3. Le dixième anniversaire de la mort d’André Malraux L’EXOTISME DANS L’OEUVRE

3. Le dixième anniversaire de la mort d’André Malraux L’EXOTISME DANS L’OEUVRE D’ANDRÉ MALRAUX Jean-René Bourrel Imprimer Ethiopiques n° 43 revue trimestrielle de culture négro-africaine 4e trimestre 1985 volume III n°4 Auteur : Jean-René BOURREL Dans la littérature exotique française du XXème siècle, Malraux occupe une place importante : ses trois premiers romans (Les Conquérants (1928), La Voie royale (1930), La Condition humaine (1933) sont des « romans d’aventure exotique » [1] qui ont pour toile de fond Canton, la forêt cambodgienne, Shanghaï et Han Kéou. Mais est-ce une raison suffisante pour ranger, par exemple, La Voie royale entre Malaisie (1930) d’Henri Fauconnier et Conquête (1931) de Pierre Frédérix ? La description de la jungle et de la mer de Chine chez Fauconnier, la philosophie désespérée de l’aventurier perdu dans la presqu’île des Malacca chez Frédérix - et jusqu’à la parenté de la structure narrative : dans les trois romans le personnage principal est un aventurier accompagné pas à pas par un témoin - suffisent -elles à classer une fois pour toute Malraux dans la bibliothèque des « romans de l’univers » [2] ? A le classer avec Fernand Baldensperger (qui établit en 1943 la liste des auteurs de « L’exotisme romanesque entre les deux guerres » [3] quelque part, entre, d’un côté, Folie exotique de Chivas- Baron, Shangaï secret de Fontenoy et, de l’autre Master Lou Pota de Marquet ou Bijou-de-Ceinture de Soulié de Moranc ? Peut-on se contenter avec Henri Bénac de glisser son œuvre entre les romans de Loti et les Poèmes barbares de Leconte de Lisle [4] ? Les carences de pareils classements nous paraissent justifier une étude plus attentive de l’exotisme dans l’œuvre d’André Malraux. Nous nous accorderons d’abord à garder ici au mot « exotisme » son sens habituel : l’exotisme consiste à « prendre l’étranger (spécialement ce qui est fort loin) comme sujet d’une œuvre littéraire », « l’étranger » s’identifiant à ce qui est irréductiblement « autre » : « Tout ce qui est en « dehors de l’ensemble de nos faits de conscience actuels, quotidiens, tout ce qui n’est pas notre « tonalité mentale » coutumière » [5]. Nous aurons soin ensuite de limiter cette étude au seul exotisme littéraire. L’intérêt pour « l’autre » ou pour « l’ailleurs » apparaît en effet chez Malraux comme une donnée fondamentale de la connaissance ontologique mais il s’agit là d’une dimension de l’exotisme qui demanderait, pour être précisée, un cadre de réflexion beaucoup plus large que celui que nous nous fixons ici. L’exotisme n’est-il pour Malraux qu’un décor, qu’un prétexte à l’expression d’un imaginaire seulement ému par le « seul souci de voyager / Outre une Inde splendide et trouble » ? Quelle place et quelle fonction occupe l’intérêt pour ce qui est radicalement différent de soi dans le travail de l’écriture et, au-delà, dans la finalité du projet littéraire ? Et d’abord, ce goût pour l’exotisme n’est-il pas en relation étroite avec la sensibilité et la personnalité mêmes de Malraux ? Exotisme et « Tentation de l’Occident » La plupart des écrivains qui comme Malraux - accèdent à l’âge d’homme au sortir de la Première Guerre Mondiale semblent, selon le mot de Philippe Soupault, « nés pour partir ». La guerre a en effet consacré la faillite des valeurs de la civilisation occidentale et la lassitude pour le « monde ancien » - exprimée dès 1913 par Apollinaire - touche en profondeur les sensibilités. « Le besoin d’exotisme [est] caractéristique des années d’après- guerre » a pu noter Germaine Brée [6] et, de fait, le succès des romanciers coloniaux, des enquêteurs, des reporters et des globe-trotters (pour reprendre les termes de F. Baldensperger) expriment bien l’engouement d’un public pour les ouvrages qui apportent le divertissement et l’évasion (Malraux saura d’ailleurs en tirer parti quand, à la tête des éditions « Aux Aldes », il rééditera de 1926 à 1928, de Paul Morand : Rien que la Terre, Bouddha vivant et Siam, et de Pierre Loti : Les Pagodes d’or). L’invite de Rimbaud à « quitter l’Europe » trouve dans cette génération une résonance singulière. Chez Malraux notamment : « Europe, grand cimetière où ne dorment que des conquérants morts (...), tu ne laisses autour de moi qu’un horizon nu et le miroir qu’apporte le désespoir, vieux maître de la solitude » [7]. C’est même dans la rupture avec les cadres de pensée européens que se situe, selon Malraux, le salut de l’Occident. Dans cette condition, on peut retrouver - entre autres - les influences de René Guénon dont « l’introduction aux doctrines hindoues (...) était, à sa date [1921], un livre capital » [8] ; d’Ananda Coomaraswamy dont les premiers essais sur l’Inde paraissent en français chez Rieder en 1922 sous le titre : La Danse de Civa, d’Emile Hovelaque : son ouvrage sur la Chine (Les Peuples d’Extrême Orient, La Chine, Flammarion, 1920) a suscité l’enthousiasme de Gide et Malraux l’a largement utilisé pour La Tentation de l’Occident. On peut également relever les convergences de vues ou de préoccupations avec les œuvres de Keyserling (Malraux rendra compte du Journal de voyage d’un philosophe dans la « N.R.F. » du 1er juin 1929) ou de Romain Rolland qui, en janvier 1922, écrivait en préface au livre de Coomaraswamy que nous venons de mentionner : « Nous sommes un certain nombre en Europe, à qui ne suffit plus la civilisation d’Europe (...). Nous sommes quelques uns qui regardons vers l’Asie (...). Europe, Asie, nos forces sont diverses. Unissons-les pour accomplir l’œuvre commune : la plus grande Civilisation, le total génie humain » [9] . Ce débat sur la relation nouvelle qui doit unir l’Occident à l’Orient aura été fondamental dans les années 1920 : « le sujet que l’on appelait « l’Orient et l’Occident » a été l’un des plus Importants de l’après-guerre de 14 (...) ; le résultat en a été un certain nombre d’essais, assez séduisants et sans grande importance » [10]. Le résultat en a été, pour Malraux en tout cas, de préciser sa réflexion sur le destin de l’Occident par opposition, par exemple, à Massis (voir à ce sujet le compte rendu de Défense de l’Occident qu’il donne dans la « N.R.F. » du 1er juin 1927) ou à Barrès, « très grand artiste doublé d’un esprit moyen ». Cette réflexion permet surtout de mesurer la nouveauté de la conception malrucienne de l’ouverture à autrui : « Si on l’avait poussé à bout [Barrès], il aurait dit : l’Asie finit au Rhin. Pour moi, l’Asie ce n’était pas du tout le Rhin. Pensez à notre réaction quand il a publié Enquête aux pays du Levant [1923]. Ce qu’il appelait l’Asie, c’était le Proche-Orient. Qu’estce que c’était que cette Asie où il n’y avait pas les Indes, pas la Chine, pas le Japon » [11]. L’exotisme a donc une histoire : il évolue avec le temps et il se fonde sur les notions, fluctuantes et relatives de « l’autre », ou de « l’ailleurs ». Une « affaire de tempérament » L’exotisme est également chez Malraux une « affaire de tempérament ». On constate par exemple que rares sont les régions du monde que Malraux n’a pas visitées. Son amour du voyage et son goût très vif pour le dépaysement sont assimilés par lui à des faits de génération littéraire : « Comme Paulhan, je suis un homme de la différence ; nous regardons les cultures et ethnographes. Sur cette question des voyages, ni Paulhan ni moi ne sommes très français, alors que Valéry était très français ; pour lui, voyager c’était aller... en Italie » [12]. Malraux a d’ailleurs évoqué à plusieurs reprises sa rencontre avec Valéry : « Mais pourquoi suis-je allé en Asie ? Savez-vous que c’est la question que m’a posée Valéry, lorsque je l’ai rencontré pour la première fois ? » [13]. La génération à laquelle appartient Malraux entend s’ouvrir au monde. Voyager, c’est pour elle posséder la terre mais aussi vivre plus intensément : devant J. Montalbetti, Clara se souviendra qu’elle fut, avec son mari, « intoxiquée » par un vers de Laforgue : « Mourir sans avoir seulement parcouru sa planète » [14]. Certaines contrées ont sa prédilection. Pour les Amériques, le Mexique et les Caraïbes (Martinique, Haïti). En Asie, la Chine, le Japon et plus encore l’Inde. Au Moyen-Orient, l’Egypte et surtout la Perse : « J’aime Ispahan, autant que Stendhal a aimé Milan » (Ml., p.547. [15] - Ispahan, qui avait fait l’objet d’une page admirable mais peu connue : « Atteinte après tant de désert et de steppes, Ispahan était naguère un grand boudoir en ruines dans l’odeur de lavande brûlée (...). Femmes, eaux vives dans des oasis de peupliers, luxe léger, jardins et roses, la grêle chanson sarrasine qu’entend l’Occident depuis les Croisades, et qu’il retrouve dans la nuit de Smyrne ou de Grenade, c’est la prenante chanson de l’Iran » [16]. Ainsi se dégage de son œuvre une sorte de géographie affective, « cordiale », qui structure l’espace. uploads/Litterature/ l-exotisme-dans-l-oeuvre-d-andre-malraux.pdf

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