La question de la palingénésie, de Paracelse à H. P. Lovecraft en passant par J
La question de la palingénésie, de Paracelse à H. P. Lovecraft en passant par Joseph Du Chesne, Agrippa d’Aubigné et quelques autres * Didier Kahn CNRS, UMR 8599 (CELLF XVIIe-XVIIIe) À partir de la fin des années 1970, François Secret a étudié à plusieurs reprises la question de la palingénésie, que ce soit au sens religieux ou mystique de “régénération” ou de “nouvelle naissance”, ou dans son sens proprement alchimique (“résurrection d’une chose à partir de ses cendres”)1. Ce faisant, François Secret s’inscrivait dans une tradition historiographique déjà très nourrie, puisque — pour s’en tenir au domaine alchimique — Jacques Marx et surtout Joachim Telle avaient déjà consacré à ce thème deux très riches articles, encore précédés dans cette voie par les éditeurs de la correspondance de Mersenne, en 19322. Il restait néanmoins à reprendre tous les résultats de ces nombreuses recherches et à les ordonner de façon cohérente. C’est ce que je me suis efforcé de faire, en me limitant à la tradition alchimique. Ce qui a retenu mon attention, c’est d’abord le fait que les expériences de palingénésie, c’est-à-dire très précisément les expériences de résurrection des plantes à partir de leurs cendres, comptent parmi les succès apparents grâce auxquels l’alchimie atteignit une notoriété et une dignité sans précédent dans toute l’Europe savante durant au moins les deux premiers tiers du XVIIe siècle — non sans contestations, bien sûr —, et cela d’autant plus que, contrairement aux expériences de transmutation des métaux, il ne s’agissait pas de flatter une passion humaine telle que la soif de l’or, mais de révéler par le biais de l’alchimie quelques-unes des merveilles ignorées de la nature. En outre, les phénomènes de palingénésie se prêtaient aisément à des explications très en vogue à l’époque, soit que la cendre fût (comme chez Joseph Du Chesne) le réceptacle du sel balsamique renfermant la forme même de la plante, soit (comme chez le père Kircher) qu’elle fût le lieu même de la vertu séminale par laquelle toute chose était douée de vie, soit (comme chez Jean * Cette communication est complémentaire du chapitre 3 de mon futur livre Science, religion et littérature dans la France alchimique de la fin de la Renaissance (Genève : Droz, à paraître). 1. Voir notamment ses articles « Palingenesis, alchemy and metempsychosis in Renaissance medicine », Ambix, 26 (1979), p. 81-92 et « Alchimie, palingénésie et métempsychose chez Guillaume Postel », Chrysopœia, 3 (1989), p. 3-60. Il faut y ajouter entre autres les notes éparses dans « Réforme et alchimie », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme français, 122 (1978), ici p. 177-178 ; « Les Sepmaines dans la tradition de l’Heptaplus », in James Dauphiné (éd.), Du Bartas poète encyclopédique du XVIe siècle, Lyon : La Manufacture, 1988, p. 307-322 ; « Documents oubliés sur l’alchimie au début du XVIIe siècle : autour de la correspondance d’O. Worm », Chrysopœia, 3 (1989), p. 205-209. 2. Correspondance du P. Marin Mersenne, éd. Mme P. Tannery, C. de Waard et R. Pintard, t. I, Paris : G. Beauchesne & fils, 1932 (rééd. Paris : PUF, 1945), p. 326 ; Jacques Marx : « Alchimie et palingénésie », Isis, 62 (1971), p. 274-289 (avec des perspectives ouvertes sur le champ de la philosophie) ; Joachim Telle : « Chymische Pflanzen in der deutschen Literatur », Medizinhistorisches Journal, 8 (1973), p. 1-34 (cet article est une véritable monographie, pourvue de riches aperçus sur les sources alchimiques possibles de ces conceptions). hal-00759689, version 2 - 6 Dec 2012 Chrysostome Magnenus) que ce fussent, dans la cendre, les atomes de la plante que la chaleur forçait à s’assembler, la plante se désintégrant à nouveau en ses atomes une fois la source de chaleur disparue3. On croyait donc plus facilement à la réalité de ces expériences qu’à celle de la transmutation métallique, et si l’on n’arrivait pas à les reproduire, on trouvait toujours quelqu’un qui connaissait un témoin digne de foi sachant comment s’y prendre, ou ayant vu la chose de ses propres yeux, car on considérait comme un privilège d’avoir pu assister à un tel spectacle, tandis que les témoins d’une transmutation métallique passaient plus fréquemment pour des gens trop crédules qui s’étaient laissés abuser par un charlatan. J’ai donc cherché également à comprendre non seulement d’où venait ce thème, mais aussi comment ceux qui le propagèrent trouvaient à l’expliquer sur le plan théorique. J’ai enfin voulu suivre les diverses voies de sa fortune tout au long du XVIIe siècle, ce qui m’a conduit à quelques surprises, puisque (comme l’indique le titre du présent article) l’une de ces pistes conduisait tout droit jusqu’à l’œuvre d’un des maîtres américains de la littérature fantastique du XXe siècle, H. P. Lovecraft. L’origine de ce thème se trouve dans l’œuvre de Paracelse, très exactement dans un traité qui remonte aux années 1527 ou 1537 : le De natura rerum, publié en allemand en 1572 et traduit en latin en 15734. Le thème de ce traité, c’est la vie et la mort. Après avoir envisagé sous ces angles l’être humain, Paracelse en vient aux métaux. Il explique d’abord qu’un métal calciné est mort et incapable d’être revivifié : ce n’est plus qu’un résidu, une poussière, « une volatilité du corps métallique », privée du baume vital5. Mais, ajoute Paracelse, il faut bien distinguer entre les cendres d’un métal et sa chaux : la chaux d’un métal n’a perdu que son humidité superflue, elle possède encore sa fusibilité, et notamment son sel, qui est de nature fusible et qui rend les métaux fusibles6. Pour ressusciter un métal, on dispose de deux moyens distincts : soit le 3. L’explication de Magnenus a été citée par Christoph Meinel, « Early Seventeenth-Century Atomism. Theory, Epistemology, and the Insufficiency of Experiment », Isis, 79 (1988), p. 68-103, ici p. 80-81. Dans le chap. 3 de mon futur livre Science, religion et littérature…, je m’attarde sur les diverses théories qui visèrent à expliquer ces phénomènes. 4. De natura rerum, dans Paracelse, Sämtliche Werke, éd. Sudhoff, I, 11 (1928), p. 309-403. Voir l’introduction de Sudhoff, ibid., p. XXXI-XXXIII, et l’état de la question résumé par William R. Newman, Promethean Ambitions. Alchemy and the Quest to Perfect Nature, Chicago-Londres : The University of Chicago Press, 2004, p. 199, n. 58, et par Hiro Hirai, Le Concept de semence dans les théories de la matière à la Renaissance : de Marsile Ficin à Pierre Gassendi, Turnhout : Brepols, 2005, p. 210. 5. Le baume, c’est, selon Paracelse, la liqueur saline qui préserve le corps de la corruption (voir la définition du balsamum donnée par Gérard Dorn dans son Dictionarium Theophrasti Paracelsi, Francfort : Christoph Rab, 1584, p. 23). Cf. De natura rerum, éd. Sudhoff, p. 344 : « Also sehent ir auch an den metallen. So ein metal sterben wil, hebt es an zu rosten, und was verrostet, das ist auch gestorben und also wan es gar zerrostet, so ist es gar abgestorben und zu einem faulen cadaver worden. Und solcher rost mag nimermer reducirt werden in ein recht metal, sonder gibt alein ein schlacken, und kein metal mer, dan er ist tot und in im ist der tot und ein staub und ein volatilitet des corpus metallici, dan in im ist kein balsam des lebens mer sonder ist in im selbs gestorben. » 6. Ibid., p. 344-345 (à la suite de ce qui vient d’être cité) : « So ist auch die aschen und der kalch der metallen zweierlei wirkung und ein großer underscheit zwischen beiden ist. Dan eines mag widerumb lebendig und zu einem metal gemact werden, das ander aber nit. Eins ist volatile das ander fix, eins ist abgestorben das ander getöt, die aschen aber ist volatilis und mag nimermer in ein metal reducirt werden, alein in ein glas und schlacken. Der kalch aber der metalen ist fix und mag widerumb in sein vorig metal reducirt werden. Was aber die ursach und der underscheit ist, solt ir wissen, das in der aschen minder feiste und mer tröckne ist dan im kalch, die es flüssig machet ; der kalch aber feißter und feuchter ist als die aschen, der sein resinam und eigenen fluß noch bei im hat und fürnemlich das sal welches aus eigner natur flüssig ist und die metal auch flüssig machet und reducirt. Aus disem nun folget, das < so > der aschen der metallen, die kein metal mer geben sollen, ir sal ausgezogen werden, so seind sie als dan volkomenlich volatiles. » hal-00759689, version 2 - 6 Dec 2012 ramener à son premier corps métallique (c’est-à-dire le réduire en chaux), soit le ramener à sa matière première, c’est-à-dire à l'état de mercure. Paracelse passe ensuite à la ressuscitation dans le règne végétal ; il prend le cas du bois. La ressuscitation du bois est une opération difficile, écrit-il, qui requiert beaucoup de prudence et d’habileté. Il faut réduire le bois en charbon, puis en cendres, qu’on mettra à chauffer dans une cucurbite avec de la résine, de la liqueur et de l’oléaginosité extraites du uploads/Litterature/ palingen-lovecr.pdf
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- Publié le Apv 29, 2021
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