhtine est le premier à introduire dans la théorie littéraire : tout texte se construit comme une mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d’un autre texte. À la place de la notion d'intersubjectivité s'installe celle d'intertextualité f...]2. • 3 Tzvetan Todorov, Mikhäel Bakhtine : le principe dialogique, coll. "Poétique", Seuil, 1981. Cet ouv (...) 5On sait que l'importance des ouvrages de Bakhtine a été tardivement reconnue ; ils ne seront publiés en traduction française qu'à partir de 1970 ; Tzvetan Todorov en tient compte, en 1981, dans un essai de synthèse qui explique les circonstances de leur diffusion3. En faisant ici référence à ce chercheur soviétique, J. Kristeva commente pour l'essentiel Problemy poétiki Dostoevskogo (Problèmes de la poétique de Dostoïevski, trad. fr. 1970), dont la première publication en russe remonte à 1929 et dont la seconde édition, remaniée et augmentée par l'auteur, venait de paraître à Moscou en 1963. En effet, les concepts bakhtiniens de dialogisme et d'ambivalence opèrent un dépassement critique des Formalistes russes qui vaut également à l'encontre de l'influence prépondérante de la linguistique saussurienne voire jakobsonienne. Ils tendent à récuser "l’objectivisme abstrait" qui se borne à décrire le langage comme un système clos, neutre, préétabli et toujours réitérable. Au contraire, Bakhtine s'intéresse à la production des énoncés singuliers qu’il analyse comme l'interaction des interlocuteurs dans un contexte concret. Sous des modalités diverses, l'énonciateur renvoie toujours à la voix d'autrui et à l'arrière-plan social (au-delà des rapports intersubjectifs) : tantôt de manière explicite et directe, pour la comprendre ou la rejeter (dialogue), tantôt de manière plus cachée, ou ambivalente pour disqualifier un énoncé (parodie) ou l'imiter de manière détournée (stylisation, hybridation...). L'on ne saurait échapper au déjà dit omniprésent, même dans la création littéraire, car tout discours rencontre à son insu le contexte culturel contemporain et la trace objective des usages antérieurs des mots dans la mémoire collective. C'est le roman qui atteint pour Bakhtine le degré le plus élevé des échanges dialogiques : ce genre mixte, hybride par essence, exploite massivement les ressources de l'ironie et de la parodie. Le roman polyphonique inventé par Dostoïevski marque un ultime accomplissement de ce potentiel dialogique : les points de vue inconciliables des personnages se combinent en une pluralité de consciences autonomes ; l'auteur n'intervient plus pour imposer une vérité transcendante. La polyphonie affranchit l'écriture des certitudes dogmatiques, car elle prend acte de l'altérité fondamentale des rapports humains pour en assumer pleinement les effets de dispersion. Elle subvertit par là même le "monologisme", c'est-à-dire le régime autoritaire d'une parole officielle servant à véhiculer une thèse, une idéologie. 6Le principe dialogique ne se limite donc pas aux formes du dialogue mais il coïncide avec un phénomène "bivocal" ou "plurivocal". Alors que Bakhtine construit une typologie différenciée des discours, des styles et des genres depuis l'Antiquité, l'intertextualité s'applique au statut fondamental de toute textualité. Cette extension de sens rejoint les théories du Groupe Tel Quel. En effet, la définition kristevienne du texte comme intertextualité insiste sur l'"infinité potentielle" des mots et des discours d'autrui dans la pensée moderne ; elle confère à l'écriture, au-delà de toute intentionalité, les propriétés de "l'hybride", les composantes d'un pluriel indifférencié de pratiques signifiantes : autant de positions théoriques qui s'attaquent aux prétentions idéalistes de la conscience créatrice. L'avènement de "l'intertextualité" annoncerait la fin de l'intersubjectivité où se complaisent l'écrivain et ses lecteurs : il s'agit avant tout de désacraliser l'autorité de l'auteur, de le destituer de son illusion d'originalité, et de récuser par là même les prérogatives de l'œuvre finie, achevée, autonome ; le déni de l'individualité, l'impersonnalité de l'acte d'écriture, tels sont les postulats de l'intertextualité dans sa première acception. • 4 Voir les pages 247-251 de la Bibliographie annotée de Don Bruce, Texte, Toronto, 1983. • 5 J. Kristeva, ibidem, "Le texte clos", p. 113. 7Parallèlement à l'intertextualité, "Le Texte clos" proposait un néologisme plus restrictif, l'"idéologème", qui désigne le "foyer" de transformation des énoncés. J. Kristeva entendait ainsi souligner – conformément au principe dialogique – que tout texte opère dans une intertextualité fondée sur un contexte historique, sur des déterminations socio- culturelles. Mais le concept moins neutre d"'idéologème" évoque l'analyse marxiste et en particulier l'influence d'Althusser ; cet instrument d'analyse des phénomènes intertextuels n’a pas rencontré le même engouement consensuel. Ce sont des théoriciens ultérieurs qui, dans une perspective très différente, insisteront sur le rôle du contexte de la réception4 dans les phénomènes de l'intertextualité. Les présupposés de la modernité valorisent ici une représentation matérialiste de la production textuelle comme « appareil translinguistique qui redistribue l'ordre de la langue » pour se mettre en connexion avec « différents types d'énoncés antérieurs ou synchroniques »5. Le modèle mécaniciste – très répandu chez les théoriciens de cette période – tend à assimiler le texte à • 6 Ibidem, p. 113. Cet article contient à titre d'illustration une étude de Jehan de Saintré d'Antoin (...) une productivité, ce qui veut dire : 1. son rapport à la langue est redistributif (destructivo- constructif), par conséquent il est abordable à travers des catégories logiques plutôt uploads/Litterature/ historique-du-concept-d-x27-intertextualite.pdf

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