L’HUMANISME DE CERVANTÈS par Jean CANAVAGGIO Il y a cent ans, le titre de la co

L’HUMANISME DE CERVANTÈS par Jean CANAVAGGIO Il y a cent ans, le titre de la conférence que j’ai le plaisir de prononcer ce soir devant vous n’aurait pas manqué de remplir de stupéfaction mon auditoire. Aux yeux des lecteurs du début du XXe siècle, en effet, qualifier Cervantès d’humaniste eût été pour le moins incongru. On lui accordait volontiers d’être l’auteur d’un chef d’oeuvre universel; mais, alors que les héritiers de l’exégèse romantique tenaient Don Quichotte pour un livre à clef, dépositaire d’un sens caché qu’il convenait de décrypter, la critique positiviste, en réaction contre ce parti-pris, considérait que ce chef d’oeuvre avait été conçu par un écrivain doué, sans doute, mais sans idées personnelles, faute d’avoir reçu une formation appropriée1. Tout au plus le grand érudit Menéndez Pelayo, s’employant, en 1905, à définir la culture littéraire de cet écrivain, lui accordait-il «cette grandeur d’esprit, humaine et aristocratique qu’eurent tous les grands hommes de la Renaissance», grâce à laquelle «il fut plus humaniste que s’il avait appris par coeur toute l’Antiquité grecque et latine»2. Ce n’est qu’après la Première Guerre Mondiale qu’en 1925, Américo Castro allait replacer l’ensemble de l’oeuvre de Cervantès dans les courants et les débats de son époque, découvrant en lui, du même coup, un esprit audacieux, partagé entre son scepticisme et son éducation chrétienne et, pour mieux déjouer la vigilance des censeurs, prompt à se dissimuler derrière ses personnages3. Douze ans plus tard, en 1937, Marcel Bataillon va accomplir un nouveau pas en relisant les mêmes textes à la lumière des idées d’Érasme. À ses yeux, «l’humanisme répandu dans les livres de Cervantès nous devient intelligible, si nous savons que c’est un humanisme chrétien, transmis au romancier par un maître érasmisant»4. C’est donc sous l’invocation du pontifex maximus de l’hispanisme français que je me place aujourd’hui, mais pour soulever aussitôt deux questions que je crois importantes. Tout d’abord, comment définir cet humanisme, sachant qu’il s’agit là d’une notion qui, au fil du temps, a pris différentes acceptions? En second lieu, dans quelle mesure est-il permis de l’associer à la personnalité et à l’oeuvre de l’auteur de Don Quichotte? Il faut se rappeler, en effet, que nous ignorons presque tout de ses années d’études, hormis un bref séjour, à l’âge de 20 ans, à l’Estudio de la Villa, le collège madrilène dirigé par Juan López de Hoyos, son « maître érasmisant» ; et quant à sa «pensée», revendiquée précisément par Américo Castro dès le titre de son ouvrage,, on ne peut l’aborder à la manière d’une construction doctrinale. Il convient donc, au préalable, d’avoir ces deux questions présentes à l’esprit. 1 Le positivime régnant réagissait ainsi contre l’exégèse dite ésotérique, dérivée de l’interprétation des romantiques allemands qui, au début du XIXe siècle, avaient chargé l’aventure de don Quichotte d’une portée symbolique. On voudra bien se reporter à ce sujet à notre livre, Don Quichotte, du livre au mythe : quatre siècles d’errance, Paris, Fayard, 2005, chapitres IV et V. 2 Marcelino Menéndez Pelayo, « Cultura literaria de Miguel de Cervantes y elaboración del Quijote», rééd. in San Isidro, Cervantes y otros estudios, Buenos Aires-México, Austral, 1947, p. 81. 3 Américo Castro, El pensamiento de Cervantes, Madrid, Hernando, 1925. 4 Marcel Bataillon, Érasme et l’Espagne. Recherches sur l’histoire spirituelle du XVIe siècle, Paris, Droz, 1937, p. 837. 1 Apparu en Allemagne au XIXe siècle, avant d’être repris dans le reste de l’Europe et au-delà, le terme «humanisme» a admis depuis lors plusieurs définitions, avant de désigner, de nos jours, toute doctrine qui prend la personne hunaine en tant que fin5. Toutefois, dès l’époque de la Renaissance, on voit comment en viennent à se qualifier eux-mêmes d’«humanistes» ceux qui forgent ce néologisme pour rendre compte d’un savoir généralement acquis dans l’enceinte des universités: celui des lettres grecques et latines ou, pour employer des expressions créées par eux, des «lettres humaines» ou «lettres d’humanité» (studia humanitatis), ainsi distinguées des lettres sacrées. Cette acception ne semble pas, en principe, pouvoir s’appliquer à Cervantès. Le qualificatif d’ «ingenio lego» qu’il s’était donné à lui-même6, désignait habituellement, avec des connotations parfois négatives, tous ceux qui n’étaient pas passés par l’Alma mater. Tel est précisément son cas. Faute de donnés précises, il faut attendre 1569, alors qu’à l’âge de 22 ans, il vient de quitter Madrid, peut-être à la suite d’un mytérieux duel, pour découvrir le seul témoignage que l’on conserve de son parcours académique, la mention, par López de Hoyos, de son «caro y amado discípulo», dans la Relación de las exequias fúnebres de la Reyna Isabel de Valoys. Entendons par là un ouvrage que venait de publier le recteur de l’Estudio de la Villa à la mémoire d’Elisabeth de Valois, la jeune épouse de Philippe II, prématurément décédée quelques mois auparavant, et où figurent quatre poésies de son élève 7. Il nous est difficile, par conséquent, de déterminer à quel degré de maîtrise des deux langues classiques est parvenu Cervantès. On peut penser qu’il s’est formé au sein d’un système complexe d’éducation, d’origine gréco-latine, qui associait l’apprentissage conjoint de l’expression parlée et écrite avec la lecture d’auteurs appelés à devenir des modèles ou simplement des autorités8. Parvint-il à savoir beaucoup de grec, c’est peu probable; mais pour sa connaissance du latin, langue qui figurait dès le programme des études préuniversitaires, on peut l’inférer, jusqu’à un certain point, des références à la Vulgate qu’il met dans la bouche de Tomás Rodaja, le licencié de verre, ou encore des vers de Virgile, d’Horace ou d’Ovide qu’il cite de temps à autre, bien que parfois de 5 Rappelons l’essai bien connu de J.P. Sartre, L’existentialisme est un humanisme. C’est à Burckhardt que revient d’avoir imposé Humanismus en Allemagne en 1860, tandis qu’ Humanisme n’apparaît qu’en 1878, dans le Supplément de Littré. La bibliographie relative à l’humanisme, depuis Garin et Kristeller jusqu’aux travaux les plus récents, est immense, et il ne saurait être question de la résumer ici. Pour l’Espagne, on peut se reporter aux considérations que nous devons à Francisco Rico et à ses collaborateurs, dans Historia y Crítica de la Literatura española (Renacimiento), Barcelona, Crítica, t. 2, 1980, pp. 1-27, et t. 2.1, 1989, pp. 5-25. On consultera aussi avec profit l’article de Joseph Pérez, «L’humanisme. Essai de définition», dans Luisa López Grigera y Augustín Redondo, Homenaje a Eugenio Asensio, Madrid, Gredos, 1988, pp. 345-360. 6 Et qu’allait reprendre Tamayo de Vargas, quelques années après sa mort. Voir Tomé Tamayo de Vargas, Junta de libros, la mayor que ha visto España, hasta el año de 1624 (BNM, ms. 9753, t. II). Ce catalogue manuscrit circula apparemment avant cette date. Lego se disait de celui qui n’était pas passé par l’université. (Comp. Cervantes, Viaje del Parnaso, VI, v. 174, in Obras completas, éd. F. Sevilla, Madrid, Castalia, 1999, p. 1208b: «pero, en fin, tienes el ingenio lego», dit à Cervantès un inconnu qui lui parle à l’oreille. 7 Historia y Relación verdadera de la enfermedad, felicissimo transito y sumptuosas exequias funerables de la Serenissima Reyna de España Doña Ysabel de Valoys […] Compuesto y ordenado por el Maestro Juan López de Hoyos, Cathedratico del Estudio desta villa de Madrid, Madrid, Pierres Cosin, 1569. 8 J.M. Blecua, «El Quijote en la historia de la lengua española», dans M. de Cervantes, Don Quijote de la Mancha, edición del IV Centenario, Real Academia Española/Asociación de Academias de la Lengua Española, Barcelona, Alfaguara, 2004, p. 1119. 2 façon inexacte9. De fait, on ne saurait douter du respect qui entoure, dans son oeuvre, ceux qui apprennent le grec et le latin à Salamanque, comme Diego de Avendaño, dans L’illustre laveuse de vaisselle, ou le jeune poète don Lorenzo, le fils du chevalier au Manteau Vert, dans la deuxième partie de Don Quichotte: ils accèdent de la sorte au «premier échelon des sciences»10. Mais tout autre chose est l’usage impertinent du latin que dénoncent Cipión et Berganza, dans Le Colloque des chiens, et qui concerne deux catégories d’individus. D’un côté, «certains discoureurs en langue vulgaire, qui vous lâchent de temps à autre, dans la conversation, quelque phrase latine, brève et ramassée, pour faire croire à ceux qui n’y comprennent rien qu’ils sont grands latinistes, alors qu’ils savent à peine décliner un nom ou conjuguer un verbe»; et à l’opposé, les vrais latinistes, mais qui, «alors qu’ils parlent avec un savetier ou avec un tailleur, poussent l’imprudence jusqu’à déverser leur latin à pleins seaux». Deux formes d’une même sottise qui font que, comme l’observe Berganza, «ce n’est pas moins péché de citer du latin devant qui l’ignore, que d’en citer alors qu’on l’ignore»11. En réalité, les citations latines qui affleurent de temps en temps dans la prose cervantine ne sont pas les marques d’un vain savoir, mais remplissent chaque fois une fonction précise. Ou bien, comme dans le prologue à la première partie de Don Quichotte, elles sont comme mises à distance par le biais de l’ironie, exprimant ainsi la volonté d’un écrivain qui veut préserver son histoire du clinquant d’un exorde pompeux et de tous les ornements d’érudition dont on revêt uploads/Litterature/ l-humanisme-de-cervantes-jean-canavaggio.pdf

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