André Malraux La Condition humaine Texte intégral + dossier par Sophie Doudet +

André Malraux La Condition humaine Texte intégral + dossier par Sophie Doudet + Lecture d’image par Agnès Verlet plus classiques 20e siècle André Malraux La Condition humaine Dossier et notes réalisés par Sophie Doudet Lecture d’image par Agnès Verlet Sophie Doudet, agrégée de lettres modernes, est professeur à l’institut d’études politiques d’Aix-en-Provence où elle enseigne la culture générale et l’his- toire des mouvements littéraires et artis- tiques. Aux Éditions Gallimard, elle a accompagné la lecture de L’Or de Blaise Cendrars dans la collection « La biblio- thèque Gallimard » ainsi que de L’Ami retrouvé de Fred Uhlman dans la collec- tion «folioplus classiques». Maître de conférences en littérature française à l’Université de Provence (Aix- Marseille I), Agnès Verlet centre de plus en plus ses recherches sur les rap- ports entre la littérature et les arts plas- tiques (peinture, sculpture). Elle travaille également sur la mémoire, l’inscription, la trace. Dans ce double registre, elle est l’auteur de plusieurs ouvrages, Les Vanités de Chateaubriand (Droz, 2001), et Pierres parlantes, florilège d’épitaphes parisiennes (Paris-Musées, 2000). Collaborant au Magazine littéraire et à Europe, elle a publié un roman et des nouvelles. © Éditions Gallimard, 1946 pour le texte, 2007 pour la lecture d’image et le dossier. Sommaire Éclairage historique 5 La Condition humaine Première partie : 21 mars 1927 13 Deuxième partie : 22 mars 81 Troisième partie : 29 mars 133 Quatrième partie : 11 avril 159 Cinquième partie 231 Sixième partie 269 Septième partie 303 Dossier Du tableau au texte Analyse du Tres de Mayo de Francisco de Goya (1814) 329 Le texte en perspective Mouvement littéraire : « On se conquiert» : du lecteur à l’écrivain 345 Genre et registre : Vers une nouvelle conception du roman 362 L’écrivain à sa table de travail : «Celui de mes ouvrages auquel je tiens le plus» (11 décembre 1933) 376 Groupement de textes : Palimpsestes 386 Chronologie : André Malraux et son temps 400 Éléments pour une fiche de lecture 413 Éclairage historique Avant votre lecture du roman, prenez connaissance de son contexte historique L’intrigue du roman s’inscrit dans l’histoire réelle de la Chine de la première moitié du XXe siècle. Avant 1927 : La Chine, depuis le XIXe siècle, est un empire en déclin que se partagent les puissances coloniales européennes. Celles-ci ont acquis des privilèges commerciaux et des concessions. À Shanghaï 1, il y a ainsi une concession fran- çaise et une concession internationale depuis 1842. C’est une ville cosmopolite où séjournent des étrangers, des réfu- giés chinois et 20000 Japonais. En 1911, Sun-Yat-Sen fonde le Kuomintang, le parti révo- lutionnaire démocrate et nationaliste et il établit à Shanghaï le gouvernement de la République de Chine. Un an plus tard, l’Empereur abdique et la jeune République se retrouve confrontée à des enjeux majeurs : il lui faut reconquérir la Chine du Nord qui est aux mains de seigneurs de la guerre qui ne la reconnaissent pas et se battent entre eux. Il faut 1. Nous conservons pour tous les noms chinois la graphie ancienne utilisée par Malraux. de plus rénover la Chine et faire entendre les revendica- tions sociales concernant l’amélioration des conditions de vie. Pour cela, en 1921, Sun-Yat-Sen instaure à Canton un gouvernement national tandis que le Parti communiste est fondé la même année à Shanghaï. Ce dernier est constitué pour l’essentiel d’étudiants et a pour objectif l’organisation des ouvriers de façon à instituer la dictature du prolétariat. Le PC est affilié au Komintern, c’est-à-dire à l’Union sovié- tique, qui décide de son alliance avec le Kuomintang à dominante nationaliste et bourgeoise. C’est le début d’un partenariat ambigu avec l’URSS qui conduit à la création d’une académie militaire à Whampoa (les «cadets») et à l’envoi de conseillers soviétiques en Chine : il s’agit de Boro- dine pour la politique et de Gallen pour l’armée. En 1925, Sun-Yat-Sen meurt et c’est le général Chang-Kaï-Shek, son beau-frère, qui prend la direction du Kuomintang. Il part à la reconquête de la Chine aidé par l’action syndicale du PC dans les villes. Pourtant les frictions entre nationalistes et communistes se multiplient : des grèves sont déclenchées contre les occupants étrangers (c’est l’intrigue des Conquérants à Canton), mais l’aile droite du Kuomintang favorable aux commerçants et aux finan- ciers se durcit. En février 1926 se déroulent des émeutes communistes à Shanghaï ; elles seront réprimées par Chang-Kaï-Shek qui dans le même temps rétablit l’ordre en Chine du Sud. L’offensive se dirige alors vers le nord. En septembre 1926, la ville industrielle de Han-Kéou est aux mains des révolutionnaires. En octobre, elle devient le siège du gouvernement ; Borodine y demeure. Chang-Kaï-Shek s’établit pour sa part à Nanchang près de Shanghaï. Le 19 février 1927, une insurrection communiste est déclen- chée à Shanghaï, réprimée immédiatement par le général nordiste qui contrôle alors la ville. Chang-Kaï-Shek n’inter- vient toujours pas. Le PC, après avoir tenté en vain de le 6 Éclairage historique relever de ses fonctions, envoie deux cadres dans la ville pour reconstruire l’opposition : Chou-En-Laï (qui serait le modèle de Kyo) et Liu Shao-Chi. Le 21 mars 1927, une nouvelle insurrection débute à Shanghaï alors que Chang-Kaï-Shek est aux portes de la ville. Les postes de police dans les faubourgs sont pris par les communistes ainsi que le train blindé. Il est créé un gou- vernement provisoire où les communistes sont en position inférieure (5 sièges sur 19). Pendant ce temps, les étrangers font alliance avec l’aile droite du Kuomintang pour se débar- rasser des communistes. Le 29 mars, le Kuomintang s’op- pose au PC alors que l’activisme syndical est à son comble. On demande aux milices de rendre leurs armes. Chang-Kaï- Shek semble hésiter : il joue sur les deux tableaux en fai- sant allégeance au gouvernement tout en conservant la force militaire. Mais le 6 avril, il ne réagit pas lorsqu’un chef de guerre attaque l’ambassade soviétique à Pékin et fait exé- cuter les dirigeants communistes. Le même jour, il donne l’ordre aux ouvriers de Shanghaï de rendre les armes, ordre par ailleurs confirmé par l’URSS via le Komintern. Le 12 avril, les milices communistes sont désarmées non sans combattre et les dirigeants sont arrêtés mais Chou-En-Laï et Liu Shao-Chi s’en sortent. Le 13, l’armée ouvre le feu sur une marche d’ouvriers. Le travail reprendra le 15. Entre- temps, la répression a été terrible. S. D. Éclairage historique 7 La Condition humaine à Eddy du Perron PREMIÈRE PARTIE 21 mars 1927 Minuit et demi. Tchen tenterait-il de lever la moustiquaire? Frapperait-il au travers? L’angoisse lui tordait l’estomac; il connaissait sa propre fermeté, mais n’était capable en cet instant que d’y songer avec hébétude, fasciné par ce tas de mousseline blanche qui tombait du plafond sur un corps moins visible qu’une ombre, et d’où sortait seulement ce pied à demi incliné par le sommeil, vivant quand même — de la chair d’homme. La seule lumière venait du building voisin : un grand rectangle d’électricité pâle, coupé par les barreaux de la fenêtre dont l’un rayait le lit juste au-dessous du pied comme pour en accentuer le volume et la vie. Quatre ou cinq klaxons grincèrent à la fois. Découvert? Combattre, combattre des ennemis qui se défendent, des ennemis éveillés! La vague de vacarme retomba : quelque embarras de voi- tures (il y avait encore des embarras de voitures, là-bas, dans le monde des hommes...). Il se retrouva en face de la tache molle de la mousseline et du rectangle de lumière, immobile dans cette nuit où le temps n’existait plus. Il se répétait que cet homme devait mourir. Bêtement : car il savait qu’il le tuerait. Pris ou non, exécuté ou non, peu importait. Rien n’existait que ce pied, cet homme qu’il devait frapper sans qu’il se défendît, — car, s’il se défendait, il appellerait. Les paupières battantes, Tchen découvrait en lui, jusqu’à la nausée, non le combattant qu’il attendait, mais un sacri- ficateur. Et pas seulement aux dieux qu’il avait choisis : sous son sacrifice à la révolution grouillait un monde de profon- deurs auprès de quoi cette nuit écrasée d’angoisse n’était que clarté. «Assassiner n’est pas seulement tuer...» Dans ses poches, ses mains hésitantes tenaient, la droite un rasoir fermé, la gauche un court poignard. Il les enfonçait le plus possible, comme si la nuit n’eût pas suffi à cacher ses gestes. Le rasoir était plus sûr, mais Tchen sentait qu’il ne pourrait jamais s’en servir; le poignard lui répugnait moins. Il lâcha le rasoir dont le dos pénétrait dans ses doigts crispés; le poignard était nu dans sa poche, sans gaine. Il le fit passer dans sa main droite, la gauche retombant sur la laine de son chandail et y restant collée. Il éleva légèrement le bras droit, stupéfait du silence qui continuait à l’entourer, comme si son geste eût dû déclencher quelque chute. Mais non, il ne se passait rien : c’était toujours à lui d’agir. Ce pied vivait comme un animal endormi. Terminait-il un corps? «Est-ce que je deviens imbécile?» Il fallait voir ce corps. Le voir, voir uploads/Litterature/ la-condition-humaine-malraux.pdf

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