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LA CRITIQUE LITTÉRAIRE ET LES ROMANS DE ROBBE-GRILLET Le cas de Roland Barthes

LA CRITIQUE LITTÉRAIRE ET LES ROMANS DE ROBBE-GRILLET Le cas de Roland Barthes et de Bruce Morrissette Galia Yanoshevsky Société Roman 20-50 | « Roman 20-50 » 2010/3 hors série n° 6 | pages 67 à 82 ISSN 0295-5024 ISBN 9782908481709 DOI 10.3917/r2050.hs6.0067 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-roman2050-2010-3-page-67.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Société Roman 20-50. © Société Roman 20-50. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Au premier rang de ces criti- ques, Bruce Morrissette et Roland Barthes, on le sait, vont donner à l’œu- vre de Robbe-Grillet son sens, et aux objets de ses romans leur significa- tion. Mais, au-delà de ces interprétations littéraires, ce débat contribuera à faire de Robbe-Grillet le porte-parole principal du Nouveau Roman et de ses principes. Car c’est en réutilisant les réflexions de Barthes sur ses romans que Robbe-Grillet développe son premier système théorique. Bruce Morrissette adoptera par la suite les remarques de Robbe-Grillet pour confirmer son propre système d’interprétation de ses romans, sys- tème que Robbe-Grillet approuvera à son tour en l’annexant à la réédi- tion de ses œuvres. Le théoricien du Nouveau Roman est né dans ce jeu de va-et-vient entre théorie et pratique, et son écriture elle-même en a sans doute été influencée. L’objectif de cet article consiste donc à examiner les rapports com- plexes qui se sont établis entre Robbe-Grillet et les critiques littéraires qui ont été les premiers à interpréter ses romans et dont les théories ont interagi avec les siennes. On s’attardera principalement sur le premier essai de Barthes1, qui donne à Robbe-Grillet sa première reconnaissance 1. — Roland Barthes, « Littérature objective », Critique, vol. X, n°86-87, juillet- août 1954, p. 581-591. ROMAN 20-50 - HORS SÉRIE N°6 - SEPTEMBRE 2010 - ROBBE-GRILLET © Société Roman 20-50 | Téléchargé le 09/10/2021 sur www.cairn.info via Université d'Avignon (IP: 195.83.163.39) © Société Roman 20-50 | Téléchargé le 09/10/2021 sur www.cairn.info via Université d'Avignon (IP: 195.83.163.39) 68 Galia Yanoshevsky importante. On analysera ensuite la réaction de Robbe-Grillet à la lec- ture de Barthes dans « Une voie pour le roman futur » (1956), premier véritable manifeste du Nouveau Roman. Nous aborderons ensuite les « clefs » fournies par Morrissette à la lecture des Gommes2 et de La Jalousie3, puis verrons comment Barthes justifie sa préface au livre de Morrissette4 alors que son interprétation est aux antipodes de celle de l’universitaire américain. Barthes lecteur de Robbe-Grillet Parmi les critiques importants (Blanchot, Henriot, Dort, C. Mauriac pour ne mentionner que quelques noms) des premiers romans d’Alain Robbe-Grillet, on peut citer Barthes qui, tout en consacrant plusieurs essais à l’écriture romanesque de Robbe-Grillet5, a fait de lui le cheva- lier de la nouvelle littérature. Selon Barthes, l’importance du romancier provient du fait qu’il « s’est attaqué au dernier bastion de l’art écrit tra- ditionnel : l’organisation de l’espace littéraire »6 – sa tentative n’est pas fondée sur des théories existantes (surréalisme, psychanalyse…) mais sur la nouvelle physique relativiste et sur le cinéma7. Dans une analyse détaillée des Gommes8, Barthes privilégie l’objet chez Robbe-Grillet tout en soutenant que celui-ci invente un nouveau réalisme qui rompt avec la description classique. Alors que par le passé les romanciers – de Balzac à Proust, en passant par Zola, ont cherché chacun un au-delà du texte, une signification qui dépasse la description, la nouveauté de Robbe-Grillet consiste, selon Barthes, dans le fait que son écriture est « sans épaisseur et sans profondeur : elle reste à la surface de l’objet et la parcourt également, sans privilégier telle ou telle de ses 2. — Alain Robbe-Grillet, Les Gommes, Minuit, 1953. Sauf mention contraire, c’est à l’édition de 1962 (Alain Robbe-Grillet, Les Gommes, U.G.E.) que renvoient nos citations du roman. La pagination est la même que dans la réédition de 1973 chez Minuit. 3. — Id., La Jalousie, Minuit, 1957. 4. — Bruce Morrissette, Les Romans de Robbe-Grillet, Minuit, 1963. 5. — Il s’agit des articles « Littérature objective » (op. cit.) et « Littérature littérale » (Critique, vol. XI, n°100-101, sept.-oct. 1955, p. 820-826), qui sont des comptes rendus des romans de Robbe-Grillet, Les Gommes et Le Voyeur, ainsi que deux autres articles : « Il n’y a pas d’école Robbe-Grillet » (Arguments, 1958) et « Le point sur Robbe-Grillet ? » (1962, préface à Bruce Morrissette, Les Romans de Robbe-Grillet, op. cit.). Ces articles ont été repris dans : Roland Barthes, Essais critiques, Seuil, « Tel Quel », 1964. Sauf mention contraire, c’est à ce dernier ouvrage que renvoient nos références aux articles de Barthes. Voir aussi « Alain Robbe-Grillet », trad. R. Howard, Evergreen Review, vol. 2, n°5, 1958, p. 113-126. 6. — « Littérature objective », op. cit., p. 42. 7. — Roland Barthes, « Pré-romans », France-Observateur, 24 juin 1954, repris dans Dossier de presse : Les Gommes et Le Voyeur d’Alain Robbe-Grillet, textes réunis et présen- tés par Emmanuelle Lambert, IMEC-UGE, « 10/18 - Dossier de presse », p. 116-119. Cf. « Littérature objective », op. cit., p. 42. 8. — « Littérature objective », op. cit. © Société Roman 20-50 | Téléchargé le 09/10/2021 sur www.cairn.info via Université d'Avignon (IP: 195.83.163.39) © Société Roman 20-50 | Téléchargé le 09/10/2021 sur www.cairn.info via Université d'Avignon (IP: 195.83.163.39) LA CRITIQUE LITTÉRAIRE ET LES ROMANS DE ROBBE-GRILLET 69 qualités »9. Ainsi, la psychologie de la description balzacienne cède la place à un langage sans abîme, en surface. C’est le visuel qui sera privilégié chez Robbe-Grillet, au détriment du symbolique ou du psychologique. L’objet n’est plus ici un foyer de correspondances, un foisonnement de sensations et de symboles : il est seulement une résistance optique. L’objet n’existe pas au-delà de son phénomène : le quartier de tomate déposé sur un sandwich du distribu- teur Automatic dans Les Gommes devient chez Barthes un objet qui ne suggère rien d’autre que lui-même : il est là. La nature optique de l’objet remplace sa fonction ou sa substance. En cela Robbe-Grillet s’oppose à l’écrivain romantique, qui entraînait son lecteur dans « une expérience viscérale de la matière »10. En fait, Robbe-Grillet prive les objets de toute possibilité de métaphore et d’analogie11. Dans sa lecture des Gommes, Barthes fait de Robbe-Grillet le des- tructeur non seulement de l’objet mais aussi du temps classique. Traditionnellement le temps annonce la ruine et la destruction éven- tuelle de l’objet. En revanche, chez Robbe-Grillet l’objet existe au-delà du temps à travers plusieurs variations12 – transformation due à la des- truction de l’adjectif : la qualification est désormais seulement spatiale, situationnelle, en aucun cas analogique. Son dessein capital est d’insérer l’objet dans une dialectique de l’espace relatif13 : Bona est assis au centre d’une pièce nue et vide et il décrit le champ spatial qu’il a sous les yeux, ce champ bouge devant l’homme immobile, l’espace se « déseuclidise » dit Barthes14. Si Robbe-Grillet emploie un excès de termes adverbiaux (les objets se situent « à gauche », « à droite »), c’est pour tourner en dérision l’espace classique : « Les multiples précisions de Robbe-Grillet, son obsession de la topographie, tout cet appareil démonstrateur a pour effet de détruire l’unité de l’objet en le situant exagérément dans […] un nouvel espace, muni […] d’une profondeur temporelle »15. Pour conclure, on peut dire que dans son analyse des Gommes, Barthes fait l’économie d’une étude de la trame du récit. Le temps de l’histoire étant circulaire, il se produit selon lui un effet visuel de miroir qui reflète et renverse l’action dans une durée de vingt-quatre heures, temps « spécu- laire »16, qui nie bien entendu la caractéristique essentielle du temps des narrations classiques, sa linéarité ou irréversible successivité. Dans ce sens, la méthode de Robbe-Grillet à l’égard de la description de l’objet serait 9. — Ibid., p. 33. 10. — Ibid., p. 35. 11. — Ibid., p. 36. 12. — Ibid., p. 39-40. 13. — Ibid., p. 37 14. — Loc. cit. 15. — Ibid., p. uploads/Litterature/ la-critique-litteraire-et-les-romans-de-robbe-grillet-r2050-hs6-0067.pdf