Faculté de théologie (TECO) L’intelligence du cœur dans le soufisme Développeme

Faculté de théologie (TECO) L’intelligence du cœur dans le soufisme Développement de la notion de qalb dans les traités du IV e / X e au VII e / XIII e siècles Gregory Vandamme Juin 2016 Introduction Le mystère de l’esprit humain et de l’identification de la conscience réflexive semble l’un des objectifs universels de la spiritualité, et les auteurs du soufisme (taṣawwuf) ont fait de l’étude de son activité et de son fonctionnement un sujet de prédilection de leurs œuvres. Or, parce que ceux-ci puisent leur vocabulaire principalement à la source du texte coranique1, ils ont très tôt dû trouver dans la richesse et la polysémie du vocabulaire arabe les termes techniques adéquats pour exprimer des réalités confinant à l’ineffable. De cette façon, nous verrons que leurs choix lexicographiques résonnent avec les premiers développements de l’exégèse, dans lesquels l’accès au texte révélé passe avant tout par l’analyse de son lexique2. Le vocabulaire technique du soufisme semble donc ancré dans les profondeurs de la langue arabe, à tel point qu’il est « inutile de scruter les œuvres des mystiques musulmans si l’on n’étudie pas de très près le mécanisme de la grammaire arabe, lexicographie, morphologie et syntaxe. Ces auteurs rattachent constamment les termes techniques qu’il proposent à leurs valeurs ordinaires, à l’usage courant constaté par les grammairiens »3. Mais si l’herméneutique coranique et son impact linguistique sont les premières sources du langage mystique, on remarque également qu’en retour le soufisme semble avoir joué un rôle indéniable dans la construction d’une orthodoxie musulmane et dans le développement du kalām4. Ainsi, les enjeux de l’épistémologie et de la psychologie spirituelle développées par les auteurs soufis dépassent largement le cadre de la « mystique », et méritent sans doute d’être étudiés comme prémices à la construction d’une conception de la conscience réflexive propre à la pensée musulmane. D’autre part, nous verrons que ces conceptions et ce rapport herméneutique à la révélation coranique apparaissent comme des bases possibles pour une éthique musulmane centrée sur le sujet responsable plutôt que sur la morale scripturaire. Cette brève étude propose donc en ce sens une évocation de la notion de « cœur » (qalb) en tant qu’organe intellectif, telle qu’elle s’est développée dans les premiers siècles du soufisme, entre sa période formatrice des IIIe-IVe / IXe-Xe siècles et son apogée systématique et doctrinale des VIe-VIIe / XIIe-XIIIe siècles. Nous y observerons la façon avec laquelle 1 “The words of the Qurʾān have formed the cornerstone of all mystical doctrines”, Annemarie SCHIMMEL, Mystical dimensions of Islam, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1975, p. 25. 2 Cf. l’importance de la lexicographie chez Muqātil b. Sulaymān (m. 150/767), Kees VERSTEEGH, Linguistic and exegesis : Muqātil on the explanation of the Qur’ān, dans Landmarks in linguistic though III. The Arabic linguistic tradition (History of Linguistic Thought), London/New York, Routledge 1997, p. 11-22. 3 Louis MASSIGNON, La Passion d’al-Hosayn-ibn-Mansour al-Hallaj : martyr mystique de l'Islam exécuté à Bagdad le 26 mars 922. Étude d'histoire religieuse, vol. 2, Paris, Geuthner, 1922. 4 Timothy WINTER, Introduction, dans The Cambridge Companion to Classical Islamic Theology, Timothy WINTER (éd.), Cambridge, Cambridge University Press, 2008, p. 3-4. plusieurs auteurs majeurs ont tenté de définir et structurer ce cœur réflexif, et nous pointerons les différents enjeux épistémologiques et éthiques qui se dégagent de leurs conceptions. 1. La notion de qalb dans le Coran et dans la formation de la langue arabe Le cœur occupe une place prépondérante dans le vocabulaire et l’imagerie coraniques, et si plusieurs termes semblent renvoyer à cette notion5, c’est le mot « qalb » qui le désigne le plus fréquemment6. Ce mot, apparemment d’origine très ancienne, possède également le sens de « boulversement », « renversement », « conversion », ou encore « transmutation »7, et cet aspect mouvant s’illustre par la connotation à la fois négative et positive que donne le texte coranique à cet organe. En effet, on observe que le qalb y est fréquemment associé avec les notions d’« endurcissement » ou de « maladie »8, ou avec le manque de réceptivité à la Parole divine9. Mais il est également le lieu de la crainte pieuse (taqwā, cf. Cor. 22:32) et surtout de la rencontre entre Dieu et l’homme10. C’est ainsi sur le cœur de Muḥammad que Gabriel fait descendre la Révélation (fa-innahu nazzalahu ʿalā qalbika — Cor. 2:97), et sur celui des incroyants que Dieu met un sceau ou un voile (cf. Cor. 2:7, 6:46, ou 10:74) tandis qu’il ouvre le cœur des autres à l’islam (Cor. 39:22)11. Le qalb semble également désigner le for intérieur 5 Les termes fuʾād (cf. Cor. 17:36, 46:26 ou 53:11) et lubb (cf. Cor. 2:179, 3:190 ou 38:43) apparaissent chacun seize fois dans le Coran. Le premier (qui est un motif fréquent de la littérature poétique) comporte le sens de “viscère” et d’organe faisant véhiculer le sang dans le corps pour l’irriguer, mais également de “volonté” ou de “fermeté”. Le second comporte le sens de “noyau” ou de “moelle”. Il apparait toujours sous l’expression “ūlū l- albāb” que les premiers exégètes ont compris comme signifiant “ceux qui possèdent la compréhension” en considérant lubb comme un synonyme d’“intellect” ou de “raison”. Ainsi, nous pouvons déjà noter que lorsque le mot lubb apparaît dans le texte coranique “c’est moins le cœur, l’organe, qui est visé, que l’homme dans l’exercice de sa capacité de réflexion et de bon sens”, Jacques LANGHADE, Considérations sur le terme de cœur, qalb, et ses rapports avec le vocabulaire de la raison et du savoir, dans la langue et la pensée arabes classiques, dans Mélanges de l'Université Saint-Joseph, 58, (2005), p. 68 et 71 ; Maurice GLOTON, Une approche du Coran par la grammaire et le lexique, Beyrouth/Paris, al-Bouraq, 2002, p. 589 et 665 ; et Jane Dammen MC AULIFFE, Heart, dans Encyclopædia of the Qurʾān, Jane Dammen MC AULIFFE (éd.), vol. 2., Leiden / Boston, Brill, 2002, p. 409. Nous aurons l’occasion de revenir plus loin sur l’articulation entre ces différentes notions lorsque nous évoquerons la classification opérée par Ḥakīm al-Tirmidhī (m. 318/936-320/938). 6 La racine q-l-b apparaît en tout cent-cinquante-huit fois dans le texte coranique (cf. GLOTON, Une approche du Coran par la grammaire et le lexique, p. 631). Le maṣdar qalb qui en dérive y apparait dix-neuf fois au singulier (cf. e. a. Cor.37:84, 26:89 ou 50:33) et une seul fois au duel (qalbayn — Cor. 33:4), mais plus de cent fois au pluriel (qulūb), MC AULIFFE, Heart, p. 406-407. 7 LANGHADE, Considérations sur le terme de cœur, qalb, p. 69. 8 Cf. l’association du mot qalb avec les verbes qasā (“être sévère/rude”) ou shadda (“endurcir”) dans Cor. 2:74, 5:13, 39:22 ou 57:16, et avec le terme maraḍ (“maladie”) dans Cor. 2:10, 5:52, 22:53 ou 74:31. Cf. également les premières exégèses de ces expressions dans MC AULIFFE, Heart, p. 407-408. 9 Une expression apparaissant deux fois traduit la notion de “cœur incirconcis” (qulūbunā ghulfun — Cor. 2:88 et 4:155) qui se trouve déjà dans la Bible en Jer 9:25 et Rom 2:25-9, cf. MC AULIFFE, Heart, p. 408. 10 Cf. Cor. 8:24 : “Sachez que Dieu Se place entre l’homme et son cœur” (waʿlamū anna Allah yaḥullu bayna l-marʿi wa qalbihi). 11 LANGHADE, Considérations sur le terme de cœur, qalb, p. 71-72. dans lequel se joue la sincérité ou l’hypocrisie12, et dans lequel Dieu dépose l’assurance et la tranquillité13. C’est ainsi en lui que Dieu observe l’homme et c’est par l’évaluation de ce que son cœur contient qu’Il le jugera en dernier ressort14. On voit donc que qalb coranique apparaît à la fois comme le « principe de la science » et « le lieu secret et caché (sirr) de la conscience »15. C’est en tant qu’organe d’intelligence — synonyme du terme «ʿaql » absent du vocabulaire coranique16 — et caractérisé par son aspect fluctuant, que ce mot fut décrit par les lexicographes arabes et les premiers exégètes17, avant d’être récupéré en ce sens par la littérature et la poésie18. Il semble donc que le cœur tel qu’il se décline dans le Coran « touche au domaine de l’âme et de la raison, de l’esprit. Il intervient pour les sentiments et les émotions, mais aussi pour la réflexion »19. Nous allons voir à quel point cet aspect du vocabulaire coranique et de l’exégèse de la notion de qalb est la clé de voûte autour de laquelle se sont développées les doctrines du soufisme. 12 Cf. Cor. 3:167 : « ils disent avec leurs bouches ce qui ne se trouve pas dans leurs cœurs » — yaqūlūna bi- afwāʾihim mā laysa fī qulūbihim, ou encore Cor. 48:11 où c’est cette fois la langue qui contredit le cœur. 13 Cf. Cor. 3:126, 8:10 ou 13:28 (li-taṭmaʾinna qulūbukum), ou encore Cor. 2:260, lorsqu’Abraham demande une preuve de la résurrection qui satisfasse son cœur (li-yaṭmaʾinna qalbī). 14 Cf. Cor. 33:51 : « Dieu sait ce qui est dans leurs cœurs » — Allah yaʿlamu mā fī qulūbikum et Cor. 2:225 : « Dieu vous reprendra pour ce que vos cœurs auront uploads/Litterature/ l-intelligence-du-coeur-dans-le-soufisme-pdf 1 .pdf

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