La plus ancienne composition poétique à Rome 69 [p. 69‑106] III La plus ancienn

La plus ancienne composition poétique à Rome 69 [p. 69‑106] III La plus ancienne composition poétique à Rome. l’inscription latine archaïque du duenos (CIL I2 4) par Vincent Martzloff 1 Maître de Conférences à l’Université Paris‑Sorbonne Sommaire. – L’inscription du duenos, l’un des plus anciens documents connus en vieux latin, appartient au patrimoine littéraire de la Rome archaïque. L’étude qui suit se propose non de fournir une interprétation complète du texte, mais de livrer plusieurs observations portant sur la division en mots et sur des questions morphologiques et lexicales. Une nouvelle segmentation de la fin de la deuxième ligne, oites iai paca riuois, où iai était réalisé comme un dissyllabe, permettra de mettre en évidence le caractère poétique du texte et d’identifier sa structure rythmique. Summary. – The duenos inscription, which is one of the earliest known Old Latin documents, is part of the literary heritage of archaic Rome. The aim of this paper is not to offer an exhaustive interpretation of the text, but to provide several remarks on the word‑division and the morphological and lexical issues. A new segmentation of the final portion of the second line, oites iai paca riuois, whereby iai was realized as a dissyllabic sequence, allows us to establish the poetic nature of the text and to identify its rhythmic structure. Au printemps 1880, l’attention de Heinrich Dressel 2 s’est portée sur un vase qui aurait été trouvé sur les pentes du Quirinal, dont les dimen‑ sions sont certes modestes, mais qui s’est avéré remarquable tant par sa forme, puisqu’il est constitué de trois coupelles réunies deux à deux, que par l’inscription relativement longue (cent vingt‑huit lettres, réparties en trois lignes), complète et entièrement lisible, qui court sur les côtés (CIL I2 4). Si, comme plusieurs publications actuelles tendent à l’admettre, l’ins‑ cription date du vie siècle avant notre ère, le texte constitue un témoignage exceptionnel aussi bien pour l’étude de la langue latine archaïque que pour l’histoire de l’alphabet et de sa diffusion dans le Latium. Certains cher‑ cheurs ont insisté sur les aspects poétiques et ont tenté de repérer différents schèmes rythmiques, sans toutefois qu’un consensus se dégage sur la nature 1. Nous exprimons notre gratitude à Madame le Professeur Jacqueline Champeaux, à Messieurs les Professeurs Guillaume Bonnet, Dominique Briquel, Pierre Flobert et Georges‑Jean Pinault, ainsi qu’à Jean‑Paul Brachet, Frédérique Fleck et Barbora Machajdíková. 2. E. (Enrico) Dressel, « Di una antichissima iscrizione latina graffita sopra vaso votivo rinvenuto in Roma », Annali dell’Instituto di Corrispondenza Archeologica 52, 1880, p. 158‑195. La trouvaille avait donné lieu à une notice (sans titre) du même H. (Heinrich) Dressel, Bullettino dell’Instituto di Corris‑ pondenza Archeologica, juin 1880, p. 137‑138. 69‑106 70 Vincent Martzloff R.É.L. 93 (2015) du mètre employé (à supposer que la notion de « métrique » soit adéquate). Son importance culturelle indéniable, qu’on évaluerait toutefois mieux si l’on était en mesure de cerner avec plus de précision le sens du texte, lui a valu de figurer en bonne place dans une anthologie récente de la littérature latine 3 et dans des ouvrages consacrés aux premiers siècles de Rome 4 ou à la civilisation romaine 5. L’interprétation du texte se heurte non seulement au caractère archaïque de la langue, dont la physionomie est sensiblement différente de celle du latin de Plaute, mais aussi à l’absence de séparateurs de mots 6. Le comparatiste de tout premier plan que fut Rudolf Thurneysen, un auteur qui a grandement contribué à faire progresser notre intelligence du texte, estimait que l’inscription du Quirinal restait « der Pfahl im Fleisch des Latinisten. 7 » Certes, il a été possible de déceler quelques éléments appar‑ tenant à un formulaire épigraphique connu (par exemple, duenos et duenoi sont combinés en un polyptote qui a des équivalents approximatifs dans les épigraphies grecque, étrusque et falisque), mais la plus grande partie de l’inscription n’est pas réductible à des expressions stéréotypées prédéfi‑ nies. Au contraire, on devine que la conception du texte est fondée sur une forme de créativité. La tâche de l’interprète n’en est que plus difficile. Rien d’étonnant à ce que le texte ait donné lieu à des segmentations variées de la catena litterarum, conduisant aux interprétations les plus diverses. En dépit des efforts conjugués des philologues et des linguistes, certaines zones du texte continuent à susciter de vifs débats. Le but que nous nous sommes fixé n’est ni de retracer l’histoire des tentatives herméneutiques, ni de livrer un nouvel essai de traduction de l’ensemble du texte, mais de fournir une cri‑ tique raisonnée des propositions interprétatives les plus saillantes qui ont été faites pour chaque constituant, afin d’apprécier au plus juste ce qui est sûr, vraisemblable, incertain ou impossible. Notre contribution personnelle sera modeste, puisqu’elle portera d’une part sur un bref segment de la deuxième ligne (la suite de trois lettres IAI), pour lequel nous avancerons une hypo‑ thèse nouvelle, et d’autre part sur l’organisation rythmique du texte. L’étude commencera par une brève description des aspects matériels du texte et de son support. L’analyse linguistique débutera par la troisième ligne, à la fois parce qu’elle est la plus claire et parce qu’elle forme une unité, tant pour la syntaxe que pour le sens. Notre attention se portera ensuite sur la première ligne, et enfin sur la seconde, qui est de loin la plus difficile. Nous termine‑ rons par des réflexions touchant l’organisation rythmique de l’inscription. 3. H. Petersmann et A. Petersmann, Die römische Literatur in Text und Darstellung, Republika‑ nische Zeit I, Poesie, Stuttgart, Reclam, 1991, p. 18‑20. 4. G. Forsythe, A Critical History of Early Rome. From Prehistory to the First Punic War, Berkeley — Los Angeles — Londres, University of California Press, 2005, p. 88‑89. 5. A. Grenier, Le Génie romain dans la religion, la pensée et l’art, Paris, la Renaissance du Livre, 1925, p. 39. 6. Précisons d’emblée que le texte est rédigé en latin de Rome, et que les prétendus traits dialectaux qu’on a cru y déceler sont illusoires, malgré M. Durante, « L’iscrizione di Dueno », Incontri Linguistici 7, 1983, p. 31‑35. 7. R. Thurneysen, « Inschriftliches », Zeitschrift für vergleichende Sprachforschung 35, 1899, p. 193‑226 (p. 193). Ce jugement célèbre a été repris, avec la même formulation, par E. Peruzzi, « L’iscri‑ zione di Duenos », La Parola del Passato 13, 1958, p. 328‑346 (p. 328), et par plusieurs autres chercheurs. La plus ancienne composition poétique à Rome 71 [p. 69‑106] 1. Présentation matérielle du vase de Dressel L’objet a été trouvé à Rome même, apparemment dans la dépression située entre le Quirinal et le Viminal, à proximité de l’église San Vitale 8. Il s’agit d’un vase de facture complexe, constitué de trois petits godets disposés de façon à former un triangle équilatéral dont les côtés mesurent entre 10,3 et 10,5 centimètres 9. Le vase a été décrit comme un kernos minuscule par G. Colonna 10. Chaque vase mesure entre 3,4 et 3,6 cm de haut, avec un dia‑ mètre maximal de 4,5 cm. Les trois récipients ont été fabriqués séparément. Ils sont certes reliés, mais ils ne communiquent pas entre eux. La matière a été diversement décrite : M. Bréal 11 parlait d’argile noirâtre, G. Colonna d’impasto, E. Gjerstad 12 d’impasto bucchéroïde, J. Hadas‑Lebel 13 de « bucchero étrusque » et F. Coarelli 14 de bucchero. L’inscription a‑t‑elle été gravée avant ou après cuisson ? Les publica‑ tions disponibles sont en désaccord sur ce point. M. Bréal 15 était d’avis que l’inscription avait été tracée pendant que « l’argile était encore humide. » S’opposant à une conception répandue avant lui, E. Gjerstad 16 estime, au contraire, que l’inscription semble avoir été gravée après cuisson. Mais, se fondant sur son autopsie, A. E. Gordon 17 contredit explicitement le point de vue soutenu par E. Gjerstad, qui n’avait pas examiné le vase de ses propres yeux. Pareillement, H. Rix (qui s’appuie sur l’article de Gordon) admet que le texte a été inscrit avant cuisson 18. 2. Aspects épigraphiques et implications phonographématiques Contrairement à ce qui s’est passé pour la fibule de Préneste, qui a été tenue pendant longtemps pour un faux par un grand nombre de savants 19, 8. En fait, ce n’est que par une série de déductions que Dressel a pu déterminer que le vase provient bien de cet endroit. Voir U. Kästner, « Vaso triplo, detto “vaso di Duenos” », dans Principi etruschi tra Mediterraneo ed Europa, Venise, Marsilio, 2000, p. 326. L’objet est actuellement conservé aux Staatliche Museen de Berlin. 9. On trouvera des illustrations dans le livre de M. Hartmann, Die frühlateinischen Inschriften und ihre Datierung, Brême, Hempen, 2005, p. 109‑112. 10. G. Colonna, « Duenos », Studi Etruschi 47, 1979, p. 163‑172. L’auteur parle de « minuscolo kernos d’impasto » (p. 165). 11. M. Bréal, « L’inscription de Duenos », Mélanges d’archéologie et d’histoire 2, 1882, p. 147‑167 (p. 147). 12. E. Gjerstad, Early Rome III, Fortifications, domestic architecture, sanctuaries, stratigraphic excavations, Lund, Gleerup, 1960, p. 161. 13. J. Hadas‑Lebel, « Le vase triple de Duenos aux inscriptions énigmatiques », Les uploads/Litterature/ la-plus-ancienne-composition-poetique-a.pdf

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