KUBARK Le manuel de manipulation mentale Et de torture psychologique de la CIA
KUBARK Le manuel de manipulation mentale Et de torture psychologique de la CIA Traduit de l'anglais (États-Unis) par Émilien et Jean-Baptiste Bernard Introduction de Grégoire Chamayou -Zones- SOMMAIRE Introduction. De la torture en Amérique - Note des traducteurs I. INTRODUCTION II. DÉFINITIONS III. CONSIDÉRATIONS LÉGALES ET POLITIQUES IV. L'INTERROGATEUR V. LA PERSONNE INTERROGÉE VI. PROCÉDURE PRÉINTERROGATOIRE ET AUTRES PRÉLIMINAIRES VII. PRÉPARER L'INTERROGATOIRE DE CONTRE- RENSEIGNEMENT VIII. L'INTERROGATOIRE DE CONTRE-RENSEIGNEMENT NON COERCITIF IX. L'INTERROGATOIRE COERCITIF DE CONTRE- RENSEIGNEMENT AVEC DES SOURCES RÉSISTANTES X. L'AIDE-MÉMOIRE DE L'INTERROGATEUR XI. BIBLIOGRAPHIE DÉTAILLÉE INTRODUCTION. DE LA TORTURE EN AMÉRIQUE Par Grégoire Chamayou Ce livre, vous n'auriez jamais dû l'avoir entre les mains. « KUBARK » est le cryptonyme de la CIA, le nom de code qu'elle s'était donné pendant la guerre froide. Ce document confidentiel, rédigé en 1963, fut tenu secret jusqu'en 1997, date à laquelle des journalistes du Baltimore Sun purent obtenir sa déclassification au nom de la loi sur la liberté de l'information. De nombreux passages, censurés par l'agence, demeurent caviardés de gris dans notre édition. La brochure se présentait comme un manuel d'interrogatoire destiné au contre-espionnage : comment faire craquer, sous la question, des agents du camp adverse ? Comment briser des sujets particulièrement résistants ? Différents procédés sont exposés, divisés en « non coercitifs » et « coercitifs » et ordonnés par ordre de pression croissante. Si les premiers correspondent à de simples tactiques de manipulation psychosociales, les seconds relèvent d'une nouvelle doctrine de la torture, une torture qui ne dit pas son nom, une forme de violence insidieuse, hypocritement compatible avec les exigences formelles de la « démocratie ». Ce livre infect est à remiser dans les rayonnages de la grande bibliothèque des techniques de pouvoir, sur l'étagère où trônent déjà les Manuels de l'inquisiteur rédigés en leur temps pour cuisiner les hérétiques. KUBARK aux côtés d'Eymerich et de Gui. Ce qui est livré ici au public, dans un style dont la lourdeur bureaucratique n'a d'égale que la fatuité des prétentions scientifiques, c'est le manifeste fondateur d'une technologie inquisitoriale de notre temps. Cette doctrine a notamment inspiré, au travers de la School of Americas de triste mémoire, les tortionnaires des dictatures sud- américaines, mais aussi, plus récemment, les basses œuvres d'Abou Ghraib et de Guantanamo. DU GOULAG AU LABO Cette nouvelle doctrine de torture est d'abord née d'une grande peur américaine. Depuis le début des années 1950, les autorités de Washington avaient en effet toutes les raisons de craindre que les services du bloc communiste ne fussent passés maîtres dans l'art de manipuler les esprits. Plusieurs phénomènes inexpliqués étaient venus attiser leurs inquiétudes. En Hongrie d'abord, on avait vu un homme d'Église – le cardinal Mindszenty, en 1949 – puis un homme d'affaires – Robert Vogeler, en 1950 – confesser publiquement, lors de procès retentissants, des faits d'espionnage et de subversion manifestement tout droit sortis de l'imagination de propagandistes du régime. Plus inquiétant encore, la chose se répéta avec des soldats américains faits prisonniers lors de la guerre de Corée. En 1954, lors d'une grande conférence de presse, une vingtaine d'entre eux annoncèrent leur volonté de demeurer en territoire communiste, reniant ainsi publiquement la mère patrie et l'ensemble du « monde libre » avec elle. À la recherche du « candidat mandchou » Sensationnalisme journalistique, panique politique, roman d'espionnage et science-fiction s'unirent alors pour forger une figure adéquate à la paranoïa de la guerre froide : celle de l'agent dormant, retourné à son insu et commandé à distance, de façon subliminale, par l'ennemi – c'est le scénario de The Manchurian Candidate (Un crime dans la tête), prodigieux navet sorti sur les écrans en 1962, où l'on voit un psychiatre chinois moustachu hypnotiser de braves GI américains, dont le major Bennett Marco, un personnage (fort mal) joué par Frank Sinatra, qui assiste sans broncher au meurtre de l'un de ses camarades, coincé entre les portraits géants de Staline et de Mao, devant un parterre d'apparatchiks galonnés mais se croyant entouré de ladies distinguées dans un jardin botanique. Comme le résumèrent des psychologues américains bientôt appelés à la rescousse, « peu d'aspects du communisme ont davantage surpris et inquiété le monde occidental que les phénomènes très médiatisés de collaboration, de conversion et d'autodénonciation d'individus, communistes ou non communistes, innocents ou coupables, ayant été enfermés dans des prisons communistes ». Fausses confessions, auto-accusations, tel était le point de départ. Que se passait-il donc dans les geôles staliniennes, dans les cachots hongrois et dans les camps chinois pour que ceux qui en sortent se mettent à faire les perroquets ? Quelle mystérieuse technologie avaient donc réussi à acquérir ces pouvoirs manifestement devenus ventriloques ? En 1950, un journaliste du Miami Daily News avait inventé un néologisme : le brainwashing, expliquait-il, vise à « modifier radicalement l'esprit, de façon que son propriétaire se mue en une sorte de marionnette vivante, un être humain-robot, sans qu'aucun signe extérieur ne permette de déceler cette atrocité ». On était en pleine guerre froide. La compétition technologique faisait rage et il fallait, d'urgence, trouver la parade. La Brain Warfare, la guerre du cerveau, comme on l'a appelée, avait commencé. En revenant sur le déroulement des procès de Moscou, l'agence était parvenue à cette conclusion que « le style, le contexte et la façon dont les “aveux” étaient présentés étaient inexplicables à moins d'une réorganisation et d'une réorientation mentales des personnes interrogées ». Mais l'énigme restait entière quant aux procédés employés, car de telles modifications, poursuivait-on, « ne sauraient avoir été induites par des méthodes de torture physique traditionnelles ». C'est donc qu'il en existait d'autres. Toute la question était de savoir lesquelles. La première hypothèse fut que Chinois et Soviétiques avaient recours à des techniques non conventionnelles, à la fois « plus récentes et plus subtiles » que les tortures d'antan – incluant hypnose, électrochocs, substances chimiques et chirurgie psychiatrique. Cette conjecture donna lieu à une première phase de « recherches » qui se traduisirent par une vague d'expériences aussi bizarres que criminelles, principalement à base de drogues hallucinogènes. En 1950 fut lancé le programme Bluebird, avec pour mission d'« explorer la possibilité de contrôler un individu au moyen de techniques spéciales d'interrogatoire ». La CIA s'intéressa aux potentialités d'une drogue récemment redécouverte, le LSD, dont elle administra des milliers de doses à ses cobayes. En 1951, le programme fut rebaptisé « projet Artichoke » – un nom qui évoquait bien le genre d'effeuillage mental qu'elle entendait réserver à ses victimes. À partir de 1953, l'ensemble de ces investigations sur le contrôle de l'esprit fut refondu sous le label MK-Ultra. Cette première phase d'expérimentations psychopharmacologiques ne déboucha sur aucun résultat probant. On réussit tout juste à transformer certains sujets en légumes, et à en tuer d'autres. Faute d'avoir découvert la poudre à laver les cerveaux, l'agence, pour avoir distribué des montagnes de cachets dans la bataille, avait cependant contribué à faire émerger des recherches d'un tout autre genre, qui se concrétisèrent par les expériences poético-chimiques de la beat generation. Comme l'a écrit David Price, « la CIA s'était mise en quête de sérums de vérité efficaces, mais, dans sa recherche, ce qu'elle avait fini par lâcher dans la nature, ce fut Ken Kesey, Timothy Leary et Allen Ginsberg ». Revenue de ses premiers élans, l'agence finit par admettre qu'il n'existait « pas de potion magique ». On avait fait fausse route. Le secret ne résidait pas dans de nouvelles molécules, mais dans des procédés bien plus ordinaires. Analyse des « méthodes de contrôle communistes » Une seconde voie, que l'on espérait plus féconde, passait par l'étude des techniques effectivement employées par les services chinois et soviétiques. En avril 1956, deux professeurs de médecine de l'université Cornell, Harold Wolff et Lawrence Hinkle, remirent à la direction des services techniques de la CIA un rapport confidentiel sur les « méthodes de contrôle communistes ». Leur exposé clair et méticuleux des savoir-faire de l'ennemi aboutissait à une conclusion sans appel : « Il n'est pas nécessaire de supposer que les communistes utilisent des méthodes occultes pour le traitement de leurs prisonniers. » Une panoplie de techniques simples, très largement héritées du passé tsariste, suffisait pleinement à expliquer les résultats obtenus. La clé, insistaient-ils, réside dans un principe fondamental, qui constitue « le moyen idéal pour “briser” un prisonnier » : l'isolement. Comme le confia plus tard un psychologue de la CIA lors de son audition devant le Sénat américain, « l'idée générale à laquelle nous étions parvenus était que le lavage de cerveau recouvrait pour l'essentiel un processus d'isolement des êtres humains consistant à les priver de tout contact, à les soumettre à de longues périodes de stress en rapport avec l'interrogatoire […] sans qu'il soit besoin de recourir à aucun moyen ésotérique ». Cet état de stress dans lequel il était crucial de plonger les prisonniers reçut un nom, qui tenait en trois lettres : le syndrome « DDD », pour Debility, Dependency and Dread. Ce que l'on peut approximativement traduire par débilité (au sens, littéral, de faiblesse physique et psychique), uploads/Litterature/ le-manuel-de-manipulation-mentale-et-de-torture-p-pdf.pdf
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- Publié le Jui 10, 2022
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