Victor Hugo face à la conquête de l’Algérie par Franck Laurent Éd. Maisonneuve

Victor Hugo face à la conquête de l’Algérie par Franck Laurent Éd. Maisonneuve et Larose, coll. « Victor Hugo et l’Orient », 2001 Compte-rendu et entretien par Christiane Chaulet Achour Franck Laurent, Maître de conférences en littérature à l’Université du Mans a initié chez cet éditeur parisien une collection consacrée à Victor Hugo et ses rapports à l’Orient en seize titres dont celui qu’il a proposé lui-même et qui ne peut que nous intéresser à Algérie Littérature/Action. Il est inutile d’insister sur le prestige que le grand écrivain français a en Algérie auprès d’un certain nombre de lecteurs de générations différentes. Et même les moins proches de son œuvre connaissent les grandes séquences des Misérables et bien sûr… Notre Dame de Paris, revisitée par la comédie musicale et le dessin animé. Un ouvrage consacré au regard qu’Hugo porta (ou ne porta pas…) sur la conquête de l’Algérie est bien évidemment une curiosité à ne pas rater. Aussi nous a-t-il semblé judicieux d’aller à la rencontre de son auteur d’autant qu’en deux années il est venu deux fois à Alger, la dernière fois pour participer au beau colloque du département de français de l’Université d’Alger, « Autobiographie et interculturalité », qui s’est tenu à la Bibliothèque Nationale du Hamma, en décembre 2003 ; la dernière fois pour un séjour de poètes à Adrar au début du mois de janvier 2004. A travers son étude, Franck Laurent se propose d’interpréter les silences de Hugo face à l’Algérie dans la mesure où le discours tenu par l’écrivain sur la question coloniale se veut un discours civilisateur (mais qui passe sous silence l’Algérie) justifiant la colonisation par sa finalité sociale. Mais, en même temps, la réalité de l’expansion coloniale n’étant jamais idéale car « la » civilisation a tendance à transporter ses miasmes plutôt que ses luminosités, le discours de Hugo a une certaine ambivalence. Il affirme ainsi qu’à coloniser, la France risque d’apprendre à être barbare car la violence ne peut être évitée, « L’armée en Afrique devient tigre », écrit-il dans Choses vues : «La barbarie est en Afrique, je le sais, mais que nos pouvoirs responsables de l’oublient pas, nous ne devons pas l’y prendre, nous devons l’y détruire ; nous ne sommes pas venus l’y chercher, mais l’en chasser. Nous ne sommes pas venus dans cette vieille terre romaine qui sera française inoculer la barbarie à notre armée, mais notre civilisation à tout un peuple ; nous ne sommes pas venus en Afrique pour en rapporter l’Afrique, mais pour y apporter l’Europe. » De telles déclarations sont surprenantes pour un Algérien aujourd’hui puisqu’elles affirment que la barbarie est en Algérie. Cela a-t-il à voir avec le fameux « despotisme oriental », donnée incontournable des discours sur l’Orient et donc sur l’Algérie ? Pouvez-vous nous les re-situer dans le contexte de l’époque de Hugo ? Et ces raisons expliquent-elles que le premier titre des Orientales, Les Algériennes, ait été transformé justement ? À vrai dire, je n’ai pas vraiment (sinon, brièvement, à la fin du livre, en guise de conclusion) tenté d’interpréter les silences de Hugo sur la question algérienne : c’est très délicat de faire parler les silences ; quand on s’y risque, il faut rester modeste, et ne jamais perdre de vue qu’on évolue sur le terrain, mouvant, des conjectures et des hypothèses. J’ai surtout tenté d’interpréter les écrits que Hugo consacre à l’Algérie. Car il y en a, et même pas mal (ça n’a d’ailleurs rien d’étonnant : on trouve tout dans Hugo, il suffit de chercher). Le problème, c’est que la plupart de ces textes sont épars, souvent d’ampleur limitée, parfois indirects, et surtout rarement publiés par leur auteur. Il s’agit donc, essentiellement, d’un « corpus » constitué de notes, de projets, des poèmes restés dans les tiroirs, etc. Le silence de Hugo sur l’Algérie est donc un silence public : Hugo ne « monte pas au créneau » sur la question algérienne, comme il le fera sur tant d’autres questions. Mais ça n’est pas, manifestement, un silence dû à l’indifférence, ou à la complète ignorance. Au reste, ce silence public lui-même n’est pas absolu : Les Châtiments, Napoléon-le-petit, ou encore ce bilan du règne de Louis-Philippe que l’on peut lire dans Les Misérables, font apparaître le thème algérien (même si c’est souvent fugitivement) et ce dans des œuvres littérairement et politiquement importantes. Mais c’est vrai que le discours public de Hugo sur l’Algérie est peu développé, si on le compare à ce qu’on peut en reconstituer à partir de ses carnets et brouillons, si on le compare aussi aux interventions de certains de ses contemporains, comme Lamartine ou Tocqueville par exemple. C’est étonnant, somme toute ; et on peut y voir le signe d’une certaine gêne (au moins) face à cette aventure coloniale de la France (la principale, et presque la seule durant la plus grande partie de la vie de Hugo). Quant à la question de la barbarie (et de son symétrique inverse, la civilisation), que vous évoquez par ces deux citations, c’est évidemment l’un des aspects majeurs de la question : de l’appréciation, de l’évaluation, de la justification de l’entreprise coloniale, en Algérie ou ailleurs. Or cette question est compliquée, notamment chez Hugo. Il ne servirait à rien, et il ne serait pas honnête, de cacher l’évidente tendance à l’européocentrisme qui sous-tend, durant tout le dix-neuvième siècle (et au-delà), le discours sur la civilisation. Hugo n’échappe pas, du moins pas absolument, à cette tendance (au demeurant, je ne sais pas qui, alors, y échappe absolument). Mais il n’est pas non plus, je crois, ni honnête ni fécond, de masquer l’extrême complication de ce discours : ses contradictions, ses nuances, ses inquiétudes. On peut estimer que c’est secondaire, et mettre tout et tous dans le même sac. Ce n’est ni mon avis, ni ma méthode (j’y reviendrai). Ainsi, ces deux citations, surtout la seconde, peuvent en effet laisser entendre que l’Algérie, l’Afrique, est le lieu de la barbarie. Ce qui est en soi (et pas seulement pour les Algériens) une idée révoltante, et surtout assez stupide. On peut s’arrêter là et dire : vous voyez, Hugo c’est comme les autres, un européen colonialiste et méprisant. Mais si on veut vraiment faire un travail d’élucidation et d’analyse, alors il faut aller un peu plus loin – et on a alors des chances de trouver des choses un peu plus étonnantes. Ainsi, la seconde citation, il faut d’abord la resituer dans son contexte : c’est un projet de discours à la Chambre des pairs, la Chambre haute du régime de Louis-Philippe, qui n’était pas vraiment un repaire de révolutionnaires. Si Hugo voulait avoir la moindre chance d’être seulement entendu, il n’avait pas intérêt « à y aller trop fort » - quand bien même il en aurait eu envie, ce qui n’a rien d’évident à cette date, 1847, où il est plutôt « sage ». Surtout, l’entame de la phrase : «La barbarie est en Afrique, je le sais », qui nous fait légitimement sursauter, doit être comprise pour ce qu’elle est : non pas une profession de foi spontanée, mais la reprise d’un argument, fréquemment employé par les autorités militaires coloniales de l’époque et, officiellement, par Bugeaud, pour justifier les méthodes de l’armée en Algérie (sur les « indigènes », mais aussi sur les soldats français eux-mêmes). Argument qui disait en gros : « à la guerre comme à la guerre, en Algérie comme en Algérie, si vous voulez la conquête, laissez-nous procéder comme nous l’entendons : massacres de civils, déplacements de populations, enfumades, politique de la terre brûlée, tortures. Laissez-nous être barbares avec ces barbares, c’est la seule manière d’en venir à bout ». A la même époque, Tocqueville approuve. Hugo, non. Et il répond en substance, selon une logique qui est souvent la sienne : « nous colonisons l’Algérie pour y apporter la civilisation, et c’est juste ; si nous colonisons comme des barbares, alors notre entreprise perd sa justification ». Dénoncer l’écart entre les principes et les pratiques, et rappeler que les pratiques se jugent en dernière instance, et à long terme, en fonction des principes qu’elles illustrent, davantage qu’en fonction de leur efficacité immédiate, ça n’est pas forcément un raisonnement stupide, - et ça peut encore servir, aujourd’hui, y compris dans les rapports de l’ « Orient » et de l’ « Occident ». Pour le dire autrement, je peux, personnellement, comme la plupart, je crois, des Français cultivés de notre époque, récuser la prémisse du raisonnement : « la colonisation est justifiée parce qu’elle apporte la civilisation à la barbarie » ; mais je ne vois pas pourquoi je passerai sous silence l’usage que fait alors Hugo de cette prémisse, qu’il rappelle pour mieux dénoncer la barbarie des méthodes employées. Car si j’estime qu’il ne s’agit là que de détails secondaires, si je ne m’intéresse qu’au plus petit dénominateur commun de l’idéologie dominante (qui vante la colonisation-civilisation), alors je mets dans le même sac un Tocqueville qui bénit les coupe-têtes, et uploads/Litterature/ hugo-face-a-la-conquete-de-l-x27-algerie 1 .pdf

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