239 II.4 HITLER, LES PROTOCOLES DES SAGES DE SION ET MEIN KAMPF Pierre-André Ta
239 II.4 HITLER, LES PROTOCOLES DES SAGES DE SION ET MEIN KAMPF Pierre-André Taguieff1 Les lecteurs attentifs de Mein Kampf n’ont pas manqué de relever les dix-huit lignes consacrées, dans le premier tome (1925) de l’ouvrage, aux Protocoles des Sages de Sion2. Le fait est remarquable, car Hitler indiquait très rarement ses sources, comme l’a noté Werner Maser : ici, « il mentionne lui-même expressément […] l’une de ses sources principales : les prétendus Protocoles des Sages de Sion auxquels il attribuait l’importance d’un document3 ». Dans ce court développement prenant place au milieu de longues considérations sur « les Juifs », « le Juif » ou « la juiverie », Hitler présente le document comme un précieux dévoilement de la véritable nature des Juifs, ce qui le conduit à argumenter d’une façon aussi serrée que sophistique en vue de prouver la valeur de vérité du texte, contre ceux qui le dénoncent comme un faux. Il s’agit donc d’une contre-attaque, d’une tentative de reprendre l’offensive après quatre années – de l’été 1921 au mois d’avril 1925, alors que Hitler termine la rédaction de Mein Kampf – durant lesquelles le document a été soumis, en Allemagne comme en Grande-Bretagne, aux États-Unis ou en France, à un examen critique ayant abouti à un jugement sans appel : ce document est dénué d’authenticité, il se réduit à un texte fabriqué4. 1 Philosophe, politologue et historien des idées, Pierre-André Taguieff est directeur de recherche au CNRS. Il a publié de nombreux ouvrages, dont Une France antijuive ? Regards sur la nouvelle configuration judéophobe. Antisionisme, propalestinisme, islamisme, Paris, CNRS Éditions, 2015 ; L’Antisémitisme, Paris, PUF , coll. « Que sais-je ? », 2015 ; Céline, la race, le Juif. Légende littéraire et vérité historique (en collaboration avec Annick Duraffour), Paris, Fayard, 2017 ; L'Islamisme et nous. Penser l'ennemi imprévu, Paris, CNRS Éditions, 2017. 2 Adolf Hitler, Mein Kampf, t. I, 1925, p. 325-326 (Hartmann et al., Hitler, op. cit., t. I, p. 799 et 803) ; en français, 1934, p. 307. Je me réfère à la récente édition critique de 2016, qui reproduit le texte de la première édition de Mein Kampf (Munich, Fr. Eher Nachf., t. I, 1925 [18 juillet] ; t. II, 1927 [11 décembre 1926]) et indique les variantes : Christian Hartmann, Thomas Vordermayer, Othmar Plöckinger et Roman Töppel (éd.), Hitler, Mein Kampf. Eine kritische Edition, Munich et Berlin, Im Auftrag des Instituts für Zeitgeschichte, 2016, 2 vol. ; ainsi qu’à la première traduction française : Mon Combat (Mein Kampf), traduit par Jean Gaudefroy-Demombynes et André Calmettes, Paris, Nouvelles Éditions latines, 1934. Sur Mein Kampf, voir Barbara Zehnpfennig, Hitlers Mein Kampf. Eine Interpretation, Munich, Wilhelm Fink Verlag, 2000 (3e éd., 2006) ; Othmar Plöckinger, Geschichte eines Buches: Adolf Hitlers « Mein Kampf » 1922-1945, Munich, R. Oldenbourg Wissenschaftsverlag, 2006 ; Felicity J. Rash, The Language of Violence: Adolf Hitler’s Mein Kampf, New York, Peter Lang, 2006. 3 Werner Maser, Adolf Hitler Mein Kampf. Geschichte, Auszüge, Kommentare, Esslingen, Bechtel Verlag, 1981 (2e éd.) [1966], p. 248 ; en français Mein Kampf d’Adolf Hitler, traduit par André Vandevoorde, Paris, Plon, 1968, p. 245. Nous indiquons entre crochets, après la date de parution (en langue originale ou en traduction) de l’édition utilisée, la date de première publication du texte en langue originale. (N.d.É.) 4 Voir Binjamin W. Segel, Die Protokolle der Weisen von Zion kritisch beleuchtet. Eine Erledigung, Berlin, Philo Verlag, 1924 ; du même auteur, A Lie and a Libel: The History of the Protocols of the Elders of Zion [1926], 240 II.4 / HITLER, LES PROTOCOLES DES SAGES DE SION ET MEIN KAMPF Hitler, quant à lui, part de l’axiome selon lequel les Protocoles constituent une révélation de « l’esprit juif » et, par une inversion rhétorique, transforme les arguments en faveur de leur inauthenticité en autant de preuves qu’ils sont authentiques. Si en effet « le Juif », selon la formule de Schopenhauer qu’il affectionne et qu’il cite deux pages auparavant, est le « grand maître en fait de mensonge5 », ce menteur par nature ne peut que mentir lorsqu’il affirme que les Protocoles sont un document fabriqué par un ou des faussaire(s). D’où la conclusion sophistique tirée par Hitler : il est faux que les Protocoles soient des faux, donc ils sont authentiques. En affirmant l’inauthenticité du document, les Juifs ne feraient que se comporter conformément à leur nature, c’est-à-dire mentir, et ainsi se défendre contre la menace suprême : être dévoilés, démasqués, reconnus pour ce qu’ils sont. Ils exprimeraient ainsi leur peur d’être connus et reconnus dans leur véritable nature, à savoir : leur existence de « parasites » vivant « dans le corps d’autres nations et États6 », où ils conspirent en vue de dominer le monde. Plus les Juifs dénoncent le document comme un faux, et plus ils confirment malgré eux qu’il est authentique. Pour Hitler, lire les Protocoles, c’est donc connaître les Juifs, accéder à leurs secrets, comprendre les buts qu’ils poursuivent ainsi que leurs stratégies et leurs tactiques. Les lire, c’est donc aussi se protéger contre « le Juif », qu’il caractérise dans Mein Kampf comme « le parasite-type [typische Parasit], l’écornifleur [Schmarotzer], qui, tel un bacille nuisible, s’étend toujours plus loin, sitôt qu’un sol nourricier favorable l’y invite7 ». traduit, introduit et annoté par Richard S. Levy, Lincoln et Londres, University of Nebraska Press, 1995 ; Henri Rollin, L’Apocalypse de notre temps. Les dessous de la propagande allemande d’après des documents inédits, Paris, Gallimard, 1939 (nouvelle édition augmentée d’un index, Paris, Allia, 1991) ; Norman Cohn, Histoire d’un mythe. La « Conspiration » juive et les Protocoles des Sages de Sion [1967], traduit par Léon Poliakov, Paris, Gallimard, 1967, p. 76 sq ; Pierre-André Taguieff, Les Protocoles des Sages de Sion. Faux et usages d’un faux [1992], nouvelle édition refondue, Paris, Berg International/Fayard, 2004, p. 59 sq et 400 sq ; Jeffrey L. Sammons (éd.), Die Protokolle der Weisen von Zion. Die Grundlage des modernen Antisemitismus – eine Fälschung. Text und Kommentar, Göttingen, Wallstein Verlag, 1998 (4e éd., 2007) ; Cesare G. De Michelis, The Non-Existent Manuscript: A Study of the Protocols of the Sages of Zion [1998], traduit en anglais par Richard Newhouse, Lincoln et Londres, The University of Nebraska Press, 2004, p. 46 sq ; Eva Horn et Michael Hagemeister (éd.), Die Fiktion von der jüdischen Weltverschwörung. Zu Text und Kontext der « Protokolle der Weisen von Zion », Göttingen, Wallstein Verlag, 2012. 5 Adolf Hitler, Mein Kampf, t. I, 1925, p. 323 (2016, t. I, p. 793) ; en français, édition de 1934, p. 305. La phrase de Schopenhauer, tirée des Parerga et Paralipomena (II, § 174), est citée trois fois par Hitler dans l’essai posthume, paru en mars 1924, de son inspirateur et guide Dietrich Eckart (mort le 26 décembre 1923) : Der Bolschewismus von Moses bis Lenin. Zwiegespräch zwischen Adolf Hitler und mir, Munich, Hoheneichen Verlag, 1924. 6 Hitler, Mein Kampf, t. I, 1925, p. 323 (2016, t. I, p. 793) ; en français, édition de 1934, p. 305. 7 Ibid. ; en français, édition de 1934, p. 304. Sur la métaphore polémique du « parasite » chez Hitler, voir Cornelia Schmitz-Berning, Vokabular des Nationalsozialismus [1997], 2e édition revue et augmentée, Berlin et New York, Walter de Gruyter, 2007, p. 461-462. L’assimilation du Juif à un « bacille nuisible » doit beaucoup à un livre du darwiniste social Wilhelm Bölsche (1861-1939) lu par Hitler : Vom Bazillus zu Affenmenschen. Naturwissenschaftliche Plauderein (Du bacille à l’homme-singe. Causerie scientifique), [1899], 4e éd., Iéna, Eugen Diederichs Verlag, 1906 ; réédité en 1921. Voir Maser, Mein Kampf d’Adolf Hitler, op. cit., p. 98-101. Bölsche, disciple et biographe de Ernst Haeckel (1834-1919), compte parmi les co-fondateurs de la Ligue moniste allemande (Deutsche Monistbund), créée à l’initiative de Haeckel le 11 janvier 1906, à Iéna (Daniel Gasman, 241 II.4 Cette vision s’accorde avec la proposition de Paul de Lagarde en 1887 qui a beaucoup frappé les idéologues nazis, en particulier Alfred Rosenberg : « On ne discute pas avec la trichine ou le bacille, on n’éduque pas la trichine ou le bacille, on les extermine aussi rapidement et aussi radicalement que possible8. » Mais les Juifs ne sont pas seulement pour Hitler des bacilles ou de dangereux parasites, ils sont aussi l’incarnation du diable. La diabolisation va de pair avec la biologisation et la pathologisation de l’ennemi absolu. Si, comme il l’affirme dans son discours du 1er mai 1923 à Munich, « la juiverie [Judentum] est la tuberculose raciale des peuples [Rassetuberkulose der Völker] », il ne s’en tient pas là : « Les Juifs sont bien une race [Rasse], mais ce ne sont pas des êtres humains. Ils ne peuvent être des êtres humains créés à l’image de Dieu éternel. Le Juif est l’image du diable [Der Jude ist das Ebenbild des Teufels]9. » Lire les Protocoles, pour Hitler, c’est enfin commencer à gagner le combat contre « le Juif », en se montrant capable de démonter ses mensonges et de déjouer ses manœuvres. Le uploads/Litterature/ hitler-les-protocoles-des-sages-de-sion-1.pdf
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- Publié le Dec 24, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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