Les Voyages de Cyrus du Chevalier Ramsay : aux sources de la franc-maçonnerie.
Les Voyages de Cyrus du Chevalier Ramsay : aux sources de la franc-maçonnerie. François Labbé Univers romanesque et loge D'une part, le roman présente un univers en rupture avec le monde réel, qui obéit à ses propres lois, à sa propre chronologie, même s'il reflète la société, l'environnement de sa genèse. Les mots eux-mêmes subissent une transformation. Si le langage usuel est sur la voie de la spécialisation, le langage romanesque demeure sous l'attraction de l'analogie, du symbole et bien entendu du lecteur, qui réécrit à chaque page, à chaque mot "son" roman. La loge maçonnique, d'autre part, rompt avec la réalité sociale. Théoriquement, elle est un monde clos, un autre univers régi par ses propres lois, où les valeurs acceptées par la société sont parfois remplacées par des contraires. Ainsi, à la hiérarchie fondée sur la naissance s'oppose une autre hiérarchie basée sur l'âge maçonnique, la valeur intrinsèque et la vertu ; à l'autoritarisme pyramidal allant de haut en bas s'oppose le "démocratisme" de l'organisation maçonnique. À l'unité de religion unique répond la tolérance ; à l'idée de patrie étroitement observée, l'universalisme bien compris... Il existe certes des Constitutions maçonniques, des règlements mais en rapport avec l'idée fondamentale du maçon libre dans une loge libre à côté des systèmes et d'obédiences diverses, chaque maçon interprète comme il le veut ou le souhaite les données auxquelles il est confronté : la multiplicité et la diversité des "révélations", des catéchismes, des planches d'architecture surtout dans la 2e moitié du XVIIIe siècle en témoignent. Si le roman est d'abord fiction, reflet ressemblant mais transformé d'une société, réécriture de destins et d'actions le temps de la lecture - mais conservant hors lecture une force, celle de la nostalgie, voire du projet, l'univers de la loge est assez semblable puisque la fraternité ne dure que le temps de la tenue et que le maçon y construit une carrière maçonnique, reflet modifié de sa carrière sociale, s'arrêtant certes à la porte de la loge, mais sans s'abolir totalement pour autant une fois passé le seuil. Chaque révélation brosse ainsi de la société des francs-maçons un tableau où entrent l'expérience personnelle de l'auteur ou/et les informations qui circulent par la rumeur mais aussi les désirs de celui qui s'instaure "révélateur." Lorsqu'un franc-maçon cultivé comme le secrétaire de la Royale York de Berlin correspond avec le dentiste Jacques Drouin de Mannheim et qu'ils parlent de maçonnerie, tous deux hésitent sur ses finalités, sur la signification des termes, sur la nécessité des cérémonies, et ces deux esprits rationnels en arrivent parfois à souhaiter que l'on légifère de manière précise, univoque. En outre, la sémantique maçonnique n'est pas fixée aussi rigoureusement que la langue usuelle, il n'existe pas de "dictionnaire" et les cahiers qui décrivent les usages et les rites, les grades, les ouvrages de révélation, les catéchismes diffèrent d'une loge à l'autre. Ce "flou" sémantique permet toutes les échappées, toutes les utopies. On peut objecter que la participation à cet univers maçonnique ne se fait pas comme individu singulier, par la médiation d'une lecture personnelle comme dans le cas du roman, mais au sein d'un groupe d'initiés, encore qu'il serait bon de songer aux conditions de lecture d'une œuvre au XVIIIe siècle, qui se fait souvent pour des raisons techniques et de mode "en société" et donne parfois naissance à de véritables mises en scène, dans les salons certes, mais aussi de façon moins convenue : le futur Anacharsis Cloots et un ami se rendant à pied de Paris en pèlerinage sur l'Île des Peupliers pour y sacrifier, par le feu, sur le tombeau de Jean-Jacques, un livre de Diderot où l'auteur du Contrat Social était assez mal traité, ne trouvent rien de plus naturel que de réciter et de lire alternativement tout au long du chemin, en s'enthousiasmant et en déclamant de longs passages de la Nouvelle Héloïse! La lecture-récitation du roman de Jean-Jacques devenant une sorte de rite propitiatoire à l'adoration des mânes du philosophe. Deux remarques alors : le parallèle existant entre le goût croissant pour le roman au XVIIIe siècle et l'engouement pour la franc-maçonnerie d'une part, mais aussi le rejet de cette dernière pour des raisons voisines de celles qui conduisent à la condamnation du roman. Il n'est d'ailleurs que de comparer les dates pour se convaincre de cette analogie. Les périodes noires pour le roman correspondent aux difficultés d'insertion que connaît la Fraternité à ses débuts. Après 1750, la Société poursuit un développement désormais sans entrave et le roman triomphe de ses détracteurs. D'autres éléments rendent une telle homologie plus sensible: dans la seconde moitié du siècle, la franc-maçonnerie, développant rituels et grades, tend à un certain romantisme noir mêlant le goût du merveilleux aux aspirations mystiques, une bigarrure qui caractérise aussi certains développements du roman. Enfin, la fraternité est "projective" en ce sens qu'elle possède une conception propre de l'histoire-progrès et que le roman devient souvent le récit d'une quête qui aboutit généralement. * Il semble donc justifié d'envisager l'existence d'un type de roman particulier correspondant au goût ambiant de l'histoire et de la vraisemblance mais aussi placé sous l'influence des tendances développées et vécues en loge, un roman à double niveau, à la fois "miroir de la réalité" et roman maçonnique. Ce miroir de la réalité, ce sera tout ce qui fait référence à un univers, des personnages, des aventures réels, contemporains ou ayant existés, ayant pu exister, à une époque historique. La franc-maçonnerie, elle, associe un rituel initiatique devant permettre à l'individu de se parfaire par étapes à une philosophie, à une éthique : l'égalité bien comprise, la fraternité, le goût de la vertu et de l'effort sur soi, la foi en un progrès continu et en la science, vecteur de ce progrès à la fois matériel et moral pour s'en tenir à quelques principes... Le roman maçonnique devrait refléter ces trois versants. Juger de la perfection plus ou moins grande du "miroir de la réalité" ne pose pas de problème. Le roman maçonnique abordé sous cet angle ne différerait pas des autres romans en mettant en scène des lieux réels, des personnages crédibles et des événements se développant logiquement. La philosophie maçonnique est plus difficile à déterminer précisément car elle ne se Les Voyages de Cyrus du Chevalier Ramsay : aux sources de la franc-m... https://www.editions-harmattan.fr/auteurs/article_pop.asp?no=31320&n... 1 de 18 11/11/2021 13:56 distingue pas vraiment de la philosophie qui empreint l'univers romanesque des Lumières sinon que certains préceptes, comme la fraternité ou l'égalité, sont vécus en loge et reçoivent par là même une force particulière. L'initiation, dans son caractère universel, est avant tout structurelle et met en résonance tout un matériel archétypal au sens prêté à cette expression par C. G. Jung, et ce n'est qu'ainsi qu'elle peut avoir un effet sur l'individu. Trois schèmes sont essentiels : une déstructuration, puis une absence ou une mort suivie d'une restructuration, ce qui peut encore se décliner de la façon suivante, une perte, un abandon, une chute, une dissolution de l'être, puis une mort symbolique et enfin une ascension vers un stade supérieur. Dans ce roman maçonnique, comme dans la loge, ces schèmes devraient correspondre à des rites spatio-temporels (passage en un lieu particulier ou sacré), à un ou plusieurs voyages dangereux ou errances, à des rites probatoires (épreuves aux trois ou quatre éléments; épreuves spécifiques, purifications), à une euphémisation rituelle de la mort, à des rites déontologiques (serment, secret, premières instructions), à des rites de renaissance puis à la contemplation, la réflexion, la fin des instructions, au nouvel être. Le roman maçonnique serait alors aussi un roman initiatique, caractérisé par ce même matériel que sous-tendraient une philosophie, une histoire, une fable, un récit basal, la narration d'un destin. En d'autres termes, il devrait donner une cohérence narrative à ces structures. Il lui faudrait en plus investir les vérités essentielles transmises au héros d'un contenu philosophique qui répercute aussi la philosophie des loges. * Les Voyages de Cyrus En 1727 paraît un roman qui semble répondre à ces caractéristiques : Les Voyages de Cyrus du chevalier Ramsay. Pourquoi ce roman ? Le Chevalier de Ramsay a été un personnage essentiel pour le développement de la franc-maçonnerie continentale. Il a en particulier prononcé un Discours en 1736 (À la loge de Saint-Jean le 26 novembre 1736 et sous une forme légèrement modifiée l'année suivante en grande loge, le 21 mars), discours qui a joué un rôle décisif (qu'il ait été justement ou incorrectement interprété). Or, Ramsay était en outre philosophe et romancier. Il voyait même dans le roman une forme supérieure de la vulgarisation de ses idées et sa femme confie dans une lettre à un ami que, dès 1727, il avait placé dans ses Voyages de Cyrus toute la philosophie qu'il développera plus tard dans son œuvre majeure à ses yeux et posthume : The philosophical Principals of Natural and Revealed Religion unfolded in Geometrical Order (Londres, 1748-1749). Ramsay, lui-même, écrivant en 1737 à un ami maçon, le marquis de Caumont, affirmera qu'il s'agit du "roman de nos mystères". Enfin, si uploads/Litterature/ labbe-les-voyages-de-cyrus-du-chevalier-ramsay-aux-sources-de-la-franc-maconnerie 1 .pdf
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- Publié le Fev 07, 2021
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