I. diversité et perspectives... par Jean-Michel Maulpoix Absurdité, gageure, ou

I. diversité et perspectives... par Jean-Michel Maulpoix Absurdité, gageure, outrecuidance : tenter de rendre compte en quelques pages des principaux enjeux, tendances, lignes de forces, de la poésie française depuis 1950... Le propos, je le sais, sera nécessairement simplificateur, mais il faut tenter l'aventure : tracer quelques pistes et planter quelques balises... Je propose donc ici une espèce d'introduction générale ("Modernité / diversité), suivie d'un parcours chronologique en quatre pages, chacune centrée sur un infinitif et s'efforçant de "pointer" les tendances nouvelles les plus significatives ayant émergé successivement au cours des dernières décennies : 1950 = habiter, 1960 =figurer, 1970 = décanter, 1980 = articuler. En aucun cas, il ne s'agit de réduire ces décennies à ces seuls infinitifs, mais proposer simplement des repères... La poésie française contemporaine est aussi vivante quediverse. En dépit de propos réitérés sur la « crise » qui l'affecte, elle subsiste souterrainement et trace un chemin peu visible, au coeur de l'expérience de la littérature et sur les marges de sa diffusion. Diverse, la poésie française contemporaine offre un paysage très contrasté au regard du lecteur d'anthologie. Comme s'il se trouvait mis en présence de tous les « styles » d'écritures possibles et voyait se côtoyer les formes apparemment les plus opposées : vers réguliers ou libres, proses lyriques ou littéralistes, minimalisme ou ampleur, oralité ou spatialisme, modernité affichée et militante ou jeu avec les formes fixes héritées de la tradition, mise en cause de la notion de genre ou resserrement sur cet ancien signe distinctif qu'est le vers... La poésie contemporaine se donne à lire dans tous ses états. Diverse et fluctuante, la poésie est à l'image du présent. Non plus qu'en philosophie ou dans les arts, il n'existe aujourd'hui en littérature de groupe ou d'école dominants. Le temps des grands néologismes fédérateurs (romantisme, symbolisme, surréalisme) paraît bien terminé, de même que leur ramification ou leur éclatement en groupements plus restreints (unanimisme, romanisme, naturisme, futurisme ou lettrisme...). L'heure des doctrines, des systèmes et des idéologies est passée, semble-t-il, même si l'esprit de chapelle n'a quant à lui pas disparu. Il est donc difficile de parler de poétiques élaborées; il convient plutôt de reconnaître des positions plus ou moins tranchées, des pratiques plus ou moins divergentes. La poésie ne peut guère se fonder sur autre chose que le travail même que l'on y poursuit. Il n'y a pas de théorie qui précède l'écriture. Pas de "système". Si quelque "art poétique" voit le jour, c'est de manière aléatoire, au sein du texte lui-même. Cette diversité peut apparaître de prime abord comme un symptôme de faiblesse, dans la mesure où la poésie ne paraît plus à même de s'articuler à quelque grand projet idéologique prenant en compte l'ensemble des aspirations d'une collectivité à un moment donné de son histoire. Depuis le milieu du XIXème siècle, nous savons les poètes français repliés sur la singularité exigeante de leur art et relativement « désengagés » de l'Histoire. Seules de rares périodes d'exception, comme l'époque de la Résistance, pendant la seconde guerre mondiale, ont pu momentanément les rapprocher de l'engagement et de l'action. Mais leur tâche demeure pour l'essentiel discrète et peu visible: elle consiste à interroger la réalité au sein du travail de la langue, plutôt qu'à s'impliquer directement dans les débats de leur temps. Faudrait-il alors aujourd'hui parler de poésie "post-moderne"? Cette notion pourrait convenir pour désigner la curieuse situation d'héritier qui est celle des contemporains. Ils ont reçu du passé quantité d'oeuvres et de formes vis-à-vis desquelles il leur est difficile d'affirmer une originalité nouvelle. Cet héritage, pour reprendre une formule de René Char, « n'est précédé d'aucun testament ». Il est par là bien différent de l'héritage gréco-latin, par exemple, tel que le firent valoir les poètes de la Renaissance : ils y découvraient les fondations et comme le programme même de la culture qu'ils inventaient. Autrement plus large et plus divers, l'héritage de nos contemporains fait se côtoyer dans le plus grand désordre des oeuvres anciennes et nouvelles, venues de toutes parts. Il engendre un vertige et conduit souvent les auteurs à faire la part belle au jeu citationnel et à l'ironie. Peut être l'aventure des formes est-elle à présent close. Le poète contemporain peut éprouver le sentiment d'avoir atteint quelque chose comme les limites du langage, voire la fin de toute croyance dans les pouvoirs de la poésie. Il garde en mémoire le mot d'Adorno affirmant l'impossibilité de la poésie après Auschwitz. Il est tenté de répéter, avec Denis Roche, "la poésie est inadmissible". Cependant, il semble plutôt que ce soit au sein même de cette impossibilité, ou de ce sentiment de son impossibilité, que la poésie d'aujourd'hui prenne son sens. N'oublions pas que l'histoire de la modernité est jalonnée d'échecs: celui deBaudelaire qui finit aphasique, celui de Rimbaud qui abandonne son oeuvre, celui de Mallarmé que son art même étrangle. La poésie moderne n'a cessé de s'initier, depuis 1850 au moins, à la conscience de sa propre impossibilité. Comme le dit MichelDeguy, elle a appris à "en rabattre dans son espérance, à intérioriser ses échecs pour les retourner en paradoxes". Le poète d'aujourd'hui est poète malgré tout. L'écriture ne cesse pour autant d'être le lieu où se reformule constamment un rapport au monde et au sens. Elle est cet espace d'écriture inquiète, perplexe et « chercheuse » (PhilippeBeck reprend volontiers à Baudelaire le mot de "chercherie") où l'homme se met le plus directement aux prises avec son propre langage. Le lieu de l'invention et de la conscience tout à la fois. Du même coup, l'expression "poésie postmoderne" est absurde, car la poésie est essentiellement connaissance, sur le mode de la tension et du conflit. Si son histoire est jalonnée de querelles, c'est qu'elle est elle-même essentiellement querelle. Elle est "métier de pointe", elle se tient en avant. Son domaine n'est pas la post-modernité mais "l'extrême contemporain". Son propre vertige est donc aussi pour la poésie une chance. Il se traduit notamment par une extension sans précédent du champ du contemporain. La revue de Michel Deguy, Po&sie, fondée dans les années 70, en offre l'exemple le plus frappant : Gongora y voisine avec Jacques Roubaud, John Ashbery, Thomas de Quincey, Keats, Pindare, Léopardi ou Kozovoï... C'est dire que les poètes contemporains y mêlent leurs voix à celles du passé, que la création s'y confronte à la réflexion philosophique, et que la traduction y est affirmée comme une activité poétique de premier plan. Le poétique est partout chez lui et dans tous ses états. Il a pignon sur tout. Il se moque des lieux, des temps, des genres et des catégories. Comme le dit encore l'un des titres les plus récents de Michel Deguy, « La poésie n'est pas seule ». Rien ne lui est plus salutaire que sa crise d'identité quand elle tend à multiplier les occasions et les formes mêmes de l'écriture. Diversité formelle Tradition oblige, le travail du vers subsiste. Il apparaît périodiquement l'objet d'un regain d'intérêt. C'est actuellement le cas chez des poètes comme Jacques Réda ou Jacques Roubaud, ou autour de la revue Action poétique. Ce recours à la versification est parfois entendu, dans une optique "postmoderne", sur le mode du jeu, souvent citationnel, avec le moule des formes vieilles. Mais il continue surtout de s'imposer dans une perspective résolument "moderne", dans la lignée ouverte au début du siècle par "Zone" d'Apollinaire, c'est-à-dire comme une sorte de ligne sismographique et de parole querelleuse où viennent s'inscrire les rythmes et les disjonctions du contemporain sous toutes leurs formes. Le vers serait alors la forme la plus urgente, rapide et césurée, de l'écriture. On le rencontrerait, mis à l'épreuve du prosaïque, là où la prose ne répond plus, (comme on le dirait d'une automobile dont les freins ont lâché), quand le sujet lyrique est assailli par trop de perceptions et de sensations à la fois, quand trop de choses se bousculent ensemble et trop vite en lui ou autour de lui, quand la division l'emporte sur l'unification. La distinction entre prose et vers recoupe une différence de rythme, de régime et de liaison. Plus que jamais, la poésie est aujourd'hui aux prises avec la prose. Non pas pour la poétiser (comme ce fut le cas au XVIIIème), mais pour se mesurer à sa platitude même. A côté du déjà classique mais toujours mal défini "poème en prose", on a vu se développer, depuis un-demi siècle, toutes sortes de textes inclassables où tantôt l'on assiste à la dilution de la poésie dans la prose, tantôt à sa mise à plat, tantôt à son autocritique... Chez Francis Ponge, la prose est devenue "Proême". Dans l'oeuvre d'Yves Bonnefoy, la prose poétique se rapproche du récit. Dans l'oeuvre de Philippe Jaccottet, elle s'inscrit dans la filiation des méditations ou des "rêveries" d'un promeneur solitaire. Plus récemment, chez Emmanuel Hocquard, elle s'affirme comme lieu d'une écriture littérale et tabulaire. A ce florilège de proses inclassables, viennent s'ajouter quantité d'écritures fragmentaires ou fragmentées. On les rencontre notamment chez les lecteurs des philosophes présocratiques, de haïkus, ou les héritiers uploads/Litterature/ la-poesie-francaise-depuis-1950.pdf

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