Recherches & Travaux 94 | 2019 Valeur(s) de/dans l’enseignement des textes litt

Recherches & Travaux 94 | 2019 Valeur(s) de/dans l’enseignement des textes littéraires Introduction Vers une finalité renouvelée de l’enseignement littéraire Towards a Renewed Purpose for Literary Education Nicolas Rouvière Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/recherchestravaux/1542 DOI : 10.4000/recherchestravaux.1542 ISSN : 1969-6434 Éditeur UGA Éditions/Université Grenoble Alpes Édition imprimée ISBN : 978-2-37747-098-3 ISSN : 0151-1874 Référence électronique Nicolas Rouvière, « Introduction », Recherches & Travaux [En ligne], 94 | 2019, mis en ligne le 20 juin 2019, consulté le 23 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/recherchestravaux/1542 ; DOI : https://doi.org/10.4000/recherchestravaux.1542 Ce document a été généré automatiquement le 23 septembre 2020. © Recherches & Travaux Introduction Vers une finalité renouvelée de l’enseignement littéraire Towards a Renewed Purpose for Literary Education Nicolas Rouvière 1 En 2004, les Presses universitaires de Namur inauguraient leur nouvelle collection « Diptyque », destinée à la formation continuée des enseignants, par un numéro intitulé « Les valeurs dans / de la littérature1 ». La référence explicite à ce titre, pour le présent numéro 94 de la revue Recherches et travaux, marque un triple déplacement de perspective. Évitement du mot « littérature », affirmation du mot « enseignement » et élargissement du sens du mot « valeurs » à son singulier. Il s’agit de questionner LA valeur de l’enseignement des textes littéraires, dans une période où celui-ci a perdu son pouvoir d’évidence. Et de tenter de redonner un sens social à cet enseignement par le questionnement DES valeurs dans les textes et leur lecture. La fin d’un cycle 2 C’est que la conception particulière de la littérature, qui a prévalu à partir de la fin du XVIIIe siècle est sans doute en train de disparaître et de laisser place à autre chose. Le « régime d’historicité » — au sens où l’entend François Hartog2 — de l’objet « Littérature », est en train de changer sous nos yeux. La thèse n’est pas nouvelle. Elle a été exposée par William Marx en 20053, largement discutée et débattue ensuite4. Encore le débat n’a-t-il porté que sur deux piliers de l’institution littéraire : la place sociale de la littérature d’une part ; le déterminisme interne au champ littéraire d’autre part, à travers le discours des écrivains et des critiques sur la valeur des lettres. 3 L’originalité de l’ouvrage de William Marx est d’avoir doublé l’histoire sociale de l’activité littéraire, par une histoire littéraire des discours de la fin, avant de poser son propre constat. La triade en est connue : expansion, autonomisation, dévalorisation. Sous l’influence kantienne, l’œuvre littéraire a revendiqué une autonomie de développement par rapport à l’existence sociale ; puis l’esthétisme, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, sous l’influence en particulier de la philosophie de Introduction Recherches & Travaux, 94 | 2019 1 Schopenhauer, s’est absolutisé en réalité autre ; enfin on assisterait, au tournant des années 2000, à l’effondrement sur elle-même de l’autotélicité comme valeur, en même temps qu’entrerait en crise une certaine idéologie individualiste qui s’est développée durant l’époque moderne pendant deux siècles. 4 Le second pilier mis à mal est celui de la place sociale de la « Littérature » comme institution. Cette dernière, dans son sens canonique, a largement perdu sa place dominante dans la hiérarchie des valeurs sociales. La raison principale en est la révolution médiatique qui marque notre époque. Après la télévision hertzienne, l’avènement de l’ère numérique ne cesse de diversifier les modes sémantiques et les supports technologiques de la communication humaine, rendant l’imprimé plus accessoire. Dans ce nouveau régime médiologique, le livre papier traditionnel n’est plus au centre de la culture. La textualité elle-même change de forme et de statut : elle s’inscrit désormais dans un contexte plus général de « littératie médiatique multimodale5 », dont les repères ne s’énoncent plus forcément en termes de linéarité, de stabilité, d’homogénéité ni de clôture6. 5 Plus fondamentalement, ce sont les Humanités qui apparaissent en crise, dans la société de l’information et l’économie dite de la connaissance7. Une certaine idéologie de la transparence communicationnelle rend caduque l’utilité sociale d’une discipline qui ne peut se targuer de construire un savoir stable fondé sur une validation scientifique. La littérature se verrait alors reléguée dans le champ des loisirs culturels, avec un poids et un intérêt économiques faibles, face au marché des médias de masse. 6 L’objet « Littérature » n’est plus un marqueur social hégémonique, pour fonder l’appartenance à une élite. Ainsi les classifications rigides, entre d’une part une lecture « dominante » — celle du public cultivé qui serait marquée par la mise à distance, l’interprétation et l’objectivation — et d’autre part une lecture « dominée » — celle du grand public, conçue comme un délassement sans recul critique, ont été largement remises en cause dans le courant des années 1990. Les recherches sur la littérature de grande diffusion8 ont élargi le champ littéraire à la notion de « culture médiatique », ce qui implique un renversement de perspective : l’imaginaire narratif d’une collectivité s’inscrit autant dans les fictions de masse que dans la production restreinte de la littérature légitimée. De fait, il existe à chaque époque un fonds commun de pratiques symboliques et d’événements culturels, historiques, politiques et sociaux, appréhendé selon des schèmes partagés. Les codes d’interprétation et de symbolisation que les œuvres utilisent appartiennent toujours à cette culture commune. Ainsi, contrairement aux préjugés les plus répandus, la littérature de grande diffusion n’est en rien le vecteur de formes textuelles dégradées. Elle est toujours l’expression de choix singuliers, faits dans un répertoire de motifs qui est collectif9. Avec cet élargissement décisif, la littérature au sens canonique cesserait donc d’occuper une place dominante dans la hiérarchie des valeurs culturelles et sociales. 7 Enfin il est un troisième pilier de l’objet « Littérature », et non des moindres, qui semble déstabilisé, c’est celui de l’institution scolaire et universitaire, de telle sorte que la question de la valeur de l’enseignement des textes littéraires se pose aujourd’hui plus que jamais. Plusieurs lignes de fracture sont apparues. 8 Tout d’abord, on constate chez les jeunes entre 1988 et 2008 une baisse tendancielle des pratiques de lecture du livre dans le cadre des loisirs, ainsi qu’une distance accrue vis- à-vis de la culture scolaire dite « légitime10 ». Par ailleurs les enquêtes internationales Pisa11 auprès des élèves de 15 ans montrent une forte bipolarisation des résultats Introduction Recherches & Travaux, 94 | 2019 2 français en compréhension de l’écrit : alors que la part des niveaux les plus faibles et celle des niveaux les plus élevés avaient chacune augmenté de façon significative entre 2000 et 2009, le rattrapage constaté en 2012 et 2015 s’est fait au profit des élèves très performants, alors que la part des élèves peu performants est restée stable, signe que l’enseignement scolaire ne comble pas les inégalités culturelles de départ12. Selon Roland Goigoux et Sylvie Cèbe, l’école n’apprend pas de manière suffisamment explicite à mettre en œuvre les stratégies de compréhension des textes13. Elle contrôle une certaine compréhension, mais n’apprend pas à comprendre. Dans ces conditions, comment la lecture littéraire ne s’en trouverait-elle pas elle-même touchée ? Sans doute une complémentarité pédagogique est-elle désormais à chercher avec les objectifs du français langue étrangère, comme y invitent les développements les plus récents de la didactique de la littérature dans ce domaine14. 9 Par ailleurs, concernant les pratiques enseignantes, force est de constater que le grand espoir de démocratisation de l’accès à la littérature en classe, qui avait accompagné l’apparition de la lecture méthodique, dans les années 1980, a été déçu. Le fort outillage technique qu’a constitué l’apport de notions issues de la linguistique, de la stylistique et de la narratologie a dérivé en une pratique formaliste dont la discipline peine encore à sortir. La littérature a tendu peu ou prou à être instrumentalisée : au profit des typologies textuelles à l’école, au profit de la maîtrise des discours au collège, au profit de la poétique des genres et des registres au lycée, quitte à donner aux élèves le sentiment de l’absence de sens actuel face aux textes. L’influence du formalisme se fait encore largement sentir, ce qui entraîne une sourde sécession à l’égard de la discipline, qui est de moins en moins perçue par les élèves comme une école d’humanité. 10 « La prise de conscience des dérives des approches formalistes n’est pas nouvelle », rappelait Anne Vibert en 201115. Les programmes du reste mettent régulièrement en garde contre l’apprentissage d’un vocabulaire technique qui ne serait pas au service de la compréhension et de la réflexion sur le sens. Mais il s’agit là d’un sens envisagé au singulier, « sans que soit questionnés les conditions de son élaboration ou de son épiphanie, les types de connaissances ou de vérités que les lecteurs construisent » note François Quet16. 11 Malgré le fort développement des recherches en didactique de la littérature dans le courant des années 2000, ainsi que l’association régulière d’enseignants à des projets de recherche, plusieurs études ont établi que peu de travaux de didacticiens sont finalement convoqués dans la classe de français17. Comme les savoirs construits pour la uploads/Litterature/ justifier-le-tournant-ethqiue.pdf

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