- 45 - Latin, grec et sociolinguistique Alain Christol ERAC - Université de Rou
- 45 - Latin, grec et sociolinguistique Alain Christol ERAC - Université de Rouen Résumé : La sociolinguistique s’est construite à partir de l’observation des langues vivantes et les langues anciennes ne pouvaient fournir une documentation comparable, en l’absence d’un contact direct avec les locuteurs. Pourtant, dès 1921, A. Meillet soulignait l’importance du milieu social où se développent les langues, mais il faut attendre les travaux des romanistes et des dialectologues grecs pour que les acquis de la sociolinguistique soient utilisés pour rendre compte d’anomalies phonétiques, morphologiques ou lexicales. 1. De la sociolinguistique aux langues anciennes La sociolinguistique s’est construite à partir de l’observation des langues vivantes et de leur diversité spatiale, sociale ou contextuelle. Les langues anciennes ne pouvaient fournir une documentation comparable, pour des raisons évidentes, dont la principale est l’impossibilité d’un contact direct avec les locuteurs. Ensuite, ces langues ne sont accessibles qu’à travers l’écrit et l’écriture sert d’abord à transmettre un contenu sémantique, non à transcrire minutieusement les réalisations phonétiques ; même là où on utilise des alphabets, comme en latin ou en grec, la graphie est phonologique (oppositions sémantiquement pertinentes) plus que phonétique. D’autre part, l’écriture est un filtre linguistique qui impose le respect de certaines normes et l’élimination des variantes non reconnues1. D’autres facteurs, conjoncturels, ont pu faire obstacle au développement d’une sociolinguistique des langues anciennes : l’enseignement « classique » considérait trop souvent ces langues comme des langues littéraires achevées, définissant ainsi une norme hors du temps et du lieu. On présentait un développement en trois phases : élaboration d’une langue littéraire, âge d’or de la littérature, déclin progressif. Un autre obstacle était la primauté accordée à l’histoire de la langue, qui s’explique à la fois par l’importance de la grammaire comparée dans la naissance de la linguistique moderne et, de façon plus triviale, par le fait que les données disponibles s’étalent sur plusieurs siècles pour le latin, sur plus d’un millénaire pour le grec ancien, avec d’importantes lacunes pour certaines périodes. La langue était perçue comme un objet mouvant dont la structure se modifiait avec le temps, ce qui en rendait l’observation synchronique difficile. 2. Meillet et la langue comme fait social Pourtant la rencontre entre la sociologie et la linguistique est ancienne : dès 1905, A. Meillet, le maître de la grammaire comparée en France, affirmait : Les caractères d’extériorité à l’individu et de coercition par lesquels Durkheim définit - 45 - - 46 - le fait social apparaissent donc dans le langage avec la dernière évidence. Néanmoins la linguistique est demeurée jusqu’à présent à l’écart de l’ensemble des études sociologiques … et ce qui est plus grave, étrangère presque à toute considération systématique du milieu social où se développent les langues» (Meillet 1905 = 1921, p. 230) Dans la pratique, il était difficile de reconstituer le contexte social ; les informations dont nous disposons portent surtout sur les classes cultivées alors que les changements naissent souvent chez des locuteurs sans culture littéraire pour qui la langue n’est qu’un outil quotidien qu’on peut modifier pour l’optimiser, par exemple en éliminant les irrégularités ou en créant des réseaux de relations para-étymologiques (étymologie “synchronique”, longtemps appelée «populaire»). D’autre part, dans un modèle centraliste, on oppose une langue officielle à des dialectes considérés comme des patois sans valeur. Les Latins avaient adopté un tel modèle, comme le confirme Cicéron, quand il cherche à définir la meilleure langue latine (de Or. III, 42) : ut apud Graecos Atticorum, sic in Latino sermone huius est urbis maxime propria « Comme celui des gens d’Attique chez les Grecs, le parler qui est de loin le plus approprié dans la langue latine est celui de notre ville » La langue de référence est celle de Rome, mais, comme toutes les capitales, la ville réunissait des habitants venus de toutes les régions de l’Empire, dont les compétences en latin devaient être très diverses. Pour Cicéron la langue urbaine (sermo urbis) est celle de ses habitants cultivés, débarrassée des provincialismes pour ceux qui n’étaient pas nés à Rome. Le parallélisme établi entre le dialecte d’Athènes et la langue de Rome ne doit pas faire illusion ; les études grecques et les études latines ont eu deux parcours très différents dans leurs relations avec la sociolinguistique. 3. Latin et norme imposée Le latin, fixé dans sa norme littéraire dès le Ier s. av. JC, est devenu la langue officielle d’un pouvoir centralisé ; il a éliminé les langues locales dans le monde occidental. Les variations dialectales disparaissent de l’épigraphie dès le IIème s. av. JC et on peut mener à bien des études de latin en ignorant tout des dialectes du Latium, puisqu’aucun d’entre eux n’a acquis le statut de langue littéraire et que notre documentation se limite à quelques inscriptions, pour l’essentiel des épitaphes et des dédicaces. Quand on relève des variantes dans les inscriptions des époques classique ou impériale, elles sont considérées comme des fautes par rapport à une norme, des erreurs de rédacteurs peu cultivés, et ces fautes intéressent plus les romanistes que les latinistes, dans la mesure où elles annoncent l’évolution postérieure de la langue. Dans sa « simplicité » apparente, liée à son caractère monolithique, le latin a surtout intéressé les théoriciens du langage, à la recherche d’une langue connue de tous, mais dont la structure différente permettait de vérifier des théories élaborées essentiellement à partir de l’anglais. Il suffit de consulter les actes des Colloques de Linguistique Latine, qui ont eu lieu tous les deux ans, de 1983 (Amsterdam) à 2005 (Bruxelles), pour constater l’abondance d’articles appliquant au latin les méthodes de la linguistique moderne. Ce sont les romanistes qui ont été les premiers à rencontrer la sociolinguistique, quand ils recherchaient les niveaux de latin2 qui ont donné aux langues romanes leur lexique et leur grammaire et les causes de la fragmentation de la Romania en dialectes. - 47 - 4. De la dialectologie grecque à la sociolinguistique La situation est très différente en grec : les historiens de la langue, comme les spécialistes de littérature, étaient d’entrée confrontés au problème des dialectes, dialectes littéraires d’abord, quand il fallait commenter Homère ou Pindare, dialectes géopolitiques ensuite, pour analyser les multiples données de l’épigraphie, dont les documents s’étalent sur plus d’un millénaire et fournissent une abondante documentation pour l’histoire politique et culturelle du monde hellénique. Il n’en reste pas moins, comme l’a montré Brixhe3 que les hellénistes, formés dans l’idée qu’il existait un « bon grec », ont eu quelques difficultés à admettre que l’attique était un dialecte parmi les autres. Un autre phénomène propre au grec est l’émergence de koinés4 . On connaît celle qui a succédé à l’attique, quand l’expansion gréco-macédonienne a fait du grec une langue de communication et de culture, de la Méditerranée jusqu’en Bactriane et en Inde. Mais il en a existé d’autres, comme la koiné ionienne qui a été la langue de culture du monde égéen dans les siècles qui ont précédé l’expansion athénienne ; c’est cette koiné qu’utilise Hérodote et on en retrouve l’influence chez les premiers écrivains “attiques”, Thucydide ou les Tragiques,. Autre différence entre le grec et le latin : si le grec est devenu une langue internationale, il n’a jamais éliminé les langues locales, car sa supériorité était culturelle plus que politique. Dans l’Empire, la langue officielle et administrative reste le latin. De tels phénomènes d’acculturation et de contacts linguistiques ne pouvaient être étudiés sans une réflexion sur le problème général du bilinguisme et des interférences entre systèmes linguistiques, sur le rôle des contextes socio-politiques dans l’évolution d’une langue. Pour les siècles post-classiques, deux phénomènes ont attiré l’attention sur l’environnement sociolinguistique, l’émergence de la koinè (supra) et les bilinguismes, grec et latin, grec et hébreu ou araméen, grec et moyen indien, avec les problèmes de traduction qui les accompagnaient (Septante, Edits d’Ashoka, etc.). 5. Niveaux de langue à Rome À Rome, le discours officiel ne doit pas faire illusion : les autorités politiques et culturelles préconisent l’emploi d’une norme officielle mais, comme on peut s’y attendre quand une langue à diffusion restreinte est promue langue officielle pour un empire en pleine expansion, le latin n’a jamais été homogène et les Latins eux-mêmes évoquent les niveaux de langue. Varron, dont le traité De Lingua Latina est une source précieuse pour la connaissance de la langue latine à la fin de la République, nous apprend que les paysans de Sabine, son pays natal, utilisaient un latin qui différait à la fois de celui de la bonne société romaine et de celui de la campagne latine et il en cite quelques formes. Cicéron (Orator 160) savait que l’amuissement de -s en finale avait été une prononciation plutôt élégante (politius) deux ou trois générations avant la sienne ; pour ses contemporains, elle était un trait plutôt “campagnard” (subrusticus). Il y avait bien coexistence de deux prononciations, et on pourrait multiplier les exemples, à Rome même. Catulle (84), à la même époque, se moque des parvenus qui, dans leur désir de parler un latin de qualité, ajoutent des aspirées à tort uploads/Litterature/ latin-grec-et-sociolinguistique 1 .pdf
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- Publié le Sep 06, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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