113 JACQUES DU FOUILLOUX ET L’OPHIOPHAGIE DU CERF 1 Jean-Loïc Le Quellec Un cai

113 JACQUES DU FOUILLOUX ET L’OPHIOPHAGIE DU CERF 1 Jean-Loïc Le Quellec Un caillou comme les autres, qu’on ne remarque pas, un galet arrondi sur la plage, et au centre, il y a un secret, un signe, un dessin petit et caché, le message qui transformera peut-être le monde. Où est-il ? Où est le bézoard ? Jean-Marie Gustave Le Clézio « L’inconnu sur la terre » A u¹seizième siècle, le Poitevin (de Gâtine) Jacques du Fouilloux, dans un fameux traité de vènerie², se faisait l’écho de la tradition selon laquelle le cerf est le « vray contraire » du serpent : « Quand il est vieux, decrepit & malade, il s’en va aux fosses & cavernes des Serpens, puis avec les narines souffle & pousse son haleine dedans, en sorte que par la vertu & force d’icelle il contraint le Serpent de sortir dehors : lequel estant sorty, il le tue avec le pié, puis le mange et dévore. Apres il s’en va boire : lors le venin s’espand par tous les conduitz de son corps. Quand il sent le venin, il se met à courir pour s’échauffer. Bient tost apres il commance à se vuider & purger, tellement qu’il ne luy demeure rien dedans le corps, sortant par tous les coduiz que Nature luy ha donnez : & par ce moyen se renouvelle & se guarist, faisant mutation de poil ». (p. 21) Le même auteur donnait ailleurs deux recettes à base de cer- taines parties du cerf, pour guérir les morsures de reptiles : « 1. Prenez la teste d’un cerf [i.e. ses bois, en termes de vènerie] a l’heure qu’elle est demie revenüe & en sang, & la decoupez par petits loppins, & les mettez dedans une grande fiole ou matraz de verre. Apres prendrez le iust d’une herbe nommee Croisette, & le iust d’une autre herbe nommee Poyure d’Espaigne, autrement appellé Cassis. Puis vous mettrez le iust de toutes ces herbes, là, où sera la teste du Cerf decoupée en petis loppins, & lutrez & fermerez bien vostre fiole ou matraz par dessus, laissant reposer toutes vos drogues ensemble l’espace de deux iours. Cela fait, les ferez toutes distiller en un alambic de verre. L’eau qui en sortira, sera merveilleusement bonne contre tous venins, tant de morsures de Serpens, que contre poisons ». (p. 20) « 2. La corne de Cerf bruslée & mise en poudre, fait mourir les vers dedans le corps et dehors, & si chasse les Serpens de leurs fosses et cavernes. La presure & caillon d’un ieune Cerf tué dedans le ventre de la Biche, est fort bonne a la morsure des Serpens ». (p. 20-21) On sait que le gaillet (Galium sp.), localement appelé croisette, est utilisé pour la confection des contrepoisons traditionnels poitevins, et que dans la Vienne, cette plante est également asso- ciée au cassis³, comme dans le procédé indiqué par du Fouilloux pour la préparation d’une recette encore en usage de nos jours. La nouveauté est ici l’emploi du cerf, qui semble être un substitut du serpent. Cela paraît logique puisque, selon une légende qui sera commentée plus loin, les cervidés, attirant les serpents hors de leurs repaires, les dévorent afin de provoquer en eux-mêmes une série de transformations (corps qui se vide, changements épidermiques) qui les rapprochent des reptiles. On peut également remarquer que l’usage de la corne de cerf pour chasser les serpents était déjà conseillé au premier siècle de l’ère commune par Pline l’Ancien, selon qui son parfum éloigne les serpents : Cornus ceruini odore serpente fugantur (H.N., X, 91). La technique citée par du Fouilloux et consistant à faire brûler cette corne était également connue de Pline, qui note que « l’odeur que répand en brûlant n’importe laquelle des deux cornes met en fuite les serpents et décèle les épileptiques » (Accensi autem utrius libeal odore et serpentes fugantur et comitiales morbi deprehenduntur, id., VIII, 50). La source du naturaliste latin est très probablement Dioscoride (II, 52) pour qui : « le centre de la come de cerf, bien lavée, & prise en brevage à la mesure de deux cuillerées, est bonne aux flux de ventre, aux coeliaques, crachements de sang, jaunisse, & aux douleurs de la vescie, mêlée avec le tragacanth. Et arrête les fluxions des lieux secrets des femmes, bûe en quelque liqueur propre à cela […]. Le parfum de corne de cerf crue fait fuir les serpens ».⁴ Cependant, Varron, mort en 116 avant l’ère commune, enregis- trait déjà que ses contemporains brûlaient de la corne de cerf autour des poulaillers et des petits élevages pour les préserver des reptiles (De re rustica, III, 9), information qu’on retrouvera bien plus tard sous la plume de Lucain (La Pharsale, IX)⁵. Plus ancien encore est le témoignage d’Élien (mort vers 170 av. J.-C.) selon lequel le cerf force les reptiles à se découvrir en frottant ses bois contre une pierre : l’odeur, insupportable pour le serpent, oblige ce dernier à sortir de son repaire, ce pourquoi si l’on gratte de la corne de cerf « et qu’on jette ensuite la poudre dans un feu, la fumée qui s’en élève fait fuir les serpents partout alentour, JACQUES DU FOUILLOUX ET L’OPHIOPHAGIE DU CERF 114 JACQUES DU FOUILLOUX, UN HOMME DE LA RENAISSANCE car ils ne peuvent pas non plus supporter cette odeur »⁶. Dans son commentaire de Dioscoride, A. Matthiole (1500-1577) écrivait quant à lui que : « Le sang des cerfs […] pris en brevage avec du vin, sert de contrepoison aux coups de traits empoisonnez […]. La corne de cerf, calcinée & prise en brevage avec du miel, fait sortir les vermines du ventre […]. L’os qu’on trouve au cœur des cerfs […] est singulier contre tous poisons, & venins, tellement qu’on le met aux préservatifs contre la peste ».⁷ Le remède à base de faon se trouve aussi chez Pline : « Quant à leur morsure [des serpents], le meilleur remède est la pré- sure d’un faon tué dans le ventre de sa mère » (contra morsus uero praecipuum remedium ex coagulo inulei matris in utero occisi, H.N., VIII, 50). Bien avant Pline, Nicandre (deuxième siècle avant l’ère commune), repris ensuite par Dioscoride (premier siècle), affirmait en son temps que « le nerf de cerf, réduit en poudre, et bu en vin, donne secours à ceux qui sont mordus des vipères » (Dioscoride, II, 39). Du reste, les propriétés médici- nales des différentes parties du cerf ont été versifiées, dans la « Complainte du Cerf » dédiée à du Fouilloux, par le conteur poitevin Guillaume Bouchet (1476-1550) ; le cerf, parlant de l’homme qui le pourchasse, s’y lamente : « Mes larmes, & mon poil, mes cors tousiours croissans « Luy profitent assez, sans qu’or’ avant mes ans « Mes forces par ses mains me soient du tout ravies : « Car ma corne guerist autant de maladies « Que de fois on la voit sur le haut de mon front « Renaistre tous les ans, faisant un nouveau tronc, « Lon en chasse, bien tost, la douleur qui vironne « Dans le cerveau esmeu, & ses esprits estonne : « Si estant bien pilée une dragme on en boit « Lon en purge l’humeur, & le trop qui croissoit, « Aux talons escorchez on fait la peau reprendre, « Lon faict mourir les cors qui veulent loing s’estendre. « Le mal long & tardif, de l’humeur trop puissant « Par ma corne est gueri, rendant le corps poisant. « Quand l’humeur froid ou chaud l’un sur l’autre maistrise, « Ma force & ma vertu empesche l’entreprise. « De la femme on retient l’amarry & les fleurs, « Si peu elle se purge, ou trop, seruant aux deux, « Guerist le mal des yeux, quand’ une obscure nue, « Croissant, il veut voiler & veut siller la veüe. « La rate lon remet, qui espand par le corps « Une iaune poison. appaise les efforts « De l’humeur chaut & froid, qui enragément blesse « Les tendres nerfs des dents, l’humeur tombant sans cesse, « De la froide colique on sent fuir les vents, « Allongeans les boyaux avec mille tourments. « Si quelqu’un s’est bruslé, ma corne mise en poudre « Le soulage aussi tost, & sa peau faict resoudre. « Elle soulage aussi un homme empoisonné « Que l’avare heritier, las ! aura bouconné, « Resistant au venin ; dessechant elle tue « Tous les vers formillans d’une chair corrompue. […] « Peut estre qu’il pretend trouver dedans mon corps « des remedes autant comme dedans mes cors : « car usant de ma moelle, on appaise les peines « Quand le ventre est pressé de ses plus fortes geines : « Et par ma moelle encor, & mon suif sont remis « Les membres & les nerfs, quand ils sont refroidis. « Soit que mon estomach pour medecine apporte « des pierres, empeschans que la femme n’avorte « Ou soit que ma nature à un lict de uploads/Litterature/ jacques-du-fouilloux-et-l-x27-ophiophagie-du-cerf-j-l-le-quellec-pdf.pdf

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