LA SAGESSE DU FUTUR CONTRE LA DÉRAISON DU PRÉSENT ; LA PENSÉE DE L’ENFANCE DANS

LA SAGESSE DU FUTUR CONTRE LA DÉRAISON DU PRÉSENT ; LA PENSÉE DE L’ENFANCE DANS LE ROMANTISME ALLEMAND Didier Moreau Presses universitaires de Caen | « Le Télémaque » 2019/2 N° 56 | pages 97 à 115 ISSN 1263-588X ISBN 9782841339280 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-le-telemaque-2019-2-page-97.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses universitaires de Caen. © Presses universitaires de Caen. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Cette étude soutient l’hypothèse que loin d’être anecdotique, si l’on abandonne la vision caricaturale qu’on en a trop souvent, l’intérêt pour l’enfant a une fonction épistémolo­ gique importante. Par l’analyse du projet artistique total de Philipp Otto Runge et la lecture du premier roman de formation de Jean Paul Richter, La loge invisible, elle montre que le rapport à l’enfance est la source de notre incapacité à l’achèvement et à la complétude, et structure ainsi un rapport au monde oscillant entre vérité et chaos. L’éducation devient alors la fragile possibilité d’accueillir encore la sagesse du futur que porte l’enfance. Mots clés : Romantisme allemand, pédagogie, enfance, philosophie de l’éducation. Il n’y a pas un seul livre de trop sur le vaste champ de la pédagogie ; là où les fragments seuls sont possibles, le tout ne se compose que de la totalité des fragments 1. Il existe une représentation de l’image que la pensée romantique aurait constituée de l’enfant. Mais, comme l’on s’en aperçoit si l’on est quelque peu attentif, il ne s’agit que d’une pure Phantasie dont on peine à saisir la genèse dans la critique littéraire de l’après-Romantisme. Le constat étrange qui s’impose après la lecture minimale des œuvres à laquelle la réflexion doit se résoudre pour être pertinente, est que la pensée romantique n’a constitué aucune image de l’enfant dont les amateurs de catégorisations historiques positives pourraient se saisir pour démontrer que, à coup sûr, nous avons progressé dans nos savoirs sur l’enfance pour répudier désormais, comme une curiosité du passé, ces rêveries d’un autre âge. Il n’y a pas d’image de l’enfance, pour les penseurs romantiques, parce que l’enfance n’est pas un âge qui passe : l’enfance est l’impossibilité même de toute image, de la Nature, du Monde, de l’Esprit, de toutes les catégories métaphysiques qui nous encombrent toujours et que les Romantiques ont tenté de penser, en échouant et en comprenant que leur échec est la clef même de leur recherche : l’inachèvement devient un principe ontologique, ce qui détruit la possibilité même d’une ontologie des essences : inachèvement de l’homme, de ses systèmes de savoir, de ses organisations politiques. 1. Jean Paul, Levana ou Traité d’éducation, A. Montandon (éd.), Lausanne, L’Âge d’Homme, 1983, Préface, p. 15. © Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 28/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 178.128.110.218) © Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 28/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 178.128.110.218) 98 Dossier : Sage comme une image Mais pourquoi alors écrire sur cette impossibilité ? Pourquoi, après eux, reprendre l’échec des Romantiques à penser l’enfance, et ne pas plutôt analyser la structure des savoirs contemporains constitués sur l’enfance ? Sans tomber sous le charme des catégories historiques “négatives”, on peut cependant être mû par une intuition intellectuelle selon laquelle un mouvement de longue durée prend, dans le moment romantique, une figure (Bild) particulière qui nous interpelle avec insistance pour nous écarter de nos évidences contemporaines, et des pratiques assurées qu’elles prétendent fonder. S’intéresser au Romantisme, c’est faire un saut au-dessus de ce qui nous enserre aujourd’hui. Une image romantique Parmi les projets des Romantiques allemands en direction de l’enfance, celui de Philipp Otto Runge mérite d’être rappelé à l’attention. Runge conçoit à l’orée du XIXe siècle un cycle à la fois pictural, musical et poétique, intitulé Les heures du jour, qui est un hymne à l’enfance, engagé par tous les moyens artistiques accessibles, selon le programme d’une expression totale. Sa mort prématurée achèvera ce cycle définitivement (mais il n’est pas exclu qu’il y ait renoncé auparavant) par cette toile unique et singulière : Les enfants Hülsenbeck 2. Cette première – et ultime – grande toile du cycle représente des enfants dans leur monde. L’enfance est à elle-même son propre âge, divisé en 3 moments : 3 enfants, 3 tournesols, 3 jeux. Un jardin clos d’une barrière blanche, mais qui s’ouvre en arrière-plan sur la droite par un passage sur une maison aux larges fenêtres, abritée sous la frondaison de grands arbres, est son théâtre. Le plus jeune des enfants, qui ne marche pas encore, est assis dans une petite charrette, sous le regard attentif de l’aîné, lorsque le troisième frère brandit un petit fouet en houspillant un attelage imaginaire que son aîné, absorbé par sa surveillance, néglige momentanément. Cette toile suscite un fort sentiment d’étrangeté, qui ne doit rien à une composi­ tion demeurée encore classique, contrairement, par exemple, au dessin de Caspar David Friedrich, Paysage au soleil levant (1804) 3, qui, lui, marquera une rupture en ouvrant la perspective picturale romantique. Cette étrangeté nous vient du regard des trois enfants, qu’on pourrait le mieux exprimer par cette expression d’Emerson : « Esprit intact, regard invaincu qui nous déconcerte » 4. En effet, ce regard semble à la limite de la représentation, dans la mesure où il ne s’inquiète pas du fait d’être croisé par celui du spectateur extérieur, et ne cherche pas à saisir une intention, un 2. P.O. Runge, Les enfants Hülsenbeck, Kunsthalle, Hambourg, 1805-1806. Runge avait soumis à Goethe les esquisses de son projet qu’il conserva dans sa collection personnelle : « […] malgré des réserves de principe touchant à son inspiration romantique [il] en livre un compte rendu amplement favorable ». M. Bertsch, « La série des Heures du Jour », in L’Allemagne romantique, 1780-1850, Catalogue de l’exposition au Petit Palais, Paris, 2019, p. 99. On comprendra plus loin les réserves de Goethe. 3. C.D. Friedrich, Paysage au soleil levant, collection de Goethe, Goethe National Museum, Weimar. 4. R.W. Emerson, La confiance en soi, Paris, Payot Rivages, 2000, p. 88. © Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 28/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 178.128.110.218) © Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 28/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 178.128.110.218) 99 La sagesse du futur contre la déraison du présent… sentiment ou un reproche d’adulte ; pris dans leurs jeux, les enfants ne regardent pas, ils voient en totalité, comme cette totalité poétique, musicale et picturale qui, pour Runge, était la seule présentation capable de saisir ces heures de l’enfance. Les enfants ne croisent pas leurs propres regards, et si l’aîné veille sur le petit dernier, c’est qu’il commence sans doute à quitter le monde de l’enfance. Les enfants nous regardent sans nous interroger, et c’est cette indifférence qui nous inquiète, nous les adultes : d’où leur vient cette confiance radicale dans l’être ? Du jeu, probable­ ment, mais le jeu lui-même ne peut s’exercer librement que dans cette confiance assurée. Cette confiance, postule Runge, leur vient du futur. Confiance en la vérité de leur expérience du monde construit selon des structures ludiques et oniriques, confiance dans la transparence (rousseauiste) qui éclaire leurs relations mutuelles, sentiment, non de puissance, mais d’attente accueillante de ce qui va advenir, et qui est déjà, comme l’allée vers la maison, derrière soi. Pour s’en convaincre un peu plus, il faut se reporter à une autre toile de Runge, de l’année suivante (1806) mais beaucoup plus sombre : Les parents de l’artiste 5. Ce sont deux fillettes jouant avec des fleurs qui se tiennent en avant-plan d’un couple d’adultes âgés mais qui ne sont pas encore des vieillards. La femme a dans la main une petite rose qui l’embarrasse, vraisemblablement cueillie par une des fillettes, tandis qu’elle tient son mari par le bras. La plus âgée des fillettes regarde le couple, comme l’aîné Hülsenbeck son plus jeune cadet précédemment, lorsque la plus jeune regarde le spectateur du même « regard invaincu ». Ce qui frappe ici est un contraste violent établi entre les regards enfantins et celui des adultes, emplis d’une amertume radicale, d’une aversion manifeste pour uploads/Litterature/ la-sagesse-du-futur-contre-la-deraison-du-present-la-pensee-de-l-x27-enfance-dans-le-romantisme-allemand.pdf

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