ALI [Association Lacanienne Internationale] À propos de "Kvetch ! Le yiddish ou

ALI [Association Lacanienne Internationale] À propos de "Kvetch ! Le yiddish ou l'art de se plaindre", de Michael Wex (trad. de l'anglais par Anne-Sophie Dreyfus, Paris, Denoël, 2008, 323 p.) David Wulf - 27/09/2008 Les Juifs ne font-ils que se plaindre ? À cette question, Shylock a depuis longtemps répondu : If you prick us, do we not bleed ? if you tickle us, do we not laugh ? Quid, alors, de Kvetch ? Dans le yiddish, voire l'anglais, parlés à Brooklyn ou dans le Bronx, le mot désigne une personne geignarde. Se plaindre à tout bout de champ, c'est kvetchn (infinitif). Le problème est que cette acception n'est attestée nulle part ailleurs. L'auteur, lui-même, le confirme : pour les lexicographes, parmi les plus sérieux, qu'il a consultés, le verbe yiddish kvetchn vient de l'allemand quetschen, qui signifie "exercer une pression". Quetsch en allemand, kvetch en yiddish, se réfèrent à une compression, à l'inconfort qu'elle procure ou à la marque résultante. Pour l'habitant de la vieille Europe que je suis, natif de Cracovie, c'est là une évidence. Il y aurait donc, sous ses yeux, une nouvelle aire dialectale en train de naître : à côté du yiddish "polonais", du yiddish "galicien", du yiddish "lituanien", un yiddish "transatlantique", comparable au québécois. Kvetch, dans cette hypothèse, serait une métonymie : de l'inconfort à la plainte. La princesse au petit pois. Au risque de me faire rire au nez, j'avancerai une hypothèse. L'américain kvetchn, loin d'être dérivé du quetschen allemand, ne serait-il pas un avatar du polonais kwiczyć, verbe qui renvoie à une plainte animale ? On l'appliquera au cri suraigu du goret qu'on traîne devant le couteau du boucher. Protestation de la créature réclamant sa part de vie. De kwiczyć à kvetch, la voie serait, cette fois, métaphorique. Je laisse aux spécialistes le soin de trancher. Ma seule certitude est que le français quetsche ne nous sera d'aucun secours. À peine la frontière passée, la consonance germanique se charge de parfum et de saveur fruitée. "Heureux comme Dieu en France". Ce Dieu-là n'a pas inventé de fruit défendu. Tout cela dit, je ne me priverai pas d'une exclamation. Calembredaines ! (ce qui, en bon allemand, se dit : Quatsch ! ). Calembredaines et fariboles, car rien ne nous oblige de coller de si près à la démarche de l'auteur. En prétendant nous parler, page après page, de langue et de linguistique, il nous mène en bateau : comme toute langue, le yiddish n'est qu'un outil. Une scie sert à scier. Du chêne ou du châtaignier, c'est le menuisier qui décide. Tout peut se dire, dans une langue. C'est la distinction, classique, entre langue et parole. S'énonce-t-il, alors, quotidiennement, plus de plaintes en yiddish qu'en tamoul ? Je n'ai pas le moyen d'y répondre. L'angle que je choisirai est autre : La question est : qu'est-ce qui, en yiddish comme en toute autre langue, s'échange entre deux locuteurs ? Sur quoi ne s'entendent-ils que... trop bien, même si c'est à leur insu ? Quelle est leur connivence ? J'illustrerai mon propos en partant du mot le plus bref qui soit, sans pour autant être, en yiddish, loin s'en faut, le moins prononcé. Ce mot est une interjection : oy ! Elle forme souvent un binôme avec le mot vay, qui vient de l'allemand Weh : douleur, souffrance. Oy et vay riment, ou presque. Vay, Weh, vae ! en latin, ont une origine indoeuropéenne commune. Vae victis ! C'est l'exclamation que lance, aux Romains atterrés, le Gaulois Brennus. Malheur aux vaincus ! Oy vay ! Mais oy me suffira. Après tout, à lui seul, il veut déjà dire aïe ! Tout tourne, justement, autour du mot oy dans la blague juive par laquelle s'ouvre le texte de Michael Wex. Puisque cette blague est inaugurale et la première à se présenter à l'esprit de l'auteur, on est fondé à penser qu'elle est à même de nous livrer quelques clefs. Je cite : "Un homme monte dans le train de Chicago à la gare centrale de New York et s'assoit en face d'un vieux monsieur qui lit un journal en yiddish. Une demi- heure après le départ du train, le vieux monsieur pose son journal et commence à gémir comme un enfant craintif. "Oy, ce que j'ai soif... Oy, ce que j'ai soif... Oy, ce que j'ai soif..." "À la fin l'autre homme n'en peut plus. Il se lève, se dirige vers la fontaine d'eau fraîche au bout du wagon, remplit un verre d'eau et s'en retourne vers sa place (...) Il s'arrête devant le vieux monsieur et s'éclaircit la gorge. Le vieux monsieur lève les yeux au milieu d'un "oy", le regard plein de gratitude (...) (Son compagnon de voyage) s'assoit enfin et ferme les yeux, prêt à commencer sa sieste (...) À ce moment le vieil homme (...) dit, aussi fort qu'avant : "Oy, ce que j'avais soif..." Et l'auteur d'ajouter : "Si vous comprenez cette blague, vous n'aurez aucun problème à apprendre le yiddish". Sérions les problèmes, puisqu'il s'agit d'eux. Quelle comédie nous joue le vieux monsieur ? En apparence, mais en apparence seulement, la comédie de la souffrance. Mais derrière l'écran de sa lamentation se dessine l'essentiel : la comédie de l'impuissance. Quelle que soit l'intensité de sa soif (elle ne saurait être insoutenable : le train qu'il vient de prendre part du coeur de Manhattan), une chose est certaine. Il n'a que trois pas à faire pour boire, au bout du wagon, jusqu'à plus soif. Dépendre d'une autre personne pour la satisfaction de ses besoins vitaux et n'avoir à sa disposition d'autre moyen d'action que le vagissement, la plainte, le cri, les pleurs est, bien sûr, le sort du très petit enfant. Le nourrisson est, à sa façon, un handicapé. Mais nous savons, depuis Freud, que tout handicap comporte sa part de "bénéfice secondaire". Quel est le bénéfice secondaire que trouve dans la comédie de l'impuissance le vieux monsieur ? Sans doute l'écho si lointain qu'il en est devenu inaudible, d'une berceuse : Shlof zhe shoyn meyn Yankele, meyn scheyner, Di eygelekh di sheyne mach zhe tsu. A yingeke vos hot schoyn ale tseindelech, Muz nokh di mame zingen : aylulu. Dors, enfin, mon petit Jacob, mon beau. Ferme enfin tes jolis petits yeux. Faut-il qu'à un garçon, qui a déjà toutes ses petites dents, sa maman chante encore : aylulu ? Aylulu en yiddish, lullaby en anglais : berceuse. Encore une étymologie commune. Mais, un train peut très bien en cacher un autre qui en cache un troisième Derrière la comédie de la souffrance, derrière celle de l'impuissance, se joue la comédie de l'irresponsabilité. En grandissant, l'enfant apprend à "se tenir". Il n'est pas seul au monde, d'autres que lui existent, dont il doit tenir compte. Dans ses rapports avec autrui, des formes sont à respecter, de bonnes manières à apprendre. Tout un "savoir-vivre" à acquérir. Une responsabilité à assumer. Le vieux monsieur n'en a cure. Il ne lui vient pas à l'esprit qu'importuner un parfait étranger, plus : le mettre à contribution, ne se fait tout simplement pas. Déjà, quand on est un "grand garçon", ce qu'on est à cinq ans. A fortiori, quand on est adulte. Encore moins, si on a des cheveux blancs. Mettre à contribution quelqu'un qui ne vous est rien : ni père ni mère, ni frère ni soeur, ni parent ni ami, cela rappelle quelque chose. It rings a bell. Je parle du schnorer. Anne-Sophie Dreyfus traduit par "tapeur", mais je doute qu'un quelconque contenu sémantique s'attache à ce mot pour un francophone. On dit bien "taper" mais, sauf à vouloir dire frapper, il faut préciser : taper untel de la somme de... À juste titre, Michael Wex nous avertit de ne pas confondre le betler, le simple mendiant, avec le schnorer. Ce dernier va importuner les riches et les puissants qui, de guerre lasse et pour qu'il débarrasse le plancher, lui feront cadeau d'une somme qui n'est pas absolument dérisoire. Mauvais calcul, il reviendra. J'eus la surprise, il y a une vingtaine d'années, de rencontrer un schnorer en plein Paris. Double surprise. Qu'il fût en chair et en os, alors que je l'imaginais en personnage littéraire (un de ces "êtres de papier" dont parle Genette). Et qu'il s'adressât à moi. Il avait dû être mal renseigné sur mon compte. Il venait de téléphoner à Marcel Bleustein-Blanchet, dont le secrétariat lui avait donné quelques raisons d'espérer. Nous voilà, en tout cas, déconcertés. Dans notre blague juive, la plainte ne semble pas occuper la place centrale qu'on serait tenté de lui attribuer. Il s'agit d'autre chose. Et plus on avance dans la lecture de ce livre intitulé, en anglais, Born to kvetch (Nés pour se plaindre) et auquel sa traductrice a donné, en français, un titre qui est une jolie trouvaille : "Le yiddish ou l'art de se plaindre", la notion de plainte se dissout. On tombe sur une accumulation de locutions et d'expressions toutes plus savoureuses les unes que les autres. 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