Académie de Lille. CRDP. 5 Octobre 2005. La Bruyère. « Bribes de conversation s

Académie de Lille. CRDP. 5 Octobre 2005. La Bruyère. « Bribes de conversation sur le pouvoir ». Communication de Romain Lancrey-Javal1 Il n’y avait pas une multitude d’informations à la portée des élèves, il y a deux ans, sur les Caractères de La Bruyère, et en particulier les deux livres au programme, livres VIII et IX, « De la cour » et « Des grands », réunis sous l’intitulé « Le moraliste et le pouvoir ». Depuis les publications se sont multipliées, et les communications par internet. Et les éléments de présentation du texte, d’analyse (diffusant par exemple largement l’analyse de Patrice Soler dans son analyse des « Caractères » aux PUF, ou dans l’ouvrage « Les Moralistes du XVIIe siècle » en Bouquin Laffont), ces éléments se sont largement développés. Et, une fois de plus, aujourd’hui, je peux avoir l’impression que « tout est dit » et que « je viens trop tard ». .. Je ne reviens pas sur toutes les difficultés d’approche de ce texte avec des lycéens de terminale (problème de référent – difficile de se remettre dans la situation d’un observateur de la Cour au XVIIe siècle -, d’un admirateur des Anciens - ; problème de langue aussi – des mises au point syntaxiques, lexicales s’imposent souvent à la lecture de ce texte faussement transparent). Je voudrais partir d’autre chose, qui est tout simplement le principe de plaisir, à partir des remarques peut-être les plus concrètes, les remarques à valeur de « portraits ». Comment goûter avec les élèves le plaisir de ce texte (texte de plaisir et non de jouissance, selon la distinction de Roland Barthes dans Le Plaisir du texte – on est ici dans la mesure, la modération et l’harmonie) ? Il est alors important de concevoir ce texte comme jeu. Et ce jeu est celui du XVIIe siècle, de ce grand art du XVIIe siècle, qui est celui de « la conversation » (c’est le titre d’un livre précédent des Caractères, « De la Société et de la Conversation »). Je me réfère ici au travail fondateur de Marc Fumaroli, L’Age de l’éloquence pour identifier cet art de la conversation comme art par excellence du XVIIe siècle – en contrepoint de l’art rhétorique de l’orateur, ici il s’agit de l’art de la parole partagée. Les remarques-portraits constituent ainsi des bribes continuelles de conversation (le portrait est un art de salon) sur le pouvoir, avec un interlocuteur invisible qu’elles ne cessent de dessiner. Que peut-on essayer de montrer aux élèves ? - c’est un angle d’attaque possible de ces deux livres. 1. D’abord, dans les deux livres « De la cour » et « Des grands », le moraliste nous présente des personnages qui s’exposent à son ironie parce qu’ils font un mésusage de la parole, et en particulier de l’art de la conversation. Critères normatifs retenus dans le livre « De la conversation » (Livre V) : « Il y a parler bien, parler aisément, parler juste, parler à propos » (« De la société et de la conversation », livre V, remarque 23). Or les personnages présentés parlent parfois « aisément » ; ils parlent rarement « bien », « juste » ou « à propos » - tant ils sont dans le simulacre, la fausseté de la parole, la parole décalée par rapport à la situation. L’on peut rappeler ici les maximes conversationnelles de Grice : principe de quantité déformé (pas d’informativité, des personnages qui parlent pour ne rien dire), principe de pertinence, personnages de fâcheux, qui ne parlent pas à propos, principe d’exhaustivité – dire tout ce qu’on doit dire, personnages qui sont dans la rétention d’information), principe de coopération – personnages qui n’entrent pas dans le jeu des échanges, qui se taisent, interrompent, parlent trop, principe de sincérité surtout, personnages qui parlent pour masquer leur pensée. 1 Romain Lancrey-Javal est professeur de première supérieure au lycée Fénelon, à Paris ; il est l’auteur de nombreux articles, de manuels de lycée et d’ouvrages parascolaires, notamment sur les œuvres au programme en terminale L. (note des IA-IPR) On observe ainsi un double manquement au respect de la vérité : la parole ne dit pas extérieurement ce qui est dans le réel (elle est fausse, falsifiée – et le moraliste, qui n’est pas La Bruyère, utilise le détour de la stylisation, du discours oblique, pour montrer des mots qui ne correspondent pas aux choses) ; la parole ne dit pas intérieurement non plus ce qui est dans le cœur et dans l’esprit de celui qui la prononce, les personnages ne disent pas ce qu’ils sentent ou ce qu’ils pensent (la parole est insincère – et ce sont les observations du moraliste sur les signes contradictoires – « focalisation externe »-, ou les intrusions du moraliste dans la vie intérieure des personnages – « focalisation interne » - qui permettent de dénoncer cette duplicité). Le langage à la cour est inévitablement un langage suspect, de la brigue, de l’intrigue, de la recherche de faveur, ou du rapport de force avec les rivaux – en un mot, un langage de courtisan. L’art du moraliste est de nous montrer un pouvoir dont la parole et d’ailleurs l’ensemble des signes sont sujets à caution. La meilleure preuve, comme l’a remarqué Patrice Soler (op. cit., PUF) : on entend très peu directement tous ces personnages parler (le moraliste utilise sa médiation pour faire sentir l’ironie, l’implicite, la fausseté, les stratégies de paroles). Premier procédé burlesque : le muet. Couper le son pour questionner le sens (les personnages ne sont plus que des mécaniques). 2. En second lieu, le vrai art, réussi et amusant, de la conversation est celui que le moraliste établit par là-même avec son lecteur. L’analogie entre la lecture et la conversation date du XVIIe siècle et de Descartes dans le Discours de la méthode. La communication différée de La Bruyère dans ses remarques est de montrer une conversation fausse, celle du pouvoir, en établissant une conversation vraie, avec son destinataire – art de la prise à témoin, de la connivence, de l’ironie, de la subjectivité partagée, de l’entente sur des valeurs partagées (le rieur, l’objet de son rire ou de son sourire, le public qui adhère à ce rire ou à ce sourire). On pourra inviter pour cela les élèves à observer tous les phénomènes de discours rapportés : style direct pour rapporter des citations riches de sens, style indirect qui met à distance le propos (tantôt par la tonalité des verbes de discours – « crier », « chuchoter » -, tantôt par les indices de véridicité – « dissimuler », « feindre », « avouer »), style indirect libre par lequel l’énonciateur feint ironiquement de reprendre à son compte la parole ou la pensée des personnages, discours narrativisé aussi qui transforme les paroles en action. On pourra ensuite reprendre les définitions possibles de l’ironie. La définition linguistique comme polyphonie énonciative, le moraliste mettant à distance des mots dont on sent que ce ne sont pas les siens (mots pris en mention) et dédoublant, par là-même l’image de son destinataire. Définition rhétorique de l’ironie comme grande figure intégrant un réseau de plus petites figures dont on examinera les occurrences (antiphrase, hyperboles et phénomène divers de répétition, d’insistance, de soulignement, faux euphémisme, métaphore filée). Définition philosophique et étymologique de l’ironie comme « art d’interroger », le moraliste étant bien ici une figure de l’ironiste, de celui qui met la vérité du discours tenu en question (et c’est bien en ce sens que La Bruyère utilise, dans son texte, le mot « ironie » en appelant la part active du lecteur : « ironie forte mais utile… », IX,2). La discontinuité même des remarques, le blanc entre elles permet chaque fois à la réflexion du lecteur de se glisser entre ces remarques, de se les approprier, de les prolonger ou d’y répondre intérieurement, exercice qu’on peut proposer aux élèves. Exercice chaque fois à un double niveau : comment est présentée la parole du pouvoir – par définition orientée, un peu fausse, autoritaire, manipulatrice ? quelle autre parole s’installe entre le moraliste et son lecteur, parole plus gratuite, plus vraie, plus drôle, plus libre ? Cette double question, je vous propose de l’appliquer (comme on peut la suggérer à des élèves) aux remarques à valeur de « portraits » - ou plutôt de « caractères », c’est-à-dire de portraits assortis d’un jugement de valeur, éloge ou blâme, et plus souvent blâmes implicites. Ces remarques participent souvent, selon la terminologie des lycées, du discours narratif ou descriptif – et très souvent elles donnent lieu à un glissement sentencieux, qui généralise le cas particulier. On peut proposer aux élèves d’y étudier très attentivement les valeurs du présent, qui glisse d’une première valeur narrative (présent historique, actualisant une anecdote ou des propos dans un scène) vers un présent de répétition (présent itératif, qui installe un emploi du temps à la cour, voire une habitude, une routine) pour évoluer vers un présent à valeur encore plus générale (présent uploads/Litterature/ la-bruyere-lancrey-javal.pdf

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