2022/2/17 13:14 Relire, repenser Proust - Proust juif et homosexuel ? - Collège

2022/2/17 13:14 Relire, repenser Proust - Proust juif et homosexuel ? - Collège de France https://books.openedition.org/cdf/11825?lang=en 1/24 1 Collège de France Relire, repenser Proust | Kazuyoshi Yoshikawa Proust juif et homosexuel ? Troisième conférence p. 61-78 Full text Alors que la mère de Proust était juive et que lui-même était homosexuel, À la recherche du temps perdu fourmille de remarques négatives vis-à-vis des « invertis » (terme par lequel Proust désignait les homosexuels) et des « Juifs » (ce désignant avait un caractère péjoratif à cette époque, où l’on avait plus souvent recours au terme israélites dans un registre neutre). Les uns et les autres ont en commun de subir une contrainte sociale étouffante, qui conduit les premiers, 2022/2/17 13:14 Relire, repenser Proust - Proust juif et homosexuel ? - Collège de France https://books.openedition.org/cdf/11825?lang=en 2/24 2 Proust juif et ses personnages Je n’ai pas répondu hier à ce que vous m’avez demandé des Juifs. C’est pour cette raison très simple : si je suis catholique comme mon père et mon frère, par contre, ma mère est juive. Vous comprenez que c’est une raison assez forte pour que je m’abstienne de ce genre de discussions. (Corr., II, 663.) L’autre pièce du dossier est un passage de Jean Santeuil, écrit au printemps de 1898, juste après la condamnation de Zola remarque Proust, à « prendre, par une persécution semblable à celle d’Israël, les caractères physiques et moraux d’une race », « comme les Juifs […] se fuyant les uns les autres » (SG, III, 18). Ces propos sont tirés de Sodome et Gomorrhe I, qui contient plusieurs formules en apparence discriminatoires, voire railleuses, à l’endroit de ces deux groupes, de nature à choquer les lecteurs d’aujourd’hui : « certains juges supposent et excusent plus facilement l’assassinat chez les invertis et la trahison chez les Juifs » (SG, III, 17). Cet apparentement récurrent renvoie à la discrimination et à la persécution qui les ont plus particulièrement pris pour cibles. Il vaut la peine de s’y attarder un peu1. C’est l’affaire Dreyfus qui « allait précipiter les Juifs au dernier rang de l’échelle sociale » (SG, II, 487). Proust en fut touché par une sorte de concomitance indirecte : par un processus analogue à la cristallisation de son homosexualité, les événements le rappelèrent à la conscience de sa propre judéité. Il avait reçu le baptême catholique, mais était juif par sa mère, qui ne s’était pas convertie au catholicisme, bien qu’elle ne suivît pas les restrictions alimentaires juives. Pour éclairer le rapport que Proust entretenait avec ses origines juives, on peut se référer aux deux documents le plus souvent cités pour renseigner sa perception de l’affaire Dreyfus2. Il s’agit, d’une part, d’une lettre adressée vers le 19 mai 1896 à Robert de Montesquiou à propos de l’article d’Émile Zola, « Pour les juifs », publié dans Le Figaro : 2022/2/17 13:14 Relire, repenser Proust - Proust juif et homosexuel ? - Collège de France https://books.openedition.org/cdf/11825?lang=en 3/24 3 par la Cour de cassation : Et c’est aussi un plaisir très grand que de voir une certaine hardiesse et licence en de tels esprits qui légitiment d’un mot les opinions que nous aurions voulu avoir et que nous avions repoussées, car dans notre effort de sincérité perpétuelle […] nous n’osons pas nous fier à notre opinion et nous nous rangeons à l’opinion qui nous est le moins favorable. Et, juif, nous comprenons l’antisémitisme, et, partisan de Dreyfus, nous comprenons le jury d’avoir condamné Zola4 […]. Ce passage doit être lu comme l’expression directe de la pensée de Proust. Yuji Murakami a établi qu’il avait été rédigé en réponse à la fois à une lettre d’Émile Boutroux à Élie Halévy, publiée dans Le Temps du 27 janvier 1898, et à un article antisémite publié dans La Libre Parole du 23 février 18985. Le premier de ces deux textes condamnait en ces termes la confusion de l’antisémitisme et du patriotisme : « Quel sens pourrait donc avoir dans ce pays cet accouplement monstrueux : “Vive l’armée ! À bas les juifs !” » Le second citait nommément Marcel Proust dans son recensement d’« une poignée de Juifs nouvellement débarqués dans ce pays ». Face aux saillies antisémites, Proust s’abstient, comme on le constate dans la lettre à Montesquiou, de faire état en public de ses origines juives. Ces deux témoignages montrent par ailleurs que les discours antisémites déchaînés pendant l’affaire Dreyfus ont aiguisé chez lui la conscience de sa judéité. Par sa déclaration provocante, « juif, nous comprenons l’antisémitisme », il entreprend de se regarder par les yeux des antisémites. Certes, ses origines juives ne comportent pas en elles-mêmes de risques sérieux pour lui. Son frère Robert n’a apparemment pas eu à souffrir de ce climat de racisme, puisqu’il est devenu professeur de chirurgie. Le problème de Marcel réside sans doute dans le cumul de sa judéité, de son homosexualité et de son snobisme. Cette « trinité maudite », selon l’expression d’Elisabeth Ladenson6, l’expose, de nos jours encore, à de mordantes railleries. S’y 2022/2/17 13:14 Relire, repenser Proust - Proust juif et homosexuel ? - Collège de France https://books.openedition.org/cdf/11825?lang=en 4/24 4 5 ajoute sa situation sociale de mondain sans emploi solide, qui a certainement aggravé le mépris des antisémites à son égard. Dans son roman, Proust n’a pas voulu rendre son protagoniste – le narrateur autodiégétique –, dépositaire de sa judéité : il a préféré contourner l’écueil de l’autojustification, en délégant cette composante centrale de son identité à quelques personnages extérieurs. Swann, Bloch, Nissim Bernard, notamment, servent de truchement, en tant que juifs, à la construction de la figure de la victime persécutée, sous l’œil de ses persécuteurs. Les images de marginaux stigmatisés qui se dégagent de cette galerie de portraits ne reflètent pas, comme on le croit parfois, une quelconque vision dépréciative de l’écrivain à leur égard. On peut en juger en examinant la figure de Bloch telle que la décrit le narrateur : « un Israélite faisant son entrée comme s’il sortait du fond du désert, le corps penché comme une hyène, la nuque obliquement inclinée et se répandant en grands “salams”, contente parfaitement un goût d’orientalisme » ; son profil, ajoute Proust, reste « pour un amateur d’exotisme, aussi étrange et savoureux à regarder, malgré son costume européen, qu’un Juif de Decamps » (CG, II, 487-488). Peut-on inférer de ces passages que Proust serait « antijuif7 » ? Avant de se risquer à une telle induction, encore convient-il de remarquer que cette représentation « exotique » de Bloch, bien que prise en charge par le narrateur, est surtout rapportée au dédain qui caractérise les gens du monde dans le milieu Guermantes. Quant à Swann, le voilà, à la soirée chez la princesse de Guermantes, cerné par l’hostilité mondaine que lui attirent son dreyfusisme et son origine juive. Saint-Loup, loin d’offrir à Swann l’appui que ce dernier escomptait, abjure ses sympathies dreyfusardes : « C’est une affaire mal engagée dans laquelle je regrette bien de m’être fourré. Je n’avais rien à voir là-dedans. » (SG, III, 97.) Le duc de Guermantes, irrité que Swann néglige de le remercier d’avoir « été reçu dans le faubourg Saint-Germain », lui reproche de pousser « l’ingratitude jusqu’à être dreyfusard » (SG, III, 77). La 2022/2/17 13:14 Relire, repenser Proust - Proust juif et homosexuel ? - Collège de France https://books.openedition.org/cdf/11825?lang=en 5/24 6 7 Soit à cause de l’absence de ces joues qui n’étaient plus là pour le diminuer, soit que l’artériosclérose, qui est une intoxication aussi, le rougît comme eût fait l’ivrognerie ou le déformât comme eût fait la morphine, le nez de polichinelle de Swann, longtemps résorbé dans un visage agréable, semblait maintenant énorme, tuméfié, cramoisi, plutôt celui d’un vieil Hébreux que d’un curieux Valois. (SG, III, 89.) Toute cette description fait irrésistiblement songer au masque mortuaire de Proust, photographié par Man Ray, dessiné par Paul Helleu et André Dunoyer de Segonzac8. Or c’est bien de la fixité hostile du regard d’autrui que sort cette ultime vision de Swann, à la fois pittoresque et tourmentée. Proust homosexuel et ses personnages duchesse refuse catégoriquement de faire la connaissance d’Odette et de Gilberte, comme il en avait exprimé le désir (SG, III, 79-80). Toute la froideur de ses anciens amis ligués contre lui démontre que son identité juive ne prend forme qu’à travers la discrimination que les autres lui font subir. Les phrases suivantes nous invitent à déchiffrer sur le visage de Swann la prise de conscience, de la part de Proust, de l’ombre de sa propre mort et de ses origines juives : Pour quelles raisons l’homosexualité prend-elle une place si importante dans À la recherche du temps perdu ? Il faut d’abord souligner qu’elle était une préoccupation majeure de la société du tournant du siècle, creuset et cadre du roman de Proust. Un nouveau chapitre s’ajoutait aux vicissitudes historiques ayant affecté ce type de relations amoureuses. À l’opposé de leur épanouissement notoire pendant l’Antiquité grecque, ou de leur fortune plus discrète, mais réelle, à l’ombre des cours et uploads/Litterature/ relire-repenser-proust-proust-juif-et-homosexuel-college-de-france.pdf

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