108 La tradition johannique dans l’Apocryphe de Jean di Jean-Daniel Dubois Dans

108 La tradition johannique dans l’Apocryphe de Jean di Jean-Daniel Dubois Dans sa monographie sur le gnosticisme séthien, John D. Turner qualifie l’Apocryphe de Jean de «révélation séthienne par excellence»1. Sans entrer ici dans un débat sur l’identité séthienne de cet apocryphe gnostique, nous tenons à relever que John D. Turner vulgarise en même temps une opinion souvent répétée à propos de ce texte : le cadre narratif qui met en scène Jean, fils de Zébédée, constituerait une addition tardive à un écrit qui n’avait à l’origine aucune préoccupation johannique2. Comme J.D. Turner, Bernard Barc considère que l’introduction narrative en rapport avec les fils de Zébédée pourrait être une insertion secondaire3, mais cela n’implique pas une compréhension de l’ensemble du texte sans référence à l’évangile de Jean. Au contraire, tout comme Alastair H.B. Logan l’avait déjà démontré dans son ouvrage Gnostic Truth and Christian Heresy4, les références au quatrième évangile sont présentes tout au long du traité gnostique, et pas seulement dans l’introduction narrative ou dans l’hymne final de la version longue (NHC II,1 et IV,1). C’est donc autour du matériau johannique de l’apocryphe que nous souhaitons proposer quelques remarques afin d’en tirer quelques conclusions pour l’interprétation d’ensemble de l’apocryphe. Aujourd’hui, nous ne sommes heureusement plus tiraillés entre les partisans d’une interprétation chrétienne de la gnose à la manière de Simone Pétrement et les représentants de l’hypothèse initiée par Hans-Martin Schenke sur la gnose séthienne pré-chrétienne. Dorénavant, il faut rendre compte du texte tel qu’il est, avec les divergences qui existent entre les deux grandes formes du texte et avec leurs nombreuses références aux sources juives de la gnose et au matériau johannique. C’est ce que fait Bernard Barc dans un nouveau commentaire de la Bibliothèque Copte de Nag Hammadi à Québec. C’est pour rendre hommage à son commentaire que nous voulons engager le débat avec son auteur, à commencer par le prologue narratif. Le prologue narratif Bernard Barc a sans doute raison d’insister sur l’importance de la référence aux deux fils de Zébédée dans l’Apocryphe de Jean ou Livre des secrets de Jean; cette référence peut servir de clé de lecture, car elle est unique dans le quatrième évangile (Jn 21,2) dans un contexte où la figure de Pierre est présentée 1 J.D. TURNER, Sethian Gnosticism and the Platonic Tradition (BCNH, Études, 6), Québec – Louvain, 2001, 69. 2 Ibid., 69 n. 14. Sur la présence de l’évangile de Jean dans les textes gnostiques, voir G. IACOPINO, Il Vangelo di Giovanni nei testi gnostici copti (SEAug 49), Roma 1995 (sur les textes séthiens, cf. 141-185). 3 Livre des Secrets de Jean, dans : Écrits gnostiques, éd. J.-P. MAHÉ et P.-H. POIRIER (Bibliothèque de la Pléiade), Paris 2007, 208. Sauf avis contraire, nous citerons cette traduction française de l’apocryphe. Nous tenons à exprimer notre reconnaissance à Bernard Barc pour nous avoir donné accès au manuscrit du commentaire qu’il publie dans la BCNH à Québec, publié en 2012: B. BARC – W.-P. FUNK, Le Livre des secrets de Jean. Recension brève (NHC III,1 et BG,2) (BCNH.T 35), Québec 2012, cité ici comme Commentaire. La thèse d’une insertion secondaire du prologue de l’Apocryphe de Jean est aussi défendue par le commentaire de K. KING, The Secret Revelation of John, Cambridge, Mass., 2006, 235-238; elle relève d’ailleurs d’autres allusions johanniques dans le corps de l’apocryphe. 4 A.H.B. LOGAN, Gnostic Truth and Christian Heresy: A Study in the History of Gnosticism, Edinburgh 1996. JEAN-DANIEL DUBOIS – La tradition johannique dans l’ Apocryphe de Jean 109 comme devant mourir un jour, alors que celle de Jean, le Disciple Bien-Aimé, pourrait demeurer jusqu’au retour du Sauveur et recevoir encore d’autres enseignements. Le Livre des secrets de Jean est ainsi fondé sur le témoignage évangélique; il fait partie de ces révélations annoncées et prévues par le dernier verset du quatrième évangile (Jn 21,25). Et la mention de Jean qui est le frère de Jacques rapproche le contenu de l’apocryphe des traditions chrétiennes anciennes liées à la communauté de Jérusalem. Le prologue met en scène une opposition entre la ville de Jérusalem avec son Temple, symbole de la Loi juive, et la montagne, lieu de la révélation gnostique5. La présence du pharisien Arimanias, s’approchant de Jean qui montait au Temple, a reçu plusieurs interprétations jusqu’à présent. Bernard Barc propose un renvoi possible à Joseph d’Arimathée (Mt 27,57-61), un personnage des récits de la Passion «apte à s’interroger sur la disparition de Jésus»6. Il est difficile de trouver dans le reste de l’apocryphe une trace qui permettrait de confirmer cette interprétation tirée sans doute de suggestions approximatives faites à propos de la mention de la ville de Arimanos dans les Antiquités juives de Flavius Josèphe, IV,173, identifiée par les éditeurs depuis Dindorf à la ville de Galaatide, Aramatha (Ant. VIII,399) ou Aramathe (Ant. VIII,411, la ville biblique de Ramataïm, 1Sam 1,1)7. En revanche, la terminaison grecque de ce nom propre évoque facilement la figure diabolique d’Ahriman qui s’oppose à celle du Dieu bon, Ohrmazd, comme l’a montré Søren Giversen dans le premier commentaire de la version longue de ce texte8. En effet, une référence au diable de la religion de l’Iran ancien pourrait s’expliquer puisqu’un livre de Zoroastre apparaît dans la version longue de NHC II (19,10) et dans un contexte littéraire qui utilise explicitement un renvoi à Jn 20,30 et 21,25: «Il existe, en effet, d’autres (anges) affectés (chacun) à une passion supplémentaire dont je ne t’ai pas parlé…». Selon nous, le pharisien Arimanias peut donc désigner symboliquement une forme de judaïsme diabolisée dont l’auteur du Livre des secrets de Jean tient à sa démarquer. Il n’est pas exclu qu’au niveau de la version grecque antérieure à la version copte de l’apocryphe, la terminaison grecque en manias du nom propre évoque, comme en un clin d’œil, la folie du Dieu biblique, Ialdabaoth-Saklas9, fustigée un peu plus loin (BG 42,10; cp. Hypostase des Archontes 94,4- 96,14) et commentée dans la version longue (NHC II,11,15-22). Le prologue narratif contient encore d’autres allusions johanniques : la montée de l’apôtre Jean peut correspondre à celle de Jésus qui monte au Temple pour y enseigner, en Jn 7,14. Dans l’apocryphe, l’enseignement n’a pas lieu au Temple mais sur la montagne. Le qualificatif de Nazaréen pour désigner Jésus, selon Arimanias, peut aussi renvoyer à Jn 18,5, dans l’épisode de la livraison de Jésus à Gethsémané. Enfin, la réponse de l’apôtre Jean à la question d’Arimanias sur l’origine de Jésus rappelle aussi des préoccupations théologiques johanniques : «Il est retourné dans le lieu d’où il était 5 M. TARDIEU, Écrits gnostiques, Codex de Berlin, Paris 1984,. 241. B. BARC, Commentaire, cit. (n. 3), 185, souligne que la montagne correspond à celle d’une nouvelle transfiguration, sans la présence de Jacques et Pierre. 6 B. BARC, Livre des secrets de Jean, cit., 217 ; et BARC – FUNK, Commentaire, cit., 183-184. 7 Josephus, Jewish Antiquities, éd. H. St. J. THACKERAY (Loeb’s Classical Library), London 1967, t. IV, 559, t. V (avec R. MARCUS), 785 et 793. 8 S. GIVERSEN, Apocryphon Johannis. The Coptic Text of the Apokryphon Johannis in the Nag Hammadi Codex II with Translation, Introduction and Commentary, Copenhagen 1963, 152, à partir de Plutarque, Moralia VI, 1 (ed. C. HUBERT). 9 B. BARC, Samaël – Saklas – Yaldabaoth. Recherche sur la genèse d’un mythe gnostique, dans : B. BARC (ed.), Colloque international sur les textes de Nag Hammadi (Québec, 22-25 août, 1978) (BCNH, Études, 1), Québec 1981, 123-150. ADAMANTIUS 18 (2012) 110 venu»; cela peut évoquer Jn 16,28: «Je suis sorti du Père et je suis venu dans le monde; tandis qu’à présent je quitterai le monde et je vais au Père». Les questions que se pose Jean, une fois arrivé sur la montagne, reprennent ces mêmes préoccupations johanniques. Le terme de Sauveur est rare dans la recension brève de l’apocryphe, et le salut n’est vraiment évoqué qu’au début et à la fin du texte. D’une part, quand le Sauveur commence à décrypter l’énigme de l’apparition polymorphe, il est le «toujours-étant», celui qui est (cf. Ex 3,14) selon une pseudo-étymologie grecque aei - wn (BG 22, 1); il est venu pour révéler l’ensemble des secrets («ce qui est, était et sera»)10. D’autre part, le salut réapparaît à la fin du texte quand il est question du sort des âmes de la génération de Seth (64,14-68,13). Plus précisément, le salut consiste non pas à sauver le monde au sens johannique, mais à «monter vers les grandes lumières» du plérôme divin. Le «monde» de l’apocryphe n’est autre que le monde d’ici-bas voué aux puissances du Grand Archonte. D’où la question centrale posée par Jean: «Qui est le Père du Sauveur?», le Dieu biblique ou un Père transcendant, de la même façon que le monde d’ici-bas s’oppose à l’éon à venir incorruptible, le monde visible à l’invisible, la génération d’ici-bas à celle de l’Homme parfait (BG 22,10-15). Au terme de ce prologue narratif, on constate un certain nombre de références johanniques liées au cœur des préoccupations générales de l’apocryphe. Comme l’a bien remarqué Bernard Barc à propos de uploads/Litterature/ la-tradition-johannique-dans-l-x27-apocryphe-de-jean-dubois-jean-daniel-pdf.pdf

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